Un monde "nouveau ", porté par Internet, ses utopies, ses anonymes … est-il sur le point de se substituer au monde ancien ; celui dans lequel nous vivons ?

Un monde "nouveau ", porté par Internet, ses utopies, ses anonymes … est-il sur le point de se substituer au monde ancien, celui dans lequel nous vivons ? Telle est la question centrale du nouveau livre d'Ariel Kyrou. Tout autant que le titre et le sous-titre (ces anonymes qui changent le monde), l'illustration de couverture - le fameux masque, en partie ici pixellisé, du conspirateur de 1605 Guy Fawkes, tiré du film V pour Vendetta, inspiré de la bande dessinée de David Lloyd et Alan Moore - dit d'emblée le projet de cet essai vif et nerveux : s'interroger sur une révolte diffuse contre des pouvoirs perçus comme arbitraires. Car c'est bien de révoltes et de révoltés dont il est question dans ce livre.

"On a raison de se révolter" … le slogan de mai 68 semble claquer au vent du numérique. Ariel Kyrou voit comme une ligne directe, une sorte d'héritage, entre tous ces révoltés. Dans un désordre joyeux, Dadaïstes, Surréalistes, Futuristes, Révolutionnaires de mai 68, Indignés, Hackers et autres Anonymous, avatars du Net se rejoignent tous. La morale propriétaire les ennuie. Ils l'exècrent. L'art et toutes les formes d'expression sont libres. Tout est à leur disposition. Il voit ainsi dans les Futuristes et plus largement dans les avant-gardes, au tournant du 19ème et 20ème siècle alors que s'affirment les techniques industrielles de reproductibilité (cf. Walter Benjamin), les ancêtres des samplers. Mais c'est sans doute au cours des Sixties, sur la côte Ouest des États-Unis, sur fond d'amplis saturés, de "larsen" et de basse ronflante - sous l'égide d'un Timothy Leary, chantre des substances interdites, qui vit dans le cyberspace une prolongation des expériences psychédéliques ou d'un John Perry Barlow, parolier un temps du groupe mythique Grateful Dead, qui fut en 1990 l'un des fondateurs de ce qui deviendra le groupe de pression majeur de défense des libertés sur internet : l’Electronic Frontier Foundation – que le mouvement actuel puise ses racines. Les avant-gardes renversent. Elles détournent également.

Du Flower Power aux Punks, de l'électro à la house et à la techno, des Hippies aux Zippies, les créateurs ont pu s'appuyer sur les possibilités nouvelles que leur donnaient la technique. Collages, découpes, détournements, mix et "samples" via le Net se diffusent désormais sans contraintes. Comme la prise de parole politique ou comme l'expression journalistique, tout désormais peut être dit, chanté, filmé et être diffusé partout, par tous, tout le temps. "Nous créons un monde où tous peuvent entrer, sans privilège ni préjugé dicté par la race, le pouvoir économique, la puissance militaire ou le lieu de naissance" dit Barlow en 1996, un monde qui rejette les lois et autres règles de copyright. Qu'importe la contrefaçon. Tout est création. Tout est libre.

Deux mondes se font face. Un monde ancien, celui des multinationales du divertissement, de la culture et des médias, du luxe, … Et, face aux lobbies des industriels, une nébuleuse d’associations, d’organisations, de collectifs informels. À l’image du réseau lui-même, cette galaxie n’a pas de centre de décision unique. Son plus grand acte de gloire, à ce jour, est d'avoir bataillé contre le projet ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement), repoussé par le parlement européen le 4 juillet 2012, qui aurait imposé de nouvelles sanctions et des mesures poussant les acteurs de l'Internet à "coopérer" avec les industries du divertissement pour surveiller et censurer les communications en ligne, en contournant l'autorité judiciaire. Nul doute que notre auteur a choisi son camp. Il choisit, bondissant, l’open source, l’open data, le logiciel libre, Wikileaks, les hackers et l’information sans frontière de l’ère numérique. A l'ordre apollinien, il préfère l' hybris dionysiaque de la révolte …

Or ce monde "nouveau" remet en cause nos conceptions de l'espace et du temps. Un espace qui n’est plus déterminé par les distances mais par des proximités. Un temps éclaté … comme hors du temps. Dans cette remise en cause, l'écran joue un rôle central. Il abolit le temps et l'espace. Chaque "joueur", rappelle Ariel Kyrou, à sa guise, accomplit une multitude d'allers et de retours. Contrairement au monde du livre ou du cinéma (le film comme le livre se lisent / se regardent dans la même temporalité linéaire inscrite dans un modèle dominant : celui du début et de la fin) l'usage du "nouvel" écran semble libéré de toute contrainte temporelle. De même le livre et le film appartiennent à la culture de l'un. Le numérique n'a que faire de l'unité. Il est la culture du multiple, du masque et de la parodie susceptibles, partout et à tout instant, d'être diffusés, partagés, repris puis déformés, parodiés, détournés … "Mèmes" (dans le vocabulaire des "geeks" : éléments repris et décliné en masse sur la toile) ou avatars déconstruisent l'unicité de l'individu. Il n'est plus individu. Il est un "dividu". Il se "divise", s'éclate en une multitude de pseudos, d'avatars.

Il est là et ailleurs, multiple. A l'individu se substitue, dans une terminologie empruntée à Gilles Deleuze, le "dividu" anonyme, identité sans identité, shizoïde. Il est sans nom, comme le sont les Anonymous et comme l'étaient, bien souvent, ces primitifs de la révolte qui firent jadis l'objet d'un beau livre du grand historien Éric John Hobsbawm   . Comme les luddites, ces "bandits sociaux" chers à Hobsbawm, les Anonymous sont moins une organisation qu’un "mème" qui se propage comme un virus profondément politique, ouvertement subversif. Mais, bien au-delà des Anonymous et autres hackers, s'inventent de nouvelles formes de démocratie. Internet serait donc devenu le relais d’une "autre" démocratie, caractérisée par des formes jusque là inédites de mise en commun, permettant que s'instaurent des mécanismes d’échange, de dialogue, de coproduction, de division du travail, d’organisation des tâches qui ne correspondent plus à une planification par le haut mais à une construction par le bas, par la volonté des acteurs. S'appuyant sur l'exemple de Wikipedia où les internautes coordonnent et, de facto, autorégulent leurs savoirs, leurs compétences et définissent les règles de production en commun, il y voit une veille collective au sens du care, c’est-à-dire de l’attention à l’autre.

Ce petit livre n'est pas simplement une ode aux Anonymous et aux Hackers. Il va beaucoup plus loin. Il nous conduit à nous interroger sur l'univers totalement déstabilisant dans lequel nous sommes entrés. Or l'une des conséquences – et ce n'est pas la moindre – des mutations techniques liées au numérique est d'ordre anthropologique. De nouvelles saisies du réel se dessinent dans lesquelles, réel et virtuel convergent jusqu'à se confondre, inaugurant ainsi un nouveau régime de sensibilités, de nouvelles perceptions et un nouveau système de représentations. A l'évidence, c'est bien un monde ancien qui se met à vaciller