Uné étude approfondie de la philosophie du "comme si' de Hans Vaihinger qui réussit à en montrer toute l'originalité et à la mettre en perspective avec le fictionnalisme contemporain. 

De quelle manière faisons-nous l’expérience de la fiction ? L’une des caractéristiques les plus frappantes de notre expérience de la littérature ou du cinéma est notre implication psychologique en tant que lecteur ou spectateur. Nous ne nous contentons pas de suivre d’un œil indifférent les aventures du ou des personnages, nous nous y intéressons, nous éprouvons des sentiments, nous réagissons de manière affective. Le propre de la fiction, lorsque son charme opère, est l’implication psychologique et émotionnelle de celui qui en fait l’expérience.

Or cette implication a quelque chose de mystérieux car on ne voit pas bien comment il est possible de réagir de manière affective aux aventures d’un ou de plusieurs personnages dont l’on sait fort bien par ailleurs qu’il(s) n’existe(nt) pas. Pourquoi leur sort ne nous serait-il pas tout simplement indifférent ? Imaginons qu’un ami nous annonce que sa sœur, laquelle est dans la fleur de l’âge, et promise à une belle carrière scientifique, a contracté une maladie incurable qui la tuera d’ici quelques mois ; que ses enfants, adorables chérubins bien élevés et extrêmement doués, vont être confiés à la tutelle d’un oncle cruel et sans cœur, qui les nourrira de pain sec et les battra comme plâtre. Notre réaction sera bien sûr de consternation. Imaginons à présent, que, voyant notre mine dépitée, notre ami éclate de rire en nous avouant avoir tout inventé : il n’a jamais eu de sœur, il n’y a pas d’enfants ni d’oncle cruel. L’émotion de consternation et d’affliction que nous éprouvions se dissipera sur le champ pour laisser place à une autre (de colère, etc.). Mais nous cessons évidemment d’éprouver le moindre sentiment de sympathie pour cette femme et ces enfants puisque nous savons désormais qu’ils n’existent pas et qu’ils n’ont jamais existé.

Cette expérience de pensée indique qu’il y a un lien nécessaire entre nos croyances et nos émotions. Afin d’éprouver les émotions correspondantes (de peine, d’indignation, de colère, etc.), nous devons avoir un certain  nombre de croyances, à commencer par la croyance que la victime des circonstances attristantes existe bel et bien. Si des croyances d’un certain genre sont essentielles pour rendre possible un certain type de réactions émotionnelles, comment est-il possible de se laisser émouvoir par des fictions ? Car le présupposé de toute fiction est que les personnages de la fiction n’existent pas et que les événements qui y sont décrits ne se sont jamais produits. La Créature que le docteur Frankenstein a mis au monde n’a jamais existé, et cela n’importe quel lecteur du roman de Mary Shelley le sait fort bien (et donc le croit). Et pourtant le lecteur réagira de manière émotionnelle aux aventures de Frankenstein, ce qui suppose qu’il croie en l’existence de ce qui lui est raconté.

L’on pourrait être tenté de répondre que le lecteur ne réagit pas vraiment de manière émotionnelle aux fictions. Tout le paradoxe de l’émotion esthétique tient à ce que nous peinons à articuler les unes avec les autres ces trois propositions : 1) nous sommes véritablement émus par les fictions ; 2) nous savons que le contenu d’une fiction n’est pas réel ; 3) nous ne sommes véritablement émus que par ce que nous croyons être réel.       

Les diverses théories qui ont cherché à rendre compte de la façon dont nous faisons l’expérience de la fiction se distinguent les unes des autres par le type de proposition qu’elles écartent. La théorie de l’illusion nie la vérité de la seconde proposition : lorsque nous faisons l’expérience d’une fiction, nous ne savons pas que le contenu de la fiction n’est pas réel : nous sommes sous l’emprise de l’illusion qui nous fait croire en la réalité de ce qui nous est raconté. La théorie du jeu ou du faire comme si conteste la vérité de la première proposition : lorsque nous faisons l’expérience d’une fiction, nous n’éprouvons pas de véritables émotions : nous éprouvons des quasi-émotions. La théorie de la représentation nie la vérité de la troisième proposition : lorsque nous faisons l’expérience d’une fiction, nous sommes véritablement émus par le contenu même de nos pensées, réaction émotionnelle qui ne requière nullement que nous croyions en la réalité des choses qui nous émeuvent.

Il serait loisible d’étendre le paradoxe de l’émotion esthétique à d’autres types de situation. Comme l’écrit Christophe Bouriau dans l’Introduction de son étude passionnante sur le "comme si", nous avons tous appris au collège à utiliser des quantités dites infinitésimales pour résoudre certains types de problèmes mathématiques. Nous avons pu vérifier qu’en utilisant ces quantités infinitésimales pour nos calculs nous obtenions des résultats corrects. Or qu’est-ce qu’une quantité infinitésimale ? C’est une quantité plus petite que n’importe quelle quantité existante. En d’autres termes : une fiction, c’est-à-dire une idée à laquelle rien ne correspond dans la réalité, puisque n’existent en effet que des quantités finies, ayant un certain degré de petitesse. Or le paradoxe est qu’en intégrant dans notre raisonnement fictionnel (l’infinitésimal), nous parvenions néanmoins à un résultat correct. Comment expliquer que nous puissions atteindre la vérité en utilisant des fictions ?

Le propos du livre de Christophe Bouriau n’est pas d’entrer dans le détail des réponses que différents auteurs (pour la plupart, anglo-saxons) ont pu apporter à ces paradoxes. Il est de montrer qu’une approche philosophique originale, diffusée pour la première fois en 1911 par un Hans Vaihinger, offrait déjà une réponse globale à ce type de problèmes. La démarche adoptée est donc généalogique : considérant que les débats contemporains se font parfois dans l’ignorance du passé qui a vu naître ces problématiques qui sont en leur centre, Christophe Bouriau propose de revenir à celui qui, le premier, a offert une perspective philosophique d’ensemble permettant de comprendre comment l’usage des fictions peut produire, dans les divers champs de notre activité et de notre expérience, les résultats surprenants que nous avons évoqués. Cette perspective philosophique, nommée par Hans Vaihinger l’"approche du comme si", fut développée dans son maître ouvrage : La philosophie du comme si. Système des fictions théoriques, pratiques et religieuses sur la base d’un positivisme idéaliste (1911), dont l’auteur a publié en 1923 une édition abrégée, disponible en français, grâce aux bons soins de Christophe Bouriau, depuis 2008 aux éditions Kimé.

L’objectif de l’ouvrage de Christophe Bouriau est d’élucider pour elle-même les tenants et les aboutissants de l’approche par le comme si, en tentant de montrer la portée philosophique qui est la sienne, au-delà de la fonction de résolution des paradoxes précédemment cités. Il s’agit également, pour l’auteur, de s’intéresser à la postérité, assez largement méconnue, de La Philosophie du comme si  dans l’histoire des idées, en réfutant la lecture généralement proposée selon laquelle l’"approche par le comme si" serait une simple variété du pragmatisme de C. S. Peirce, de W. James et de J. Dewey. A l’encontre de cette interprétation, Christophe Bouriau s’efforce de démontrer que c’est comme fictionnalisme, plutôt que comme variété du pragmatisme, que la philosophie du comme si mérite d’être abordée, en relation avec les auteurs de son temps qui s’en sont inspirés dans des perspective différentes (R. Carnap, A. Huxley, H. Kelsen, A. Adler), et avec ceux qui, sans se réclamer de Vaihinger et sans peut-être même l’avoir jamais lu, continuent aujourd’hui de prolonger certaines de ses idées (notamment K. Walton et B. van Fraassen)