Hicham-Stéphane Afeissa montre, à travers six études variées sur l'éthique environnementale et la philosophie animale, la nécessité d'une pensée fondamentale de la place de l'espèce humaine dans l'éco-système, qui ne doit pas céder devant les injonctions impérieuses de la recherche de "solutions" à la crise écologique qui se vit ici et maintenant.

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La nouvelle contribution de Hicham-Stéphane Afeissa à la construction de la philosophie environnementale et animale en France consiste en six chapitres qui traitent, pour les quatre premiers, de l'éthique environnementale, pour le cinquième, de la confrontation entre éthique environnementale et éthique animale, et, pour le sixième, du regard philosophique sur l'animal.

Il ne s'agit pas d'un manuel introductif (pour cela, on pourra se référer à trois autres ouvrages, clairement écrits dans un but didactique et introductif, tous deux publiés aux éditions de la librairie philosophique Jean Vrin : Qu'est-ce que l'écologie ? [2009], et les deux anthologies : [avec J.-B. Jeangène Vilmer] Philosophie animale. Différence, responsabilité et communauté [2010] ; Ethique de l'environnement. Nature, valeur, respect [2007]), même si le premier chapitre et une partie de l'introduction peuvent être lus dans l'esprit d'une introduction.

On ne trouvera pas un exposé des différentes théories et écoles, ni non plus une présentation par concepts. Il s'agit plutôt d'une présentation par problèmes (ou questions, pour s'exprimer sur un mode scolastique), à l'exception du dernier chapitre, qui doit être considéré comme méta-philosophique (et du deuxième, qui est plus un exposé d'historien de la philosophie environnementale), puisqu'il propose une méthode en continuité avec des concepts husserliens, afin de penser la "différence anthropo-zoologique"   , qui n'est justement pas une distinction tranchée entre l'homme et l'animal, dont l'auteur pense, à la différence d'une certaine orthodoxie animaliste, qu'elle n'est pas du tout structurante du discours de la philosophie traditionnelle sur les animaux.

On comprend donc qu'il s'agit d'un ouvrage dense et touffu, très riche. Mais, comme il serait difficile de donner une carte exacte d'un champ de bataille, qui lira cet ouvrage ne doit pas s'attendre à une lecture de l'éthique environnementale et de la philosophie animale selon des lignes claires et tranchées, car il s'agit de fronts, c'est-à-dire de lignes mouvantes et fuyantes, d'autant plus que l'auteur s'inscrit délibérément dans deux traditions dont la convergence ne va pas de soi (même si elles ne sont pas, du coup, clairement antagonistes) : la philosophie dite anglo-saxonne, et, en particulier un courant éthique s'inscrivant dans les méthodes de la philosophie analytique, d'une part, et, d'autre part, la phénoménologie transcendantale de Husserl. Toutefois, l'auteur tient à se distinguer nettement   de ce qu'il appelle "l'environnementalisme continental".

 

Qu'est-ce que la philosophie environnementale ?

Le premier chapitre, plus introductif que les autres, situe synthétiquement et de manière concise (une douzaine de pages) l'éthique environnementale, en présentant ses origines intellectuelles, ses principales problématiques, ses critiques, tant internes qu'externes, et ses problèmes actuels.

L'auteur définit l'éthique environnementale, p.27 : "L'éthique environnementale est le nom d'un champ de recherche philosophique qui s'est formé dans le courant des années 1970 dans les pays de langue anglaise, et plus spécialement en Amérique du Nord. La philosophie s'est alors dotée d'un nouvel objet de réflexion — l'environnement ou la nature — en soulevant la question de savoir si le domaine de la moralité est essentiellement coextensif à l'humanité au point de se refermer sur les seuls êtres humains, ou bien s'il y a un sens à inclure les entités du monde naturel (les animaux, les plantes, les ensembles naturels comme les écosystèmes, etc.) dans la classe des objets susceptibles de bénéficier d'une considération morale."

A partir de ce problème, l'extension du domaine de la moralité à d'autres entités que les membres de la seule espèce humaine, naît un champ de recherche (et non pas une doctrine ou une école univoque) qui a aujourd'hui une existence intellectuelle (au sens académique) établie, en ce qu'elle "compte déjà ses revues spécialisées, ses collections réservées chez quelques grands éditeurs, ses spécialistes reconnus, ses historiens, ses classiques"   .

L'auteur rend bien compte de la diversité des origines intellectuelles du mouvement, ancrée dans les divers motifs qui constituent la pensée américaine (éthique protestante, transcendantalisme, etc.) ; l'éthique environnementale 'apparaît ainsi au croisement de multiples sources culturelles, religieuses et disciplinaires. A ce titre, son avènement dans le courant des années 1970 ne procède en aucune façon d'un effet de mode, mais bien plutôt des efforts cumulés de plusieurs générations de penseurs et de chercheurs aux travaux desquels elle a apporté ce qui leur manquait encore : une philosophie"   .

En effet, donner les origines d'une position théorique, ce n'est pas en donner les fondements. Il faut encore saisir le geste proprement philosophique (en général il s'agit d'une distinction conceptuelle) qui légitime le champ théorique dans son autonomie, le geste fondationnel qui détermine l'éthique environnementale non pas comme l'application d'une "morale normative au champ des activités humaines pouvant avoir des incidences sur le monde naturel"   , mais comme une philosophie, c'est-à-dire une pensée qui détermine ses opérations en fonction des contraintes propres à l'objet qu'elle s'est fixé, ici l'extension du domaine de la moralité à d'autres entités que les membres de l'espèce humaine.

C'est la distinction entre "valeur instrumentale" et "valeur intrinsèque", et l'usage qu'en a fait Lynn White Jr. (dans un article fondamental publié en 1967), qui constitue cette rupture fondationnelle. Une culture anthropocentrique comme la nôtre a tendance à considérer que les choses autres que les humains n'ont de valeur que dans une perspective purement instrumentale, c'est-à-dire dans la mesure où elles peuvent permettre d'accomplir un but fixé par l'humain.

Dans cette mesure, une pensée environnementale qui se demande, par exemple, comment orienter nos opérations techniques pour ne pas rendre l'environnement définitivement hostile à l'être humain reste focalisé anthropocentriquement, la seule "valeur intrinsèque" (c'est-à-dire une valeur qui n'est pas relative à un but extérieur à la chose considérée) restant l'humain.

Si je considère que je ne dois pas, par exemple, tuer un être humain, c'est pour une raison qui tient uniquement à la valeur de la vie humaine en tant que telle. Or, c'est précisément cette incapacité à considérer que d'autres choses peuvent avoir une valeur intrinsèque qui a amené la crise écologique que nous connaissons aujourd'hui.

La rupture consiste à dire que l'être humain a co-évolué (cela veut dire que la manière dont l'environnement a évolué a été une contrainte d'adaptation qui a joué sur l'évolution de l'espèce humaine) avec son environnement, que la science (c'est-à-dire la théorie de l'évolution en général et le darwinisme en particulier) et qu'il n'y a pas de raison, a priori, de dénier à d'autres choses que l'espèce humaine une valeur intrinsèque.

 

C'est à partir de cette rupture que l'éthique environnementale n'est plus une sorte d'aggiornamento à une manière de penser anthropocentrique très certainement responsable de la crise écologique actuelle, mais une philosophie à part entière, c'est-à-dire un champ de questionnement autonome (sans que cela amène à une doctrine univoque et rigide, loin de là) : "ainsi l'on comprend aisément que, dés lors qu'on en vient à se considérer soi-même comme membre d'une communauté de vie avec laquelle nous avons co-évolué, le tracé des frontières de ladite communauté demande à être réexaminé"   .

C'est précisément sur la délimitation de ce tracé que les différentes écoles et méthodes qui constituent le champ varié et contrasté de l'éthique environnementale se distinguent et s'affrontent, les chapitres suivants donnant une idée substantielle et documentée des formes précises que peut prendre cet affrontement, en fonction des questions considérées. L'auteur précise ainsi ce point : "Le problème fondamental que rencontre alors l'entreprise d'une éthique environnementale est de savoir, d'une part, comment déterminer ce qui constitue un objet de valorisation intrinsèque au sein de l'environnement naturel ; d'autre part, comment fonder un certain nombre d'obligations morales et, de manière plus générale, une responsabilité des hommes à l'endroit de la nature sur la reconnaissance de l'existence de valeurs naturelles intrinsèques."  

Il est alors possible de dresser une typologie des formes prises par l'éthique environnementale selon les décisions qu'elles prennent par rapport à ces enjeux. L'auteur prend trois positions en compte. La première (Paul W. Taylor) consiste à identifier les porteurs de valeur intrinsèque aux organismes vivants individuels. C'est la perspective vitale organique qui définit les fins et les intérêts. On peut parler d'une "éthique biocentrique", car les valeurs y sont définies à partir de la perspective unique sur un monde définie par un organisme vivant individuel.

La deuxième approche (Holmes Rolston III) consiste à montrer la valeur dans le détail évolutif, de ce qui a amené les éco-systèmes actuels. C'est l'histoire évolutive inscrite dans un organisme "par voie de programmation génétique"   qui porte la valeur.
L'émerveillement ne doit pas se borner aux organismes individuels mais être inclusif, car "un être naturel n'est ce qu'il est que comme partie d'un tout, au sens où il est membre d'une population spécifique adaptée par la voie évolutive à la niche écologique qui l'abrite, elle-même en liaison étroite avec une communauté biotique plus large au sein d'un réseau d'écosystèmes hiérarchisés en niveau d'intégration successifs"   .

La troisième approche, celle de Callicott, tient à rappeler que les valeurs sont repérées par les êtres humains (elles ont une source anthropogène), mais qu'elles ne sont pas pour autant déposées par l'espèce humaine (elle n'en est pas le lieu), ce qui évite tout anthropocentrisme. Ce à quoi l'humain attribue une valeur intrinsèque continue à avoir les propriétés en vertu desquelles une conscience lui attribue cette valeur, même si cette conscience n'est pas là. Il n'y a donc pas de paradoxe.

L'auetur définit après cet exposé dialectique de l'éthique environnementale (et de la limite qu'elle trace entre valeurs intrinsèques et valeurs instrumentales) sur la version suivante de la décision éthique corrélative à ce tracé : "La jonction de cette théorie à la version de land ethic que défend Callicott s'opère essentiellement au moyen de la thèse selon laquelle le bien de la communauté biotique est la mesure ultime de la valeur morale, tandis que la valeur de ses membres individuels est purement instrumentale et est fonction de la contribution qu'ils apportent au maintien de l'intégrité, de la stabilité et de la beauté de la communauté de vie — le problème étant alors de trouver la situation et le point de vue intégrateur qui permettent d'ordonner les valeurs ainsi trouvées."  

 

Réfutant brièvement les critiques externes (qui prétendent réfuter l'éthique environnementale dans ses principes) de l'environnementalisme assez brièvement (soit parce qu'elles ignorent tout simplement ce qu'elles prétendent critiquer [Ferry], soit parce qu'elles se fondent sur une confusion entre ce qui est du domaine de la morale publique et d'une éthique de la privauté [Van Parijs, de Roose, Blais, Filion]), l'auteur s'attache à retracer une critique interne (qui prétend réfuter l'éthique environnementale en montrant une contradiction interne), celle adressée par les pragmatistes, le pragmatisme étant le courant qui fait prédominer la catégorie de l'action sur toute autre catégorie (en particulier sur la catégorie de représentation). Norton a par exemple voulu montrer que le concept de valeur intrinsèque avait très largement fait la preuve de son inefficacité pratique (et, donc, théorique), et que l'on pouvait résoudre les problèmes posés par la crise écologique en reconsidérant les valeurs instrumentales anthropocentriques. L'auteur rétorque alors que le concept de valeur intrinsèque a une valeur mobilisatrice (et donc une efficacité politique) qui n'est plus à démontrer. Après tout, pour prendre un exemple qui n'est pas de l'auteur, on décide de devenir végétalien, par exemple, parce que l'on croit que les vies des vaches, des cochons et des poules ont une valeur intrinsèque.

Quels sont les problèmes rencontrés aujourd'hui par l'éthique environnementale ? Tout d'abord, la crise écologique s'étend, devient complexe, ramifiée, concerne tout le monde, et ce à des niveaux de micro-localité que l'on ne pouvait pas soupçonner dans les années 1970 ? Comment continuer à penser que des principes universels, comme ceux que la philosophie se donne pour but de formuler et/ou de clarifier, aient une quelconque utilité ? Ensuite, l'approfondissement de la crise, ainsi que l'urgence de plus en plus manifeste qu'elle donne au péril qu'elle fait courir à l'espèce humaine conduit à recentrer les questions anthropocentriquement.

Faut-il abandonner le projet de l'éthique environnementale, telle qu'il s'est constitué, à partir de la rupture fondationnelle du début des années 1970 ? Le but de l'auteur est de montrer que ce n'est justement pas le moment de se séparer de cette perspective philosophique. Et c'est clairement l'objet, au sens fort, de cet ouvrage. Ce n'est pas parce que tout fout le camp que les philosophes de l'environnement doivent renoncer à penser philosophiquement l'environnement, avec le recul, la méditation, la réflexivité que l'exercice impose.

Nous passons rapidement sur le deuxième chapitre qui a pour but, à l'instar de l'exposé sur les origines intellectuelles de l'éthique environnementale, au premier chapitre, d'ancrer dans la (les) tradition(s) de l'histoire de la pensée, et, plus spécifiquement, de la philosophie, le mouvement de l'éthique environnementale. Il s'agit ici de travailler les rapports entre éthique environnementale et Naturphilosophie, c'est-à-dire la philosophie de la nature développée par les idéalistes allemands comme Hegel.

 

L'urbain, le pastoral et l'animal

Les trois chapitres suivants abordent des questions, qui sont l'occasion de voir les lignes de rupture et de front au sein du champ de l'éthique environnementale et (pour le chapitre cinq) les oppositions qui peuvent naître entre le projet de la philosophie environnementale et celui de la philosophie animale.

La première question est celle de l'absence, apparente, de la problématique de la crise urbaine parmi les considérations des éthiciens de l'environnement (c'est l'objet du chapitre 3). La deuxième question est celle des rapports entre une esthétique environnementale et une éthique environnementale, et, notamment, de savoir si les valeurs environnementales qui sous-tendent les jugements moraux peuvent être étayées par des valeurs esthétiques (c'est l'objet du chapitre 4). La troisième question est celle des rapports, conflictuels, entre philosophie animale et philosophie environnementale (c'est l'objet du chapitre 5, le chapitre à notre sens le plus stimulant de tout l'ouvrage).

Le reproche que la crise urbaine (qui peut cependant être considéré comme un aspect, et non des moindres, de la crise écologie mondiale) constitue un "angle mort" de l'éthique environnementale a été formulé par le philosophe Andrew Light. Pour Andrew Light, les éthiciens environnementaux se détournent de la ville et du bâti en raison d'un préjugé anti-anthropocentrique. Or la crise urbaine a des répercussions telles sur l'environnement qu'il y a là une tare congénitale de l'éthique environnementale, qui ne lui permet même pas d'aborder les problèmes écologiques comme elle le devrait.

L'auteur montre que, bien au contraire, c'est une crise de l'habiter qui est au cœur de l'éthique environnementale. Et que le concept de "résidence légendaire (storied residence)", propre à Rolston, à qui Light reproche justement de se détourner de l'urbain pour la boue et les marécages, est justement de nature à nous faire penser l'habiter, concept qui se joue aussi dans la ville, mais qui se joue d'abord dans la manière dont l'évolution a organisé un mode où des formes de vie diverses co-habitent, justement.

Qu'est-ce que la "résidence légendaire" ? C'est le fait que la place occupée dans le monde est précédée et accompagnée d'une pluri-linéarité saisie dans le récit des évolutions et des co-évolutions. La manière dont une forme de vie s'organise dans son monde montre, d'une certaine manière, l'histoire co-évolutive de sa présence. Pour prendre un exemple qui n'est pas de l'auteur, le rapport entre le colibri ensifera ensifera et l'espèce de fleur dite passiflora mixta, structure la niche écologique de l'un et de l'autre, mais porte un récit (story), celui de la présence (residence) de ces deux êtres. Effectivement, les leçons de la vie sauvage nous donnent à penser sur ce que cela veut dire qu'habiter, y compris en ville, à condition de ne pas retomber dans la perspective anthropocentrique qui assigne à la forme de vie prise par l'espèce humaine le bénéfice arbitraire d'être la seule porteuse de valeur intrinsèque...
L'auteur conclut son étude de la manière suivante : "Le concept de 'storied residence' qu'avance Holmes Rolston a précisément pour fin de rendre disponible un instrument intellectuel permettant, non pas bien sûr de résoudre la crise urbaine, mais au moins de la penser"  

 

Le chapitre sur l'esthétique prolonge les considérations du chapitre précédent, mais selon une autre perspective. C'est encore une fois la pensée de Rolston qui est mise au cœur des considérations.

La manière dont procède Rolston, c'est-à-dire rendre attentifs au détail des formes de vie, grâce à la puissance d'intelligibilité qui nous est donnée par la théorie de l'évolution, a justement pour but de susciter un émerveillement, qui doit, cependant, être inclusif, et ne pas se limiter à une forme de vie en particulier. L'espoir est qu'en apprenant l'histoire naturelle, en étant attentifs à l'histoire co-évolutive de toutes les espèces, et pas seulement de la leur, les êtres humains "apprennent à admirer pareil spectacle dont ils sont partie intégrante, à s'étonner de la grandeur et de la durée de l'entreprise biotique [et qu'ils] ne manqueront pas alors de se soucier du rôle qu'ils y tiennent en ayant soin de ne plus agir à la façon de vandales"   .

En somme, c'est le contenu de l'émerveillement esthétique suscité par la nature, c'est-à-dire l'appropriation du sens de la "storied residence" qui a un lien avec la forme de responsabilité morale dont l'analyse est le but propre de l'éthique environnementale.

 

Dans le chapitre 5, l'auteur présente l'éthique environnementale et l'éthique animale comme un couple tumultueux qui n'a, finalement, jamais réussi à trouver dans un ennemi de prime abord commun (les irresponsables de la crise écologique) de quoi faire taire leurs différences. Dans les années 1970, les deux éthiques se sont développées dans ce que l'auteur appelle une "relative indétermination"   . Cela veut dire qu'aucune différence radicale n'apparaissait, sinon une différence d'échelle. Les éthiciens de l'environnement s'occupant de l'écosystème dans sa plus grande échelle, tandis que les éthiciens de l'animal s'occupaient des animaux individuels.
C'est Callicott, qui, en 1980, a mis le feu aux poudres, en arguant de l'incompatibilité radicale des deux approches. Le caractère holiste (qui fait primer le tout de la nature sur ses parties, les formes de vie individuées) de l'éthique environnementale étant inconciliable avec le caractère individualiste (qui fait primer les parties sur le tout) de l'éthique animale. Ainsi, la critique de la chasse, de l'alimentation carnée et le critère de souffrance seraient un déni du naturel, la souffrance faisant partie de la nature, et la chasse et l'alimentation carnée étant le lien privilégié que l'espèce humaine, carnivore et prédatrice, entretient avec la nature.
L'auteur rend justice à l'éthique animale de deux manières. D'une part, il met en doute la pertinence des arguments anti-animalistes, qui présentent souvent de manière caricaturale les thèses des partisans de la libération animale, et qui se méprennent sur certains concepts. Par exemple, "les éthiciens de l'environnement [sont] enclins à proposer une interprétation un peu trop généreuse de ce qu'ils considèrent comme étant de l'ordre de la nature, au point d'y inclure des pratiques et des usages (telles que la chasse et l'alimentation carnée) qui sont manifestement déterminés de part en part par la culture"   .

D'autre part, il souligne que l'opposition a finalement surtout été le fait des éthiciens de l'environnement, surtout de certains pour lesquels il s'agissait "de s'exclamer à l'encontre des penseurs de la libération animale : 'Philosophe, ne touchez pas à mon steak !'"   . L'anti-animalisme de certains éthiciens de l'environnement masquerait, en réalité, l'adhésion tacite à un système de pensée que Derrida a appelé le "carno-phallogocentrisme". Tout comme la viande répète le meurtre (jamais considéré comme tel) de l'animal, condition du sujet occidental, et exclut l'animal de la sphère de ce qui est considérable moralement, l'opposition entre éthique de l'environnement et éthique de l'animal, viserait au bout du compte à mettre hors jeu la pensée qui remet en cause ce lien indissoluble entre virilité, viande et raison.

L'auteur consacre les dernières pages de ce chapitre à l'exposition de ce concept derridien   . Pour pouvoir penser la complexité des relations entre l'espèce humaine et ce que Derrida appelle les sociétés animales, et les réseaux complexes de différences, il convient de revenir sur la fondation sacrificielle du sujet occidental (c'est une manière de formuler la question du carno-phallogocentrisme). En conclusion de cette étude, l'auteur annonce le dernier chapitre, d'allure méta-philosophique, de son ouvrage : "La réflexion doit reprendre en ce point où il s'agit de travailler à penser le processus de différenciation ou de différance lui-même en visant à élaborer une différence que l'on pourrait dire constituante, c'est-à-dire une différence qui se construit pas à pas dans un jeu de renvoi de l'homme à l'animal et de l'animal à l'homme, où l'identité de l'un et l'autre termes n'est jamais ni assurée ni définitive"   .

 

Le discours philosophique et les animaux

Dans le dernier chapitre, l'auteur présente une idée assez commune, mais explicitement développée par Florence Burgat, à savoir l'idée selon laquelle quand les philosophes de la tradition ont parlé des animaux, c'est pour les priver de leurs propriétés, pour les aspirer, et pour en faire le propre de l'Homme. Par ailleurs, Florence Burgat se propose de redonner chair philosophique aux animaux en s'appuyant sur la méthode phénoménologique.

Pour l'auteur, il s'agit d'une idée fausse. Selon lui, "plutôt que de rejouer une fois de plus la querelle des Anciens et des Modernes, en opposant les 'conceptions classiques' à la 'tradition phénoménologique', il nous paraît bien plus fécond de se servir de celle-ci pour y puiser des instruments de méthode permettant de soumettre celles-là à une nouvelle lecture qui sache leur restituer toute leur force et leur reconnaître leur originalité"   .

C'est donc ce à quoi il s'emploie en construisant, à partir d'une lecture érudite et dense de Husserl, un concept quelque peu hétérodoxe, celui de "co-variation éidétique", qui consiste à considérer des propriétés comme se définissant par renvoi entre l'humain et l'animal, la différence n'étant pas raison d'une privation dans l'un des termes pour un remplissement de l'autre, mais étant constituante. Par exemple, les grecs, d'après les travaux de Vernant et Détienne, ont perçu la métis comme immanente au vivant, et comme réalisée par les Grecs "dans l'expérience même du monde animal"   qui était la leur.

La lecture ainsi définie est appliquée à Condillac, pour mettre en évidence la richesse de la pensée évolutionnaire (avant la lettre) de ce dernier. Cette étude n'est pas la plus aisée d'accès de tout le volume, et certaines formulations extrêmement denses et concises peuvent décourager qui aura lu sans doute plus aisément les études précédentes (p.148 : "La différence obtenue n'est pas une différence dérivée, c'est-à-dire relative à une identité déjà constituée, elle est une différence associée qui se produit au sein d'une structure de renvoi généralisé où se conjoint le double mouvement de renvoi (à soi et à l'autre) et de déviation ou de différenciation de soi.").

 

En conclusion, les six études rassemblées dans ce volume sont remarquables en ce qu'elles présentent à la fois de manière vivante et contrastée, tout en laissant une large place à des propos didactiques et introductifs, un champ de recherche en plein essor. L'auteur ne se drape derrière aucun irénisme, et ne cherche pas à lisser les difficultés. Cependant, son refus de nier la difficulté de l'exercice philosophique conduit parfois à des textes très difficiles d'accès pour qui n'est pas entièrement rompu à la pratique assidue et quotidienne de la philosophie.

Il s'agit cependant d'un livre à notre sens indispensable, car il porte au cœur du telos (c'est-à-dire du but propre, de la fin dernière) de l'éthique environnementale et de la philosophie animale, une véritable pensée de la place des humains dans la nature, qui est un étayage, sans doute aussi puissant que l'éthique pragmatique, qui cherche des solutions sans même questionner la structure des problèmes, à la réponse que nous pouvons encore espérer d'apporter à la crise écologique qui se vit ici et maintenant

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr :
- "De l'appartenance de l'homme au monde", une autre recension de Nouveaux fronts écologiques : Essais d'éthique environnementale et de philosophie animale de Hicham-Stéphane Afeissa, par Christian Ruby