Une tentative de saisie de la pensée anglo-saxonne de l'environnement dans le cadre continental.

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Au début des années 1970, la philosophie anglo-saxonne élabore une éthique de l'environnement qui se présente comme une éthique appliquée. Elle prend place à côté de l'éthique des affaires, de l'éthique des entreprises, et d'autres éthiques d'accompagnement du développement industriel. Elle prend souvent le nom de déontologie, plus difficile à utiliser dans le cadre de la philosophie continentale pour des raisons de tradition locale. En général, ces théories se préoccupent des conditions de mise en application de diverses théories normatives. Ces dernières n'ont pas bonne presse en France. Elles ont été marginalisées. Même si, en France, quelques penseurs d'importance se sont attelés à la question de l'environnement assez tôt, mais avec d'autres options. Ainsi en est-il allé ou en va-t-il encore de Edgar Morin, René Passet ou André Gorz, voire Catherine Larrère.

La cause d'une philosophie écologique est-elle définitivement abandonnée ? Non, à croire l'auteur de cet ouvrage. Et ceci même si certains concepts de l'écologie sont problématiques, comme il en va pour le concept de « nature » ou celui de « nature sauvage ». L'auteur, philosophe, prétend même, par ses recherches et analyses, faire de ces nouveaux fronts écologiques l'horizon philosophique de notre modernité. Dans ce dessein, il s'appuie, paradoxalement, sur les travaux conceptuels de Marcel Gauchet, Ce qui nous vaut, d'entrée de jeu, un exposé portant sur la dynamique occidentale telle qu'elle a conduit à l'instauration de l'Etat démocratique moderne (passant de l'Etat monarchique de droit divin à l'invention de l'autonomie ou de l'avènement de l'individu, par le truchement de l'appropriation monopolistique par l'Etat de l'institution du lien social, et la naissance des totalitarismes).

Ce support puisé dans les thèses de Gauchet aboutit à une considération d'ensemble à partir de laquelle l'auteur entend travailler : il semble, de ce point de vue, que l'environnementalisme moderne, en certaines de ses versions, participe à sa manière des mêmes formations idéologiques à prétention totalitaire que celles qui ont été rencontrées au XX° siècle. Certaines théories, apparemment, montre-t-il, s'offrent à restaurer l'expérience d'une inclusion communautaire, et à donner à nouveau corps à un enracinement naturel. Et de citer, par exemple, l'écologisme de John Baird Callicott (1989). Pour ce penseur, le bien de la communauté biotique est la mesure ultime de la valeur morale. Ce qu'il est convenu d'appeler la Land ethic risque bien de virer à l'écofascisme, puisqu'elle subordonne le bien des individus à celui de l'ensemble de la nature.

En un mot, le premier mode de conceptualisation de l'auteur tourne autour du traitement de l'écologie comme « religion séculière », en entendant par là les tentatives visant à recomposer l'image d'un ordre laïc en termes de structures des régimes politiques prémodernes. C'est ainsi, reconnaît l'auteur, que les discours écologiques contemporains sont effectivement tournés vers un idéal d'inclusion communautaire.

C'est alors que l'ouvrage change de ton et instaure un démarquage volontaire. Loin de considérer que ce tournant écologique contribue à dessiner un mirage passéiste, l'auteur affirme qu'un tel idéal est pleinement significatif dans la mesure où il promet une compréhension renouvelée des modalités de l'existence de l'homme compris comme « habitant du monde ». Il veut alors déplacer la réflexion sur le plan métaphysique, en prenant pour objet la spécificité de la manière dont l'homme se rapporte au monde dans lequel il séjourne. Il lui semble que nous devons à la pensée écologiste d'avoir révélé toute la portée de la nouvelle représentation des rapports de l'homme et du monde, nonobstant le détour possible par la phénoménologie.

Qu'est-ce alors pour l'homme d'habiter le monde ? L'auteur prétend que cette question n'a presque jamais été posée, et il dérive vers une autre formulation : "qu'en est-il de l'être de l'homme ?", nouvelle formulation qu'il englobe dans une rhétorique de "l'oubli" de cet être. Evidemment, on reconnaît là qu'il ne s'agit pas de parler de l'inclusion spatiale de l'homme dans le monde, mais d'évoquer une subjectivité qui ne pourrait se définir dans ce qu'elle a de propre qu'au terme d'une certaine épreuve du monde.

A ce niveau, l'auteur en appelle à des soutiens philosophiques classiques. Dès l'introduction de l'ouvrage, il convoque Immanuel Kant, et notamment cette idée selon laquelle la conscience a priori (de l'espace et du temps) définit la présupposition commune à la connaissance des objets extérieurs ainsi qu'à la conscience et à la connaissance empirique de moi-même. C'est donc effectivement de manière proprement originaire qu'est posé le rapport de l'homme et du monde. Dire de l'homme qu'il est un « être du monde », signifie, selon Kant, qu'il y a toujours trouvé sa place. Mais, simultanément, remarque l'auteur, Kant ne pense pas l'incarnation de l'homme dans le monde. Il faut attendre la phénoménologie pour approcher ce type de considération. L'auteur dérive alors vers la notion de détermination métaphysique de l'homme comme habitant du monde.

Au passage, le parti pris de l'auteur, puisqu'habitation du monde il y a, conduit nécessairement à interroger aussi les activités de l'architecture et de l'urbanisme. L'architecture ne consiste pas uniquement à s'inscrire dans un tissu urbain en y déployant des vides et des pleins, des intervalles et des seuils, des passages et des interstices, mais elle opère ou plutôt devrait opérer sur des modalités d'aménagement du monde qui détermineraient radicalement les conditions de toute habitation humaine. Par ses échelles, ses articulations et ses différences, le bâti devrait accueillir le corps de l'habitant du monde, et l'arrimer à la terre et aux vivants. Et l'auteur d'affirmer, ce qui évidemment pose problème, que veiller à l'ajustement du bâti à son contexte, à son dimensionnement aux mesures de notre corporéité et à l'agencement des pleins et des vides où va se jouer l'intersubjectivité, n'est autre que promouvoir l'établissement d'un monde habitable. Le risque est, sur ce plan, de requérir une modélisation de l'architecture, alors que le Modulor de Le Corbusier a autant de titre à la mesure de l'architecture que l'ordre cosmique grec ou le modèle d'Alberti. Question de culture en revanche !

La thèse soutenue par l'auteur, prônant un retour à de meilleures modalités de l'appartenance de l'homme au monde, se déploie finalement à partir d'une polémique philosophique qui sépare l'environnementalisme continental et l'environnementalisme anglo-saxon. Elle prend parti pour ce dernier, représenté par John Baird Callicott et Holmes Rolston III. On sait que cette philosophie s'est dotée d'un nouvel objet de réflexion : ne pas se contenter de savoir si le domaine de la moralité est seulement coextensif à l'humanité au point de se refermer sur les seuls êtres vivants, mais donner du sens à son extension aux entités du monde naturel (animaux, plantes, écosystèmes). Ce qu'on appelle donc l'éthique environnementale, même s'il ne s'agit pas d'un champ d'analyse homogène, possède une véritable originalité. Elle puise à des sources aussi diverses que Woodsworth, Emerson, Thoreau, pour n'évoquer que les plus connus. L'une des convictions que partagent nombre de ces éthiciens est qu'il est nécessaire d'interroger les modalités générales du rapport à la nature, tel qu'il a été pensé par la tradition philosophique occidentale, d'autant que cette tradition a pu donner sa caution au pillage de la terre. C'est du moins ainsi que les choses sont présentées, dans l'ouvrage. L'état de la planète serait donc la conséquence de l'anthropocentrisme des valeurs dans le monde occidental, lequel pousse l'homme à se considérer comme souverain de la nature.

Conséquence attendue : une morale non anthropocentrée se donnera pour tâche prioritaire de rompre avec cette représentation de l'homme consistant à le situer au sein d'une hiérarchie de l'être comprise comme ordre de perfection. Il est nécessaire d'apprendre à percevoir l'homme, non plus comme le rejeton choyé de la création, mais bien plutôt comme "un compagnon voyageur des autres espèces dans l'odyssée de l'évolution" (A. Léopold).

Cette morale se verra obligée de poser de nouvelles questions ou du moins de reformuler autrement d'anciennes questions, par exemple celle des frontières entre les vivants. Mais elle s'obligera aussi à prendre au sérieux la possibilité de concevoir les êtres vivants non humains comme des "patients moraux" (G. Warnock), des êtres susceptibles d'être présentés comme des objets de préoccupation morale pour eux-mêmes. Ainsi que voulait le promouvoir, en son temps, Arne Naess, on n'attribuera plus de valeur à la nature en fonction des êtres humains et des buts qu'ils s'assignent, mais on prendra en compte l'environnement non humain pour lui-même en tant qu'il est digne de considération morale en lui-même. L'auteur reformule d'ailleurs ce point en précisant que l'enjeu est de fonder un certain nombre d'obligations morales sur la reconnaissance de l'existence de valeurs naturelles intrinsèques portées par les organismes vivants (animaux, végétaux, organismes vivants individuels).

L'auteur souligne tout de même que ces positions s'exposent à de lourdes critiques. Il cite à ce propos Luc Ferry, mais aussi Philippe Van Parijs et quelques autres. Et il avoue que ces théories sont menacées par les caractéristiques de la globalisation de la crise, et du recentrement de la crise sur les problèmes humains.

Un chapitre un peu plus compliqué tente de relier cette éthique environnementaliste de la Naturphilosophie allemande de la dernière décennie du XVIII° siècle. Ce n'est pas tant la référence à un anthropocentrisme qui motive ce parallèle. Les références sont plus spécifiquement centrées sur Arne Naess. Mais avec plus de pertinence, l'auteur relève que le concept de vie est central dans les deux cas, et chez le philosophe Schlegel en particulier. La naturphilosophie a effectivement pour objet la nature, mais pas en tant qu'ensemble de phénomènes qui constituent un monde, plutôt du point de vue de ce qui la maintient en une activité constante qui l'empêcherait de s'épuiser dans son produit.

Les derniers chapitres sont d'approche plus souple. Ils concernent : l'écologie des villes et l'écologie des champs (le milieu urbain et l'éthique environnementaliste), les esthétiques environnementales (chapitre plus superficiel), et les éthiques animales (assez mal nommée, en langue française en tout cas). Le statut moral des animaux peut évidemment être discuté, la question des frontières aussi. Il reste qu'il n'est pas certain qu'on puisse accepter l'idée selon laquelle le critère de la sensibilité serait pertinent pour affirmer l'inclusion de l'animalité dans la communauté morale. La souffrance est un mal, dont il faut se préserver et qu'il faut éviter aux autres. Mais cela ne suffit pas à faire des animaux des êtres moraux. Il n'empêche que le déni de réalité est bien vite frôlé, dès qu'on se contente de propos plus touchants qu'autre chose, qui ne sont rien d'autre que des inquiétudes de sensibilités exacerbées. Que se passerait-il, insiste l'auteur, si nous libérions dans la nature sauvage les animaux domestiques ? Ils seraient mis à mort très rapidement par les prédateurs ou mourraient de faim et de froid.

On peut toujours entendre par éthique environnementale ce moment de la pensée mu par le souci qu'inspirent la dégradation multiforme de l'environnement, la diminution sensible du nombre et de la variété des espèces animales, la raréfaction des ressources naturelles non renouvelables et des espaces de nature sauvage. Le souci est certes légitime. Il est clair aussi que cette pensée vise à éclairer et guider les décisions en matière de politique environnementale, la preuve en sont, en France, les travaux de Nathalie Blanc (par ailleurs cités dans l'ouvrage). Mais pour autant, on peut se demander si une éthique de ce type dispose bien des supports philosophiques dont elle a besoin. L'auteur n'est pas sans entrevoir le problème qui conclut son ouvrage par une étude spécifique sur le philosophe du XVIII° siècle, Condillac. Elle commence par nous montrer, et c'est déjà essentiel, que l'homme serait donc finalement le seul objet du discours sur l'animal et l'environnement (sciences mises à part). Et même rapporte-t-il, le concept d'animalité, tel qu'il a été construit durant l'histoire de la philosophie, ne serait alors que le substrat sans qualités à partir duquel peut se dire la spécificité de l'humain

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr : 
- "Badlands", la recension de l'ouvrage de Hicham-Stéphane Afeissa, Nouveaux fronts écologiques : Essais d'éthique environnementale et de philosophie animale, par Christophe Al-Saleh