Peut-on défendre la théorie des animaux-machines de Descartes?

La méconnaissance des conditions de la genèse d’une théorie philosophique et de la fonction précise qu’elle assure au sein d’une doctrine constituent sans doute les raisons principales pour lesquelles elle finit par nous être inintelligible. Elle se prête alors d’autant plus aisément aux lectures les plus caricaturales et aux interprétations les plus extravagantes que l’on ne sait plus trop ce qu’elle était censée signifier dans l’esprit de celui qui l’a élaborée – que, la plupart du temps, d’ailleurs, l’on ne se donne même plus la peine de lire et de citer sur ce point précis, tant la cause semble être entendue. La critique, voire la dénonciation indignée, de cette théorie empaquetée à la grosse devient alors un rite de bienséance intellectuelle par lequel chacun a à cœur de démontrer qu’il remplit les conditions minimales d’adhésion au prestigieux club des Modernes.

Tel nous semble avoir été le sort réservé à la théorie cartésienne des animaux-machines, bien souvent tenue aujourd’hui encore pour un paradigme d’arriération et de confusion, partageant en cela la même dépréciation d’ensemble dont sa doctrine biologique (en son théorème central de réduction du vivant à l’automate) a souffert. Après avoir longtemps été le parent pauvre des études cartésiennes, l’examen de la physiologie que l’auteur du Traité de l’homme nous a laissée a heureusement fait l’objet ces dernières années d’une réévaluation en France comme à l’étranger, suscitant des travaux d’excellente qualité, tranchant enfin avec ceux dont l’on disposait jusqu’alors, lesquels se révélaient étrangement biaisés, si ce n'est marqués au coin d’une sorte d’hostilité de principe. Sans même parler des travaux indigents du docteur Louis Chauvois   , c’est avec déception, et presque avec tristesse, que l’on découvrait, sous la plume d’un historien aussi érudit et subtil que Jacques Roger, de quelle manière un savant peut passer à côté de son objet d’étude au sein d’un ouvrage, par ailleurs, magistral   . Hier encore, c’est chez Georges Canguilhem qu’il fallait chercher les jugements les plus impartiaux, les mieux équilibrés et les plus éclairants sur les opuscules biologiques de Descartes, en des pages malheureusement trop rapides   , ainsi que dans l’un des chapitres du grand livre de Joseph Schiller La notion d’organisation dans l’histoire de la biologie   , et plus tard dans les travaux de François Jacob   , de Mirko Grmek   , de Jean-Claude Beaune   , d’Anne Bitbol-Hespéries   , d’André Pichot   , de François Duchesneau   , de Fabien Chareix   et de Vincent Aucante   , auquel l’on doit aussi une remarquable édition des écrits physiologiques et médicaux de Descartes   .

L’ouvrage récemment paru de Dennis Des Chene, Spirits and Clocks : Machine and Organism in Descartes, se recommande immédiatement à l’attention en ce qu’il s’inscrit à la suite de ces nombreux travaux et de tous ceux qui, dans les pays anglo-saxons, ont été consacrés à la biologie cartésienne   . Sa principale originalité, par rapport à cette vaste littérature, tient à ce que sa lecture de la physiologie cartésienne s'appuie sur une synthèse inédite de l’histoire de la biologie, de l’histoire de la mécanique et de la philosophie scolastique tardive, dont Dennis Des Chesne est l’un des meilleurs spécialistes aux Etats-Unis   . Résistant à la tentation de lire Descartes à la lumière des intérêts et des débats typiquement contemporains, Dennis Des Chene propose d’effectuer le mouvement inverse, en montrant, à l’instar d’Etienne Gilson ou de Pierre Duhem en France, tout ce que Descartes doit à l’éducation scolastique qu’il a reçue au Collège de La Flèche, laquelle constitue, selon Dennis Des Chene, l’horizon philosophique au sein duquel le jeune Descartes aura travaillé à se situer pour mieux s’en démarquer. Ainsi Dennis Des Chene est-il conduit à déplacer l’attention du problème des relations entre l’âme et le corps aux problèmes de la détermination du principe de vie et de la génération, ou encore à celui de la détermination du principe de l’unité du corps, qui étaient au centre de toutes les discussions au début du XVIIe siècle.

Ainsi que l’avait déjà montré en son temps le Père Lenoble   , il importe, pour comprendre le sens de la doctrine mécaniste et son application particulière dans le domaine des sciences de la vie, de bien se figurer que le trait le plus marquant du monde dans lequel entre le jeune élève fraîchement émoulu du Collège de La Flèche est l’absence de méthode scientifique unifiée : le milieu de la science est alors le théâtre où s’affronte une multiplicité de doctrines rivales, et où l’explication mécaniste de l’univers a encore beaucoup à faire pour s’imposer. Les obscures spéculations des Talmuds et du Zohar ont trouvé une écoute très favorable auprès de quelques-uns des plus grands esprits de la Renaissance : elles ont su séduire l’intelligence ardente d’un Pic de la Mirandole, ont réussi à faire délirer un médecin estimé comme Robert Fludd, et sont allées jusqu’à troubler dans sa cellule la quiétude du capucin Giorgio. L’idée d’une nature toute pénétrée et constituée par des forces arbitraires, personnelles, contingentes, exercées par des volontés surnaturelles, a fait les beaux jours de la philosophie naturaliste de Pomponace, Paracelse, Cardan, Telesio, Bruno, Vanini et Campanella. La science de ces rêveurs n’était pas une élimination mais une justification du prodige. Que les anges et les démons s’appellent maintenant Ames du monde, que les mirabilia qui prolifèrent à l’infini dans la nature ne soient plus les miracula de la tradition orthodoxe, ne changeait pas grand-chose au fond de l’affaire, car dans les deux cas c’est l’idéal de légalité et de régularité de la nature qui était bafouée, au profit d’une conception de la nature transformée en boîte à miracles.

Aussi faut-il admirer le coup d’œil génial de Descartes qui, instantanément, sait choisir son camp, et comprend qu’il n’y a rien à attendre de l’alchimisme et de l’animisme considérés comme modèles épistémologiques. En distinguant radicalement, comme il le fait, la pensée et l’étendue, Descartes a certes ruiné ipso facto la physique qualitative d’Aristote, et donné le coup de barre décisif qui a écarté la science de l’impasse où le naturalisme allait l’engager pour l’orienter du côté du mécanisme ; il a certes eu l’intuition fulgurante que le modèle mécaniste (et lui seul), érigé comme instrument d’intelligibilité des phénomènes de la nature, pouvait permettre d’ouvrir un premier accès à une réalité somme toute fort mal connue, en rompant par là même avec une approche de type aristotélicienne massivement finaliste ; mais l’on aurait tort pour autant de croire que Descartes ait rangé, si l’on peut dire, dans le même sac les promoteurs des "sciences curieuses" et les penseurs de la scolastique tardive, comme si les divagations de ceux-là étaient du même ordre que les spéculations de ceux-ci. Comme le montre de manière convaincante Dennis Des Chesne, l’examen attentif des traités scientifiques de Descartes révèle l’ampleur de la dette qu’il a contractée envers les scolastiques, donnant au débat entre Descartes et ces derniers l’allure d’une véritable "querelle de famille".

Mais quels que soient la valeur et l’intérêt réel de cette lecture rétrocessive de la science cartésienne comprise à la lumière de son héritage scolastique,  il reste que, en son principe même, elle se révèle extrêmement problématique. Concernant tout particulièrement la physiologie cartésienne, il n’est pas sûr que  le choix consistant à rendre compte de cette dernière en relation avec ce dont elle se distingue (la philosophie médiévale et scolastique) plutôt qu’en relation avec ce qu’elle annonce et anticipe (de manière, comme nous allons le voir, assez géniale) soit très judicieux. Jamais l’orientation générale de ce type d’enquête, qui décide de lire les textes de Descartes d’arrière en avant plutôt que d’avant en arrière, ne se montre si peu pertinente que lorsqu’elle s’empare de la thèse des animaux-machines, à l’intelligence de laquelle elle ne peut strictement rien apporter parce qu’elle est contrainte de chercher dans le modèle des machines alors effectivement à la disposition des contemporains de Descartes (à savoir les machines à mouvement perpétuel, telles qu’une horloge)  la clé de  l’élucidation de l’automatisme animal.

Or il se pourrait que, sur ce sujet, Descartes soit en fait  très en avance sur son temps ; il se pourrait que l’idée que Descartes se fait des machines soit très en avance sur la réalité des machines de son temps, de sorte que l’origine des malentendus qui se sont depuis accumulés autour de la thèse des animaux-machines (lesquels ont la vie longue, si l’on en juge à la virulence des critiques que cette thèse continue de s’attirer aujourd'hui encore, transformant tout défenseur de Descartes en avocat du diable) viendrait de ce que l’on ne s’est peut-être pas assez interrogé sur ce que Descartes a voulu dire en parlant de machines. L’erreur, comme le disait Deleuze, vient toujours de ce que l’on croit avoir trop vite compris – en l’occurrence, que Descartes, en parlant des animaux-machines, voulait nécessairement parler des machines à mouvement perpétuel. 

Mais est-ce si sûr ? Bien des malentendus pourraient se dissiper si l’on apprenait à en douter, à commencer par l’objection principielle selon laquelle la modélisation ou la comparaison de l’animal avec une machine reviendrait purement et simplement à refuser à l’animal cela même qui le caractérise et le distingue de toute machine, à savoir le fait, précisément, qu’il vive, tandis qu’une machine fonctionne (ou pas). En plaquant la vie sur ce qui ne vit pas, Descartes, dit-on, aurait renoncé à rendre compte du fait que l’animal (comme le nom l’indique) est doué d’un corps animé. Descartes aurait échoué à distinguer entre les phénomènes physiques (tels que ceux que l’on observe dans une machine), et les processus vitaux, en faisant ainsi de la biologie une branche de la mécanique classique, dans le cadre d’une entreprise réductionniste qui, sous couvert d’élaborer la première science du vivant, aurait en réalité pour effet l’annulation de l’objet spécifique de la science en question.

Mais contrairement à ce que suggère cette objection, il n’est pas du tout sûr que Descartes ait jamais cherché à substituer à l’idée d’animation l’idée de machine ou d’artifice, en réduisant la vie à ce qui ne vit pas. Il se pourrait que ce soit bien plutôt en métaphysicien que Descartes ait abordé cette affaire, en cherchant à retrouver le tranchant de sa distinction entre l’âme et le corps – c’est-à-dire une distinction métaphysique, laquelle, en tant que telle, n’est pas susceptible de variation –, dont il lui aurait paru alors opportun de faire valoir la force dans le domaine de la biologie, dans la mesure où l’idée de corps animé favorise une confusion, qui n’est que trop naturelle chez les hommes, entre l’idée de corps et l’idée d’âme, par où on en vient à se représenter le corps comme un mélange incompréhensible de mouvements matériels et d’esprit. Il se pourrait que Descartes ait voulu particulièrement insisté, en cette affaire, sur la nécessité, ici comme ailleurs, de bien séparer, en métaphysicien, ce qui relève du corps et ce qui relève de l’esprit.

Et c’est cette insistance qui a, pour nous qui lisons Descartes en ce début de XXIe siècle à la lumière d’un certain nombre d’études contemporaines de philosophie animale, quelque chose d’absolument déroutant, parce que nous nous attendons toujours à ce que l’auteur des Méditations métaphysiques hiérarchise l’homme et l’animal, qu’il désigne une discontinuité entre l’homme et l’animal, en proclamant la supériorité de l’homme par rapport à l’animal en vertu de la possession de tel ou tel attribut. Cette insistance déjoue nos attentes parce que nous subodorons que la comparaison finira bien par tourner en faveur de l’homme et s’achever par la consécration de ce dernier considéré comme sommet de la création. Or, pour Descartes, si discontinuité il y a, elle est moins entre l’homme et l’animal qu’entre l’âme et le corps. Le problème de Descartes n’est pas de penser la différence entre l’homme et l’animal, il est encore moins de désigner l’homme comme rejeton choyé de la création, mais d’établir en quoi un mode d’action corporelle ne participe pas d’un type d’action intelligente. Son objectif n’est pas d’établir l’excellence de la nature humaine, mais de déterminer où s’arrête l’automatisme et où commence une pensée intelligente. La question qu’il pose est de savoir jusqu’où l’on peut aller dans l’hypothèse d’un automatisme animal pour rendre compte de la façon dont un animal vit, agit et se comporte. Qu’est-ce qui, dans la façon dont un animal vit, agit et se comporte, nous contraint à considérer qu’il est plus et autre chose qu’une machine ? Quelles sont les limites de ce modèle de compréhension ? La thèse que défend Descartes – et c’est en cela qu’elle continue de nous étonner et de nous donner à penser – est qu’il est possible d’aller très loin dans le sens de cette hypothèse, à tel point qu’il estime qu’il n’y a rien dans la façon dont un animal vit, agit et se comporte qui nous contraint absolument à faire l’hypothèse que l’animal est plus et autre chose qu’un corps.

Par où l’on voit aussi bien que Descartes n’est pas, à l’instar d’Aristote, un naturaliste que le vivant intéresserait comme tel. La variété des animaux, les multiples formes que la vie est susceptible de revêtir, ne l’intéressent pas pour elles-mêmes. La seule chose qui lui semble digne d’étude, concernant les animaux, est bien plutôt le fonctionnement interne du vivant, et, de ce point de vue, il n’existe, à ses yeux, aucune discontinuité entre l’homme et l’animal, puisque tous les corps en tant que tels fonctionnent de la même manière. Il y a une machine du corps humain comme il y a une machine du corps animal, et ces machines naturelles donnent à voir le même type de fonctionnement. La seule différence notable, pour Descartes, est que, dans le cas de l’animal, nous avons affaire à un corps qui n’est rien d’autre qu’un corps, un corps dont rien ne nous contraint de penser qu’il est couplé à une âme, à la différence du corps de l’homme (même si cela ne change rigoureusement rien à son fonctionnement de corps). Autrement dit, l’intérêt des animaux, aux yeux de Descartes, tient à ce qu’ils nous donnent à voir la réalité de la distinction substantielle entre l’âme et le corps : les animaux peuvent être compris, littéralement, comme des corps sur pattes.

Le problème est alors de savoir en quels termes il convient d’expliquer les phénomènes dont le corps animal est le théâtre, et c’est sur ce point que, au XVIIe siècle, comme le rappelle justement Dennis Des Chene, l’accord peine à se faire. Car autant chacun semble disposé à accorder que les corps matériels ne sont que de la matière étendue et ne sont pas dirigés de l’intérieur par une inclination secrète, autant, lorsqu’il s’agit des corps animés, certains savants semblent tentés d’invoquer l’existence d’une âme guidant ou informant le corps, comme si un corps animé ne pouvait pas se suffire à lui-même. La thèse cartésienne, en sa radicalité, consiste justement à dire que le corps se suffit à lui-même en ce qui concerne son fonctionnement propre, que le corps – par sa nature propre de corps – suffit pleinement à accomplir les fonctions du vivant. Bien avant Spinoza et (nous y reviendrons) de Leibniz, Descartes, en défendant la thèse de l’automatisme animal, cherche à faire valoir que nul ne sait ce que peut le corps, lequel n’a besoin d’aucun esprit pour réaliser la tâche qui est la sienne, et que ces machines de la nature que sont les corps vivants sont d’autant plus admirables qu’elles sont encore des machines dans leurs moindres parties jusqu’à l’infini. 

Des machines…mais de quel type ? L’erreur de Dennis Des Chene, nous semble-t-il, consiste en ce point à renvoyer au seul modèle de machine disponible au XVIIe siècle (celui de la machine à mouvement perpétuel), sans s’apercevoir que la théorie cartésienne des animaux-machines fait craquer de toutes parts un tel encadrement, en obligeant le lecteur à puiser ailleurs, dans une autre époque, les éléments indispensables d’interprétation.

Et c’est en ce point aussi que la comparaison avec ce contemporain de Descartes qu’est Leibniz cesse d’être éclairante, en ce qu’elle dissimule l’écart de leur conception respective des animaux-machines. Car si Leibniz et Descartes partagent un certain nombre de thèses décisives (parmi lesquelles : que le modèle mécaniste suffit pleinement à rendre compte du vivant, que le fonctionnement du corps est autonome, que l’âme n’assure aucune fonction corporelle et qu’elle n’a pas à se soucier du corps pour que ce dernier accomplisse les fonctions qui lui sont propres, que l’animal est une machine très subtile et très perfectionnée, etc.), il n’est pas sûr que le modèle de la machine auquel ils se réfèrent soit bien le même : autant le modèle leibnizien de la machine est massivement et sans aucune équivoque possible celui d’une horloge ("Tout ce qui se fait dans le corps de l’homme, et de tout animal est aussi mécanique que ce qui se fait dans une montre : la différence seulement telle qu’elle doit être entre une machine d’une invention divine, et entre la production d’un ouvrier aussi borné que l’homme", écrit-il par exemple dans le §116 de sa Cinquième lettre à Clarke), autant le modèle cartésien de la machine, comme nous allons le voir, résiste à cette identification, même si Descartes renvoie lui aussi volontiers au modèle de l’horloge   .                

Pour Leibniz – du moins jusque dans les années 1690, comme l’ont fort bien montré Michel Fichant   , Justin Smith dans Divine Machines et, tout dernièrement, les divers contributeurs du volume collectif publié par Springer sous le titre de Machines of Nature and Corporeal Substances in Leibniz –, l’animal est une machine "hydrolique-pneumatique-pyrobolique" à mouvement perpétuel, qui compose circulation de liquides et de souffles et production de chaleur et d’explosions : "Le corps des animaux", écrit-il dans un manuscrit précieux datant de 1677, "sont des Machines de mouvement perpétuel, ou, pour le dire plus clairement, disposées pour conserver toujours  dans le monde une espèce déterminée et singulière de mouvement perpétuel organique (…). Le but de la nature quand elle produit l’animal est donc une machine de mouvement perpétuel, tout comme à l’inverse les buts des Mécaniciens qui cherchent par un travail voué à l’échec le mouvement perpétuel est d’obtenir une sorte d’animal qu’il ne serait pas nécessaire de nourrir"   . L’animal peut être identifié à une machine naturelle à mouvement perpétuel, dépassant de très loin tout ce que les hommes ont su réaliser, pour au moins deux raisons. D’une part parce que, à la différence des machines artificielles que fabriquent les hommes, qui requièrent en permanence des réparations et à des apports supplémentaires de force extérieure pour compenser la perte de force et l’usure entraînée par le frottement des pièces, les machines naturelles sont ainsi faites qu’elles sont capables de subvenir à leurs propres besoins en s’alimentant toutes seules (de là les fonctions de nutrition et de motricité). D’autre part parce la nature a fait en sorte, en produisant l’animal, de garantir la perpétuité de sa propre production en veillant à ce que le mouvement perpétuel organique, qui finit toujours par s’épuiser et s’éteindre dans les individus, soit entretenu au niveau de l’espèce (d’où la reproduction, par laquelle l’individu transmet son type à d’autres machines, qui le transmettront elles-mêmes à d’autres ad infinitum).

Pour cette raison, Leibniz estime les animaux sont les créatures qui se rapprochent le plus de l’idéal d’une machine à mouvement perpétuel (méritant par là d’être appelées des machines divines), même s’il ne s’agit en toute rigueur que de machines à quasi mouvement perpétuel, exposées aussi bien à des ruptures de fonctionnement internes (la mort de l’individu) qu’à une destruction externe (l’extinction de l’espèce).

Le rôle paradigmatique de l’animal-machine pour la connaissance du vivant au XVIIe siècle tient certainement à ce que les philosophes et savants de cette époque ont eu le sentiment que l’animal offrait une exemple de ce que peut être réellement une machine à mouvement perpétuel lorsqu’elle est exempte de la plupart des défauts de fonctionnement que comportent d’ordinaire celles que fabriquent les hommes. Au moyen de la figuration mécaniste des mouvements vitaux selon un système de processus fonctionnels, ils entendaient non seulement démontrer, par la mécanique, ce que pouvait être la vie (comme le fera encore Vaucanson au siècle suivant), mais aussi participer à leur manière à la quête multiséculaire du perpetuum mobile, d’une machine capable de se mouvoir toute seule, indéfiniment, en circuit fermé, sans perte d’énergie. 

C’est de ce point de vue qu’il convient de comprendre la fascination qu’a pu exercer au XVIIe siècle le mécanisme de l’horloge, dont Huygens s’efforcera, avec le succès que l’on sait, de réguler le mouvement grâce à un pendule dont les oscillations isochrones permettent une plus grande précision. C’est dans la même perspective que Galilée travaillera à expliquer la mécanique céleste en établissant la régularité des mouvements des planètes, leur retour périodique à leur emplacement initial au sein de la grande horloge cosmique. S’il est une science qui semble apporter une brillante confirmation à la thèse défendue naguère par Meyerson selon laquelle la science, dans son effort de rationalisation, tend de plus en plus à supprimer la variation dans le temps, en sorte qu’expliquer revienne à montrer qu’il ne s’est rien passé   , c’est bien la physique qui se fait jour au XVIIe siècle, dont toutes les équations sont réversibles (un système étant donné, il est appelé à toujours fonctionner de la même manière), et dont les principes clés sont tous des principe de constance ou de conservation (conservation de la vitesse ou principe d’inertie, conservation de la masse, conservation de l’énergie).  

Descartes est assurément l’un de ceux qui aura contribué de manière décisive à l’élaboration d’une telle science, mais l’on aurait tort d’en déduire pour autant que c’est  dans ce cadre là qu’il a élaboré sa théorie des animaux-machines, en référence au modèle de la machine à mouvement perpétuel. La proposition que nous voudrions avancer est que la machine à laquelle songe Descartes ne trouve au XVIIe siècle aucune instanciation : s’il se réfère lui-même volontiers au mécanisme de l’horloge, c’est tout bonnement parce qu’il n’a pas d’autre modèle à sa disposition. Si les animaux sont comme des machines, ce n’est pas pour Descartes au sens des machines à mouvement perpétuel (même portées au plus haut de perfection que l’on puisse imaginer), mais au sens de ces machines d’un type très différent, qui ne feront leur apparition que bien plus tard et que Descartes ne pouvait connaître, que sont les machines thermodynamiques   .               

Comme on le sait, il aura fallu attendre les travaux de Clausius et de Carnot au XIXe siècle pour isoler, au sein du fonctionnement d’un système énergétique, les phénomènes de rupture d’équilibre et de dissipation sous le nom d’entropie, définie comme l’expression mathématique de la déperdition de l’énergie dans un système. Le second principe de la thermodynamique est un principe, non de conservation, mais de changement, qui établit, pour la première fois dans l’histoire des sciences, l’irréversibilité des phénomènes physiques, en particulier lors des échanges thermiques. Expliquer les phénomènes de la nature ne revient plus à rétablir l’identité dans le temps et par conséquent la réversibilité, mais à démontrer que, un système énergétique étant donné, il est appelé à évoluer dans la direction d’une déperdition inexorable, laquelle ne doit pas être comprise comme un accident, mais bien comme le résultat du fonctionnement normal du système.

Il en résulte aussi bien que le mouvement perpétuel est impossible, non plus en raison de l’insuffisance technique des "mécaniciens" qui ne peuvent rivaliser avec le Summus opifex, mais en raison d’une loi de la nature qui stipule que l’univers entier se modifie avec le temps dans la direction d’une dissipation énergétique. Ce n’est pas par accident, ou du fait d’une mauvaise conception, qu’un frigidaire, aussi isolé qu’il puisse l’être de l’atmosphère, perd petit à petit le froid si l'on ne renouvelle pas indéfiniment, par une énergie extérieure, la température : c’est un problème structurel, qui relève de la conservation interne de l’énergie. Il est inscrit dans le fonctionnement normal d’un système énergétique de tendre vers un équilibre thermique qui signifie sa mort.     

Même si Descartes est à mille lieues d’avancer ce genre d’idées dans le cadre de la physique à laquelle il a travaillée, il est remarquable que, lorsqu’il modélise le fonctionnement du corps sur celui d’une machine, il ait bien plus à l’esprit ce type de machines-là (des machines thermodynamiques) que des machines de type mécanique (dont l’horloge fournit le modèle), ainsi que l’atteste le texte décisif de l’article 6 du Traité des passions de l’âme, où il est question précisément de la mort. Descartes y déclare expressément qu’il est aussi naturel à une machine de marcher de moins en moins bien qu’à un corps de se rompre et de mourir. Pas plus que la dissipation de l’énergie n’est accidentelle au sein d’un système énergétique, pas plus la mort n’est accidentelle au sein du fonctionnement d’un corps vivant. La mort est une propriété interne de la machine corporelle. La mort n’a rien à voir avec le fait que le corps soit brutalement découplé de l’âme : elle est un phénomène physique. Là encore, l’on méconnaît ce que peut le corps, à savoir que le corps est autonome et qu’il se débrouille tout seul aussi bien pour vivre que pour mourir. La vie et la mort sont également des fonctions corporelles. Il fait partie du fonctionnement normal de la machine corporelle de cesser d’elle-même de fonctionner. La machine corporelle est manifestement conçue comme une machine qui possède en elle-même son énergie, qui crée son énergie et qui la perd – une machine dissipative, donc, et surtout pas une machine (ou même ou un quasi machine) à mouvement perpétuel. La différence n’est pas de degré : c’est une différence de genre.

Pour peu que l’on accorde à cette thèse toute l’attention qu’elle mérite, le propos de Descartes sur les animaux-machines revêt alors une tout autre signification. Sans doute la comparaison du fonctionnement de l’organisme avec celui d’une horloge est-il insuffisant, et sans doute les principes de la statique et de la dynamique classiques se révèlent-ils à cette fin d’un maigre secours parce qu’en s’appliquant sans distinction à toutes les réalités physiques, ils échouent à reconnaître une quelconque spécificité à ce niveau particulier de complexité et d’intégration qu’est un organisme vivant. Mais les machines de seconde génération (les machines thermodynamiques) y parviennent déjà bien mieux, sans même parler des machines de troisième génération (les machines cybernétiques), qui modélisent le fonctionnement d’un système ouvert (et non plus d’un système clos), se rapprochant ainsi de manière asymptotique du fonctionnement d’un organisme vivant, compris en retour comme une machine à autorégulation. Sans aller jusqu’à prêter à Descartes l’intuition d’une machine cybernétique  – ce que Martial Guéroult semble avoir été au moins tenté de faire   –, il est à peu près sûr en tout cas que le modèle de machine auquel il se réfère n’a que peu de chose à voir avec les machines capables d’effectuer des mouvements astreints à certaines conditions, tel le mécanisme d’une horloge qui transforme en mouvement l’énergie d’un ressort. La machine dont Descartes a l’idée est bien plus une machine que l’on dirait énergétique ou motrice, capable de transformer une énergie en une autre selon les lois de la thermodynamique – une machine qui a en elle tout ce qu’il lui faut pour fonctionner…et pour cesser de fonctionner à défaut d’être ouverte (comme l’est une machine cybernétique) sur un environnement qui l’alimente en matière, en information, en énergie, et à défaut d’être capable de régler son fonctionnement sur l’évolution des paramètres de leur environnement.

L’intérêt, nous semble-t-il, de la proposition que nous avançons est qu’elle permet de comprendre que l’hypothèse de l’animal-machine a vocation, dans l’esprit de Descartes, à associer une pluralité de modèles d’automatismes afin de cerner au plus près les diverses fonctions vitales et de saisir l’intégration des dispositifs qui les sous-tendent, en ouvrant ainsi un programme de recherche visant à figurer mécaniquement l’intégration des structures et mouvements vitaux qui n’est en droit nullement limité par la réalité des modèles mécanistes existants.

C’est ce que veut dire Descartes, croyons-nous, lorsqu’il déclare qu’il n’est pas nécessaire de faire l’hypothèse que les animaux ont une âme pour expliquer qu’ils puissent vivre, agir et se comporter comme ils le font, ou encore lorsqu’il dit qu’il n’est pas nécessaire de supposer que l’animal est plus et autre chose qu’un corps, c’est-à-dire une machine. Tout se passe comme si Descartes s’efforçait de faire valoir un principe d’économie dans l’explication des phénomènes (une sorte de canon de Morgan radicalisé), selon lequel une activité comportementale ne doit en aucun cas être interprétée comme la conséquence d’une faculté mentale élaborée, si la même activité comportementale peut être conçue comme le fruit d’une activité machinique. Il ne s’agit par là pour Descartes de soutenir (positivement) que les animaux ne pensent pas, mais plutôt de se demander s’il ne nous est pas possible de rendre compte de ce que nous les voyons accomplir sans faire les frais d’une telle hypothèse. Ne se pourrait-il pas que même la capacité d’apprentissage qui est incontestablement la leur puisse être imputée à un ajustement machinique en fonction des circonstances, à une variation réglée entre un stimulus et la réponse qui lui correspond dans un répertoire comportemental, ne nécessitant pas comme telle l’intervention d’états de conscience ? Descartes semble avoir l’idée d’une machine qui, sans cesser d’être une machine, parviendrait à extraire des informations de son environnement et à en faire usage, en démontrant ainsi une forme d’adaptabilité rudimentaire. Certes les hommes ne sont pas (encore) capables de fabriquer une machine de ce genre, mais cela ne prouve pas qu’un telle machine ne peut pas exister, ni que l’animal n’en est pas une. Jusqu’à preuve du contraire, et pour ne pas préjuger de l’achèvement d’un programme de recherche qui est très loin d’avoir livré tous ses résultats, les animaux seront donc considérés comme des machines.       

Et pourquoi ne réserverait-on pas le même traitement aux êtres humains, dira-t-on ? Qu’est-ce qui prouve, à la vue de ce que l’on croit être un homme, que nous n’avons pas affaire en fait à un automate ? Loin de constituer une objection pour Descartes, il faut noter que cette remarque se trouve explicitement sous sa plume en plusieurs textes importants, dont le plus connu est sans doute celui de la Deuxième Méditation Métaphysique où, voyant passer des hommes dans la rue depuis sa fenêtre, Descartes se demande si ce sont bien là des hommes et non pas des automates revêtus de chapeaux et de manteaux. Dans un autre texte fascinant, l’on voit Descartes recourir à la fiction d’automates formés à l’imitation des corps vivants pour nous plonger au cœur d’une société d’automates : "Quel jugement ferait un homme", demande-t-il, "qui aurait été nourri toute sa vie en quelque lieu où il n'aurait jamais vu aucuns autres animaux que des hommes, et où s'étant fort adonné à l'étude des mécaniques il aurait fabriqué ou aidé à fabriquer plusieurs automates, dont les uns avaient la figure d'un homme, les autres d'un cheval, les autres d'un chien, les autres d'un oiseau, etc., et qui marchaient, qui mangeaient, et qui respiraient, bref qui imitaient, autant qu'il était possible, toutes les autres actions des animaux dont ils avaient la ressemblance, sans omettre même les signes dont nous usons pour témoigner nos passions, comme de crier lorsqu'on les frappait, de fuir lorsqu'on faisait quelque grand bruit autour d'eux, etc., en sorte que souvent il se serait trouvé empêché à discerner entre de vrais hommes ceux qui n'en avaient que la figure"  

Comment dans ce cas discerner entre les corps ? Comment peut-on savoir que nous avons affaire à un être vivant, à un être humain ou bien encore à un automate ? Existe-il vraiment des signes indubitables et discriminatifs – de ceux que Rick Deckard, dans le roman de science-fiction de Philip K. Dick Do Androids Dream of Electric Sheap ?, scrute à l’aide d’un scanner au fond des yeux des réplicants, à la recherche d’une émotion réellement éprouvée ou d’un souvenir authentiquement remémoré ? Si, comme le disait Leibniz, nous sommes automates dans les trois quarts de nos actions, est-il si commode d’indiquer ici aussi le point de rupture du modèle machinique ? Et dans ce cas, n’est-il pas clair que ce que l’on a pu prendre pour une discontinuité radicale entre l’homme et l’animal, mettant à part deux êtres substantiellement distincts, passe en vérité à l’intérieur même de l’homme, non pas seulement pour diviser l’âme du corps, mais encore, pour ainsi dire, pour séparer l’âme d’elle-même, en contraignant à distinguer entre ce qui relève d’une sorte d’automatisme mental et comportemental, et ce qui relève d’une activité libre et spontanée ?

Ici aussi, s’ouvre un vaste de programme de recherche visant à déterminer les limites de l’interprétation mécaniste de l’esprit humain et de l’inscription de l’homme dans la nature, dans la postérité duquel se situent non seulement L’homme machine de La Mettrie, mais aussi la réduction cybernétique de la pensée à l’activité d’une machine computationnelle, les recherches contemporaines sur l’intelligence artificielle, ou encore la critique cognitiviste du procédé qui consiste à rendre compte des phénomènes mentaux complexes sans prendre appui sur des couches plus basses et plus simples, en les suspendant à ce que Daniel Dennett a appelé ironiquement un "crochet divin" (sky hook).

Par où l’on voit qu’il devient difficile de dire où commence et où finit exactement l’humanité, si ce n’est à la faveur d’un procédé de co-variation eidétique entre l’homme et l’animal dont le résultat ne pourra jamais être autre chose que provisoire