Dans un livre passionnant, Alain Renaut jette les bases d’une théorie de la justice globale. Lecture rigoureusement indispensable.

L’indignité ne concerne pas seulement la question des inégalités à l’intérieur d’une société nationale, mais celle, tout aussi intolérable, entre nations riches et nations pauvres. Quelles raisons pourraient, en effet, s’opposer à ce que la justice s’étende à l’humanité tout entière, "les hasards de la géographie, du lieu de naissance, n’étant pas plus pertinents que ceux de la classe sociale d’origine pour justifier des inégalités de perspectives et de développement de soi" ?   Comment pourrions-nous accepter que les 500 personnes les plus riches gagnent à peu près autant que les 500 millions les plus pauvres ? Comment justifier que 830 millions de personnes souffrent régulièrement de malnutrition (chiffres PNUD 2006), que 1,1 milliard d’habitants de notre planète n’aient pas accès à l’eau potable, et 2,6 milliards à des soins élémentaires ? L’extrême dénuement a atteint de telles dimensions qu’il est irréaliste d’espérer que la logique du marché parvienne à résorber la pauvreté globale. Certains bons auteurs évoquent pourtant, au nom de la partialité morale, le souci premier du bien-être de nos concitoyens et donc la priorité des questions de justice sociale. Quelle que soit l’ampleur des inégalités au sein de la nation, qu’il convient, cela va sans dire, de combattre sans relâche, cette orientation politico-morale néglige l’incommensurabilité des situations interne et externe et l’indécence à tenir les pauvres du monde éloignés de notre souci de justice.

Fort de cette puissante conviction, c’est à poser les bases d’une théorie systématique de la justice globale que s’emploie Alain Renaut dans un ouvrage d’une très grande portée théorique, écrit dans le style, à la fois, élégant et sobre qu’on lui connaît. La discussion, aussi minutieuse qu’attentive à l’argumentation de l’interlocuteur (on notera la réfutation serrée des analyses de Serge Latouche, auteur idéal-typique de l’anti-développementisme, réfutation qui nous offre des pages éclairantes consacrées à l’archéologie de la critique de l’universalisme et à une défense de la valeur de la liberté   ), s’attache principalement à la présentation des enjeux de l’opposition entre le ressourcisme et l’approche par les capabilités et, surtout, à défendre une solution convaincante à ce que l’auteur nomme opportunément l’antinomie de la justice globale. Au-delà, A. Renaut poursuit, en passant de l’étude de la diversité humaine   à celle du développement humain, la reconstruction d’un universalisme critique, dont nul ne pourra désormais faire l’économie.

Il est un phénomène sur lequel l’auteur attire l’attention et qui, à notre sens, n’avait pas été jusqu’alors suffisamment souligné : la simultanéité des renouvellements des problématiques étudiées dans deux champs disciplinaires distincts, l’économie et la philosophie politique. Cette simultanéité indique, s’il en était besoin, la conscience forte et nouvelle de la nécessité de lutter contre les inégalités mondiales. Elle s’incarne particulièrement dans la pensée d’Amartya Sen et également dans le dialogue entre le philosophe et économiste indien et John Rawls. On peut avoir une idée assez précise des enjeux de ce débat en examinant les critiques faites à l’approche par les ressources par les tenants de celle par les capabilités. 

L’approche par les capabilités : tirer avantage des ressources

Une théorie de la justice, domestique comme globale, ne saurait faire l’économie d’une analyse des obstacles réels aux libertés positives des individus (niveau d’éducation, état de santé, discriminations diverses). Il est donc nécessaire de pointer les disparités d’utilisation des ressources. C’est l’esprit du reproche de Sen à Rawls : ce dernier ne tiendrait pas suffisamment compte de la diversité des êtres humains en présupposant une homogénéité des besoins des individus engagés dans la position originelle. Rawls se limiterait à considérer les ressources comme des biens inertes et non les relations entre la personne et les ressources. Pour Sen, l’important est la capacité de tirer avantage des ressources, de les transformer en utilités (ou en fonctionnements), ce qu’il appelle la capabilité. La lutte contre les inégalités doit, dès lors, tenir compte des disparités d’utilisation des ressources (et non seulement des inégalités de revenus). Rawls ne prendrait pas suffisamment en considération la capacité inégale de transformer les biens sociaux en utilités.

L’éclairage d’A. Renaut sur ce dialogue entre Rawls et Sen fait partie des apports véritablement nouveaux de l’ouvrage. Apprécier ceux-ci demande néanmoins une assez grande familiarité avec les œuvres des protagonistes. Aussi nous contenterons-nous d’énoncer ce que l’auteur appelle un "dédoublement" dans le traitement rawlsien de la question des libertés (sauf erreur de notre part, nul n’avait jusqu’alors souligné ce point). Si, d’après Rawls, "les libertés de base sont toujours égales", ce n’est pas, note Renaut, "le cas pour certaines libertés figurant parmi les biens premiers, dont la répartition peut être inégale sans que cela apparaisse comme une injustice"   . Or Sen ignore cette distinction de 1971 (il a certes des circonstances atténuantes, Rawls l’ayant quelque peu oubliée en 2001 et Renaut lui-même confie avoir, en 2007, crédité Sen d’une particulière attention à la logique rawlsienne), ce qui affaiblit sa critique de Rawls. Ce dernier avait clairement conscience qu’il fallait rendre accessibles les libertés, ce qui montre que dans son esprit il ne pouvait s’agir exclusivement de promouvoir les libertés négatives. Dès lors, le débat entre Rawls et Sen a été, au moins en partie, manqué.

Outre cette remarque critique, Renaut adresse à Sen un reproche consistant : la création des capabilités supposant énormément de temps, comment répondre au problème de l’urgence, c’est-à-dire, rappelle-t-il, aux 18 millions de morts annuelles victimes des conséquences de l’extrême pauvreté ? De plus, mais ce point est moins décisif, la perspective de Sen introduit en effet une dimension morale, "puisque liée à une représentation de ce qui est supposé constituer le bien pour tout être humain, à savoir la capacité de réaliser le plus largement possible les buts d’une vie humainement digne"   . Or, d’après A. Renaut, cette dimension affaiblit paradoxalement la critique du relativisme des valeurs puisqu’elle peut apparaître comme relative à des valeurs, celles de l’Occident, que d’autres aires civilisationnelles pourraient légitimement contester, parfois au nom du pluralisme (voir, dans l’ouvrage, le débat sur l’asiatisme). Malgré cette mise en garde, l’auteur considère qu’il est absolument nécessaire de se demander "quelle morale peut accompagner et dynamiser, chez les peuples et leurs représentants politiques, un devenir-juste du monde"   . Ce qui peut être dit autrement : "Pas de justice globale politiquement administrée sans éthique globale"   .

Ces préoccupations éthiques ne sont d’ailleurs aucunement absentes de l’approche ressourciste qui se fonde certes sur la valeur de l’égalité (notamment chez Dworkin) mais aussi sur celle de la fraternité. Ce double ancrage axiologique est assez spécifique des analyses d’auteurs post-rawlsiens qui ne font là que transposer le principe de différence au plan global. Ils accentuent ainsi le "ressort fraternitaire", par rapport au rôle que ce dernier est appelé à jouer en matière de justice sociale. Cette accentuation n’est pas sans susciter quelque doute de la part de l’auteur. Il se résume aisément par la remarque, fondée, selon laquelle "la fraternité ou la solidarité universelles ne vont pas de soi"   . Ce choix pourtant n’est pas assumé par les tenants de l’approche ressourciste (il est même nié, comme s’il était de nature à affaiblir la thèse défendue) puisqu’il est principalement question, pour eux, d’égaliser les "moyens matériels dont un individu dispose pour se nourrir, se maintenir en vie, se soigner, lui et ses descendants"   .

Le ressourcisme : satisfaire les besoins fondamentaux

L’analyse détaillée, empathique mais critique, de la position de Thomas Pogge, auteur dont le nom est lié à la prise de conscience du scandale de l’extrême pauvreté, permet de résumer les traits saillants du ressourcisme. La pensée de Pogge se déploie dans le cadre du principe de différence rawlsien, mais elle s’éloigne nettement de la pensée de Rawls, notamment parce que ce dernier limite au devoir d’assistance notre responsabilité morale à l’égard de l’extrême pauvreté. C’est, selon Pogge, oublier l’histoire, une histoire qui, bien souvent, comprend l’esclavage et le colonialisme.

La thèse de Pogge est que, pour l’essentiel, le déficit de respect des droits de l’homme dans le monde tient à des facteurs institutionnels. Une partie de la responsabilité incombe certes aux élites économiques et politiques des pays dits en voie de développement, mais une autre peut être attribuée à celle des gouvernements et des citoyens des pays riches. Pour Pogge, "les arrangements internationaux actuels tels qu’ils sont exprimés dans le droit international sont une violation collective des droits de l’homme"   . Ainsi, Pogge développe l’idée fondamentale selon laquelle si la pauvreté est largement produite par la gouvernance des pays riches, il faut alors la considérer comme une violation des droits de l’homme. Dès lors, il existe un devoir de justice impérieux pour les plus riches, leur commandant d'agir pour éradiquer la pauvreté. Ce devoir s’enracine dans le fait que les plus riches ont imposé un ordre institutionnel mondial injuste. Ainsi le régime actuel du commerce mondial contribue à la perpétuation de la pauvreté à travers l’ouverture du marché asymétrique qui a eu lieu dans les années 1990. L’ordre économique, en effet, préserve le droit des pays riches d’imposer des mesures protectionnistes, contribuant donc à entretenir le problème de la pauvreté dans le monde. D’où la proposition d’instaurer un dividende global sur les ressources, consacré à l’éradication de la pauvreté, à hauteur de 1%, prélevé sur la valeur de toutes les ressources naturelles exploitées chaque année directement et indirectement.

La conception de Pogge, notons-le, outre son impact pratique, permet de réduire considérablement la portée des objections adressées, d’un point de vue relativiste, aux partisans de l’universalité des droits, ce qui répond tout à fait à une préoccupation centrale d’A. Renaut. Pourtant celui-ci souligne deux importantes difficultés de cette thèse.

La première critique emprunte à l’image du puits sans fond : ressources rapidement épuisées par leur consommation et donc réapparition de la pauvreté. La seconde souligne le risque de dépendance à l’infini à l’égard des pays riches. Fondamentalement, ce système ne rend pas les destinataires de l’aide plus "capables". En outre, remarque-t-il, construite, au moins en partie, contre l’approche des capabilités, le ressourcisme de Pogge ne parviendrait pas à s’en déprendre : "Ne faut-il pas comprendre en effet qu’au-delà de leur usage pour colmater les brèches (en ressources) qui mettent en péril la vie des populations pauvres, les fonds collectés doivent favoriser une progression vers une gouvernance plus efficace des pays concernés, en ménageant à leurs citoyens une capacité à mieux gérer, par l’intermédiaire de ceux qui les gouvernent, leur situation collective ?"   . Par conséquent, l’approche par les ressources permettrait seulement de trouver un financement à l’approche par les capabilités.

Nous ne sommes néanmoins pas totalement convaincus par cette argumentation. Pogge propose une réforme institutionnelle mondiale. Il considère que "de petits changements dans les règles du commerce international, le prêt, l’investissement, l’usage des ressources ou la propriété intellectuelle peuvent avoir un impact énorme sur les conséquences dramatiques de l’extrême pauvreté   . Les changements structurels dans l’ordre institutionnel sont donc jugés plus efficaces que la modification de la conduite des agents. La réforme prônée par Pogge paraît plus durable (et plus réaliste) qu’A. Renaut semble le penser. D’abord, au regard de l’importance de la contribution à la lutte contre la pauvreté, en raison de la modicité des coûts supportés par les citoyens des pays riches. Ensuite, parce que les "réformes structurelles assurent aux citoyens que les coûts sont équitablement répartis entre les plus riches"   . Enfin, "une fois mise en place, la réforme structurelle n’a pas besoin d’être répétée, année après année, au prix de décisions personnelles pénibles. Avoir à se préoccuper continuellement de la pauvreté conduit à la lassitude, l’aversion, même au mépris"   .

Quoi qu’il en soit, le fait que l’approche ressourciste semble se dissoudre dans l’approche par les capabilités représente, du point de vue d’A. Renaut, une incontestable limite. Ce constat plaiderait plutôt, on en conviendra, pour une synthèse. Or ce n’est aucunement le choix de l’auteur et son analyse s’avère aussi précieuse que novatrice.

L’antinomie de la justice globale

Pour l’auteur, il n’existe pas de solution rationnelle à l’antinomie, c’est-à-dire une solution "dont les raisons de la défendre transcenderaient les contextes et feraient ainsi échapper à un simple tâtonnement […] entre des approches dont ni l’une ni l’autre ne s’impose par elle-même et dont, en conséquence, l’affrontement semble voué à demeurer interminable"   . Dès lors, par un examen aussi savant que passionnant de la méthode kantienne de résolution des antinomies, A. Renaut montre que l’antinomie de la justice globale, "inscrite dans la structure même de la raison"   , doit prendre pour modèle l’antinomie de la nécessité et de la liberté. L’approche ressourciste nous apprend, en effet, impérieuse nécessité, que "la première et indispensable dimension d’une justice à l’échelle du monde réside dans la mise à disposition de tous les peuples du quantum de ressources matérielles absolument nécessaire à leur survie"   . Quant à l’approche par les capabilités, elle indique symétriquement que le "développement de l’humain en l’homme" suppose que nous nous représentions l’humanité de celui-ci et sa dignité en termes de liberté, c’est-à-dire, en l’espèce, de capacités d’agir.

Or, il se trouve qu’il existe, à propos de la justice globale, une position "qui occupe, de fait et sans que probablement ses promoteurs le perçoivent, l’espace même d’une telle solution"   , c’est-à-dire, redisons-le, d’une solution "percevant les approches dominantes comme deux points de vue vrais, chacun à sa manière"   . Dans cette perspective, A. Renaut, à travers l’examen du libertarianisme de gauche, s’interroge sur le rôle que pourrait jouer la justice attributive : aux yeux de certains auteurs, fort estimables, comme Stéphane Chauvier, le problème fondamental de la justice globale ne peut être traduit en termes d’inégalité distributive car il consiste essentiellement en l’insuffisance absolue des niveaux de revenus. Ce n’est pas le fait que certains aient moins que d’autres qui est déterminant mais le fait que certains ne disposent pas de "quelque chose dont nous pensons qu’ils devraient inconditionnellement jouir".

Pour de solides raisons   , Renaut ne se rallie pas à cette position. C’est donc en suivant la piste de la justice distributive qu’il expose la sienne. Il s’agit, comme il l’écrit, de repenser le bien-être. Étrange piste a priori lorsque l’on se souvient que l’approche ressourciste est essentiellement fondée sur les apories du bien-être. Renaut, bien entendu, non seulement ne les ignore pas mais il les expose, ce qui augmente encore la portée de sa solution. 

Repenser le bien-être

Il faut bien comprendre qu’A. Renaut ne propose pas une troisième voie. Ce serait évidemment contradictoire avec la méthode de résolution de l’antinomie adoptée (les deux approches étudiées n’auraient alors aucune forme de vérité). À l’opposé, le bien-être joue un rôle de médium, rôle compatible avec la thèse selon laquelle le ressourcisme et les capabilités constituent deux points de vue vrais sur le développement. Pour comprendre le raisonnement de l’auteur, il faut revenir au texte rawlsien. Les deux approches, au fond, n’ont fait que séparer ce que Rawls avait, sans réel principe d’organisation, énuméré ensemble : "Dans l’ensemble, on peut dire que les biens sociaux premiers sont constitués par les droits, les libertés et les possibilités offertes, les revenus et la richesse   . Il ajoute que cette énumération doit être complétée par le respect de soi-même, considéré comme le "bien premier le plus important". Au-delà de cette primauté, cette liste, souligne Renaut, ne nous donne pas les clefs d’une hiérarchisation. Comment, à partir de là, sans la moindre indication des principes d’une pondération, constituer un "indice des biens premiers" ? On peut, dès lors, comprendre la persistance du conflit entre les tenants des deux approches étudiées.

C’est tout l’intérêt de la reconstruction de l’auteur que de montrer comment la référence au bien-être permet de surmonter l’antinomie. Certes, les représentations du bien-être sont très différenciées, mais nous recherchons tous un double effet du bien-être. Le premier renvoie à la satisfaction des besoins fondamentaux (ce que le ressourcisme prend en considération). Le second "s’identifie à l’être-bien" et correspond "à la mise en œuvre de ces capabilités sans lesquelles un individu ou un peuple ne se considère pas comme traité de façon décente"   . Ainsi, les deux points de vue "renvoient l’un et l’autre à la double façon dont nous nous représentons notre devenir individuel ou collectif comme inscrit sous le régime de la nécessité (besoins) et sous celui de la liberté (capabilités)"   . Cette solution, précise A. Renaut, "devient représentable dès lors que nous la schématisons à travers la dimension multidimensionnelle du bien-être" et "parce que le bien-être contient en lui l’espace de l’être-bien, il fournit le terme médian à partir duquel nous pouvons faire communiquer entre elles les exigences d’une solution intégrative apportée au développement humain"   .

Nous pouvons, à la lumière de cette solution intégrative, examiner les pratiques effectives. La dernière partie de l’ouvrage, à travers des exercices d’éthique appliquée, montre, s’il en était besoin, l’absolue sincérité de l’auteur : il n’existe pas de tâche plus urgente pour la philosophie politique et morale que de contribuer à faire cesser le scandale de l’injustice globale. Cette recension étant déjà fort longue (mais, nous espérons en avoir persuadé le lecteur, l’ouvrage l’exigeait), nous nous contenterons de retenir les fortes propositions visant à reformuler l’indice de développement humain en tenant compte des acquis de la solution de l’antinomie. A. Renaut pense hautement souhaitable que le PNUD réaffirme solennellement "que le bien-être, entendu de façon multidimensionnelle (incluant la vie et les conditions de la vie, tout à la fois l’être-bien et les conditions d’une vie proprement humaine), constitue le médium à travers lequel communiquent toutes les facettes du développement que les nouvelles mesures des inéquités globales aident à cerner et à apprécier. Il serait indispensable aussi d’énumérer à nouveau et d’articuler un certain nombre de dimensions du bien-être qui seraient mieux à même de faire apparaître le degré de réalisation, dans chaque pays, des conditions d’un monde juste que ne le permettent les seules considérations du revenu, de l’espérance de vie et de l’accès à une éducation minimalisée"   . On ne saurait mieux dire