Une étude sur l'apparition et l'évolution du roman de mœurs au cours du XIXe siècle.

Né sous la Restauration, le terme “roman de mœurs”, légèrement flottant, désigne avant tout un type de récit dans lequel l’aspect social domine sur l’aspect psychologique ou romanesque. Déjà présent au XVIIIe siècle, ce type de narration ne prend véritablement son essor qu’à partir des années 1820. Bien distincts des romans historiques d’intrigue ou de caractère, les livres de Walter Scott jouent un rôle important dans la genèse de cette nouvelle forme. L’écrivain écossais valorise effectivement l’aspect social, et le lecteur éprouve une impression de réel. De surcroît, les personnages scottiens ne sont pas régis par des maximes psychologiques universelles, ce qui ne les rend pas anachroniques, mais au contraire bien ancrés dans une ère passée précise.

Dans le sillage des “physiologies”, récits décrivant des types humains socioprofessionnels, le roman de mœurs associe l’aspect social, explicatif, et l’aspect romanesque, plus irrationnel, valorisant le hasard au détriment de la logique. Le genre connaît alors un certain succès. Le public souhaite effectivement appréhender le monde tel qu’il est, et se distraire, par le biais d’une histoire originale, riche en rebondissements.

Balzac reste le premier à avoir véritablement lié aspect social et aspect psychologique. Son style emprunte aux principes du récit physiologique, mais ses personnages répondent également à des motivations psychologiques d’ordre individuel, à la différence des héros de Scott. De plus, le personnage balzacien reste proche d’un public dont il est quasi contemporain. Les maximes qui déterminent pour une bonne part de sa conduite reflètent elles-mêmes les préoccupations et l’état d’esprit de l’époque. De fait, La Comédie humaine demeure bel et bien l’expression la plus parfaite de cette hybridation, même si l’auteur du Père Goriot a eu quelques prédécesseurs, à l’instar de Robert Challe, et de ses Illustres françaises, parues en 1713. Retenons également les noms de Charles de Bernard (Le Nœud gordien, 1838), ou de Léon Gozlan (Le Médecin du Pecq, 1839). Ces deux créateurs désirent, en effet, valoriser la logique sociopsychologique, même si leur production s’apparente toutefois davantage à des romans d’intrigue. Le roman de mœurs réaliste connaît alors différents modes d’expression.

Stendhal, notamment, adopte une autre approche. L’aspect psychologique s’incarne à travers des personnages principaux dotés d’un caractère exceptionnel, quand l’aspect social s’incarne à travers des personnages secondaires, bien représentatifs de classes sociales déterminées, et singulièrement mesquins. Un héros hors du commun s’oppose au conformisme ambiant, et donc agit contre son époque, c’est-à-dire en fonction de la société de son temps, pour justement s’en détacher. Dès lors, le réalisme naît, indirectement, de la confrontation entre le héros et cette même société, devenue “contre modèle”   . En outre, les figures stendhaliennes ne répondent pas à une maxime générale, comme c’était le cas dans le récit physiologique. La psychologie de Julien Sorel ou Fabrice del Dongo, individus exceptionnels, se fonde avant tout sur du romanesque. De là vient le charme si particulier de livres comme La Chartreuse de Parme, Le Rouge et le Noir ou Lucien Leuwen.

George Sand, de son côté, mêle réalisme et idéalisme. Chez elle, le réalisme est en effet d’abord une structure rhétorique : les divers protagonistes du récit sont bien représentatifs de leur classe sociale, et leur attitude répond à certaines maximes universelles, de façon caractéristique. Néanmoins, l’auteur de La Petite Fadette va opérer une sorte de sélection : lié à des déterminations sociales, le comportement de ces mêmes protagonistes est également guidé par des motivations d’ordre psychologique, motivations qui leur sont propres, et que George Sand idéalise. En apparence incompatibles, réalisme et idéalisme s’unissent ainsi harmonieusement.

Cette association entre aspect social et aspect psychologique dépasse néanmoins le simple cadre du roman de mœurs. Considéré, à juste titre, comme un des maîtres du réalisme, Gustave Flaubert est resté toute sa vie tenté par le romantisme et par un certain sentimentalisme. Ayant très vite renoncé au naturalisme, l’auteur de Salammbô mélange effectivement harmonieusement ces deux mêmes aspects, dans Madame Bovary notamment. Pleins d’illusions, appartenant tous deux à la même classe sociale, Emma et Charles se racontent les mêmes lieux communs romantiques, mais n’aspirent pas au même idéal, du fait de leurs différences de caractère. Semblablement, Zola, associe aspect psychologique et social, en y ajoutant des considérations physiologiques, dans une perspective naturaliste.

Dans la conclusion de l’ouvrage, Bernard Gendrel s’attache également à montrer que cette même association psychologie/social se retrouve dans bien des récits, au XXe siècle. Ainsi en est-il du Nouveau Roman. Ayant rompu avec la narration classique, Alain Robbe-Grillet prétend refuser la psychologie traditionnelle. Néanmoins, les personnages de Claude Simon n’échappent pas à certaines déterminations propres à leur milieu. Sabine, la mère de Georges dans La Route des Flandres, réagit bien en fonction de sa condition aristocratique. C’est dire si l’analyse menée dans cette étude peut concerner, et éclairer, l’ensemble de la production romanesque ancienne et plus récente