A l’occasion de la reprise de La Vie est une goutte suspendue au festival des À Côtés (Lyons la Forêt, du 17 au 20 mai 2013), le cinéaste franco-iranien Hormuz Kéy nous donne cet article sur la fabrication de son film, et de son prodigieux acteur-personnage, le philosophe Christian de Rabaudy :

 

CORPS ET COMPORTEMENT

L’énergie et la force d’un corps humain sensible définissent sa qualité de présence. La force sensible d’un corps humain vivant, c’est sa présence en déplacement qui se traduit en mouvement dans notre cerveau. Dans son rapport avec "du beau naturel", le corps humain, selon Hegel, occupe un rang beaucoup plus élevé que les autres corps   Ainsi, chez l’homme, il y a un "rapport magique" entre le corps et l’esprit, et la sculpture grecque a voulu et a pu faire "un rapport secret et une correspondance cachée"   du corps et de l’esprit. Le rapport corps-esprit n’est-il pas engendré par le corps, par les corps sensibles ? La réponse est positive, car il y a un corps sensible qui émet, et un autre qui reçoit.

Le déplacement d’un corps humain dans l’espace, en l’occurrence le personnage de cinéma, est assimilable à un conflit, une négociation, un dialogue, voire à une chorégraphie. Ou à une architecture que l’individu respecte consciemment ou inconsciemment. Cette conscience et cette inconscience sont séparées, selon moi, par une sorte de "rideau" invisible. Ce rideau est flexible, il peut aller plus ou moins vers l’un ou vers l’autre.

Dans ce film, cette personne, cette conscience, ce corps, c’est Christian de Rabaudy Mont Toussaint, né en 1945 et mort en 2002, à Paris. Il fut professeur de philosophie, écrivain et diabétique. Mais ce qui m’a intéressé le plus dans son histoire, c’est son "personnage". La façon dont il se comporta dans l’espace. La façon dont il s'arrangea avec son corps, avec ses vêtements, avec les objets qui l’entouraient, dans sa ville, dans son appartement parisien… On a pu dire que la vie était une goutte suspendue. La goutte suspendue, au cinéma, c'est ce corps humain sensible, fragile, éphémère, qui se répercute en émotions dans notre cerveau de spectateurs.

 

La recontre avec l'homme-oiseau

J’avais écrit un livre, Poupak, conte philosophique iranien   , en langues persane et française, qui raconte l’errance d’un Homme-Oiseau dans le désert d’un Iran antique et mythique. Pour les besoins de l’édition, je cherchais quelqu’un qui puisse en relire la version française.

Une amitié, celle de Natacha, l’ancienne élève de Christian de Rabaudy, m’a conduit à Christian, avec qui je pris rendez-vous. Lorsque je le vis sur le boulevard de Strasbourg dans le 10ème arrondissement de Paris, j’eus la confirmation de ce que j’avais ressenti en entendant sa voix au téléphone : j’étais devant quelqu’un de singulier, d’une étrangeté qui allait croiser celle de l’énigmatique Poupak. Ce fut comme si Christian avait surgit directement de mon livre en Homme-Oiseau. Un livre écrit dix-huit ans auparavant. J’ai été fasciné par Christian et j’ai essayé d’approcher cet être.

Je serrais sa main, une main étrangement froide – ce fut presque un choc thermique. Il eut cette phrase surprenante : "Cela fait longtemps" !   Que voulait-il dire ? J’ai senti que j’avais affaire à un homme seul, tragiquement seul. Alors je l’ai embrassé. Après un long monologue de son côté et quelques mots du mien, je l’ai quitté, lui laissant le texte Poupak. Tout au long du parcours qui me ramenait à mon domicile, j’étais bouleversé tant cet homme irradiait un mélange déroutant de comique et de tragique dans une enveloppe à la fois élégante et clocharde, laissant apparaître une sorte de lumière à travers cette boule noire que représentait son existence. Tout chez lui était atypique, de l’ordre de l’originalité rythmée : sa voix, sa silhouette son comportement dans l’espace, dans sa ville, son arrondissement, dans son appartement, etc.

Une semaine plus tard, je lui ai proposé de le filmer. Il en a été enchanté. Et simultanément, il a exprimé sa peur de la caméra. Dans son visage, je lisais un clair-obscur de désir et de crainte. Dans cette lutte qui opposait le désir et l’appréhension de la caméra j’ai constaté la naissance, malgré lui, d’une gestuelle que j’appelle une gestuelle de séduction. C’est comme s’il me réclamait de le convaincre, de le persuader que ce futur film était l’accomplissement des échecs de toute sa vie ! Ou peut-être l’ultime réponse, cette fois positive, à tous ses vœux non exaucés. C’est dans cette urgence d’existence qu’on peut voir la "suspension de la goutte", une alchimie du besoin de Christian d’être filmé.

 

La caméra, invitée ou intruse ?

Le jour où je devais commencer le tournage, le 13 février 2002 à 9h 15, alors que j’étais sur le point de sonner à sa porte, mon téléphone portable a vibré. C’était Natacha, qui m’annonçait que Christian voulait renoncer à ce tournage. J’ai néanmoins sonné à sa porte comme si je ne savais rien, et après quelques minutes de conversation banale, j’ai prétexté un dégât des eaux dans mon appartement pour annuler la séance. Je pris immédiatement congé, et simulant la précipitation, en signe de confiance, j’ai laissé ma caméra, une caméra prête à tourner. Lorsque je suis revenu deux heures plus tard, j’ai découvert un Christian en colère: "En réalité tu n’es pas un vrai réalisateur; un vrai réalisateur, c’est celui qui prévoit tout, y compris l’inondation possible de chez lui, y compris la grève du métro, y compris le suicide sur les rames du métro qu’hypocritement on appelle incident voyageur, tandis qu’en réalité tout monde sait que c’est la société qui tue…". Je lui ai demandé : "Pourquoi sans cesse vous dîtes "en réalité" ?" et il m’a répondu : "Parce qu’il y a trop de choses autour du réel, le réel est toujours encombré par des irréels. Je te signale que par exemple tu croyais que tu étais un réalisateur, mais en réalité et jusqu’à un nouvel ordre tu ne l’es pas … et l’histoire de ton inondation – et pour te faire plaisir – en réalité j’arrête…" Il venait d’abandonner le vouvoiement. Un vrai revirement pour pouvoir me dire ce qu’il avait envie de dire avec plus de franchise.

Après mon stratagème, j’avais devant moi un Christian furieusement frustré de son premier jour de tournage. Un Christian qui avait manipulé et déclenché "involontairement" la caméra, dans laquelle furent donc enregistrées 42 minutes d’auto-filmage "inconscient" d’un Christian égrenant une litanie de griefs et de regrets : "Qu’est-ce qu’il veut de moi cet Iranien ? Est-ce qu’il est un vrai réalisateur ? Est-ce qu’il est un Iranien ? Il me dit qu’il est aussi Français, est-ce qu’il est Français ? Il n’a pas encore commencé qu’il a déjà abandonné. L’inondation de son appartement, mon œil, je suis sûr que c’est une invention ! C’est encore Natacha qui lui a soufflé cette connerie… Mon Dieu ! C’est ma faute, j’aurais pas dû téléphoner à Natacha…J’espère quand même qu’il va me filmer, qu’il fera son film…Avec moi." Puis il se mit à chanter une sorte d’opéra lyrique. Ce face-à-face solitaire avec la caméra pendant mon absence avait fait son œuvre. La caméra s’était insérée en douceur, non seulement dans l’appartement, mais aussi dans l’intimité de Christian.

Dès lors le tournage pouvait commencer. Et à sa demande. Une demande réitérée à maintes reprises et parfois durement.

Savait-il que la caméra avait été déclenchée ? Un jour Christian m’a dit "Tu sais, les pauvres fous portent en réalité le fardeau d’accusations de gens dit normaux, qui les accusent d’aliénation et de gens qui en réalité parlent tout seuls, tandis qu’en réalité tout le monde parle seul, fous et non fous, car comme disait Pascal, les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être fou par un autre tour de folie, de n’être pas fou soi-même. En réalité tout le monde parle pour soi, sauf s’il y a une caméra, en réalité, à ce moment-là tout change, on parle pour soi et pour les autres…" J’ai conservé longtemps ces 42 minutes, les regardant souvent avec beaucoup de plaisir. Une nuit, à trois heures du matin, j’ai effacé ces premières images. Christian n’en a jamais eu connaissance.

 

Qui est Christian ?

Christian de Rabaudy, professeur de philosophie, a publié une dizaine de livres de philosophie. Le dernier s’intitule Du positivisme métaphysique ; physique classique, classique quantique, classique subquantique   . Est-ce un testament prémonitoire ? C’est en tout cas un livre qui lui ressemble. Un livre difficile. Tous les jours il me demandait si je l’avais lu et si je pouvais lui faire un compte-rendu. Je le sentais frustré! Alors je l’ai lu, découvrant un labyrinthe de pensée. Un ami philosophe, après la lecture, m’a dit : c’est "une intelligence débordante et débordée". Finalement je répondis à Christian que son livre était très intéressant mais qu’il m’était bien difficile de tout comprendre, que non seulement je devais le relire plusieurs fois mais que je devais le recopier à la main ou à la machine !

Pour moi, Christian est toujours un point d’interrogation. Même son physique, dans l’espace, dessine ce point d’interrogation. Une interrogation qui a la forme de son corps. Malgré son diabète, il ne titubait pas, il était droit, il était rapide, il était très intelligent, très assidu et très exact, d’une méticulosité quasi obsessionnelle : "Tu comprends ! En réalité, un instant de distraction, un instant d’inattention égale à ma disparition et à celle de mon corps… Et alors tu n’as plus rien à filmer". Christian s’était inventé une gestuelle propre qui traduisait à sa façon une "insoutenable légèreté de l’Être". Lors d’une prise, il m’interpelle devant son voisin : "En fait quel est le titre de ton film ?" Moi : "La vie est une goutte suspendue". Lui : "Je vais faire comme Buster Keaton, je vais faire rire tout le monde sans jamais rire". Il mettait ainsi à nu l’essence de son être : son corps et son intelligence. Christian affirmait qu’il ne croyait pas. Un jour il se mit à me parler de sa croyance. Je lui fis part de ma surprise et lui de dire : "Tu as une bonne mémoire mais pas une intelligence supérieure. Car tous les croyants et tous les incroyants sont instables, ils flottent entre deux bords…De plus j’ai décidé de croire car en réalité je peux imaginer la destruction de mon corps que tu vois et que tu filmes, mais en réalité je ne veux pas imaginer la pulvérisation ou si tu veux la "poussiérisation" de mon corps…Et si tu vois que je suis exigeant, c’est parce que je n’ai pas beaucoup de temps…Alors en réalité, comme disait le poète de ton pays, Omar Khayyâm   ), mon avenir est maintenant ! Car mon corps est là et sent, alors, avant que ce corps ne soit plus là et ne sente plus j’en profite en acceptant tes séances cinématographiques…" 

Son dernier livre dit de la croyance : "La croyance n’est pas une connaissance, cela ne l’assimile pas au non-être. Fait-on une place à la croyance en assignant des limites à la science ? On la réduit au contraire. Une phénoménologie (au sens de Husserl) suffisait." La croyance "reposant sur l’expérience mentale peut en appeler sans savoir à une physique qui n’existe pas encore à condition qu’elle ne tombe pas dans l’illusion de s’opposer à elle. La relation métaphysique-physique ne doit pas être traitée en fonction de l’a priori sensible, c’est-à-dire à partir d’un principe de causalité…". Ainsi, l’idée de savoir et de connaissance ne peut pas supprimer la possibilité de croire : "L’idée de connaissance ne supprime pas la croyance ou l’opinion et permet au contraire de les rapporter au sujet psychologique, lequel n’est jamais totalement indépendant du sujet transcendantal. Même la physique peut avoir besoin du sujet psychologique : est-ce le sens de l’idée rationnelle psychologique ?". Pour de Rabaudy, la croyance et l’incroyance communiquent et l’on peut croire un jour et ne pas croire un autre jour et vice-versa.

L’image, le sensible et la création artistique sont en corrélation mais en même temps en contradiction avec les croyances monothéistes. Les textes sacrés sont souvent de forme poétique et en même temps, la Forme Poétique, comme la création, sont condamnées, voire interdites. Ce n’est pas par hasard si certains fondamentalistes de certaines religions interdisent l’Image, l’assimilant à de l’idolâtrie et la poésie à une folie habitée par les diables. Christian soutient qu’il a décidé de croire : "C’était une erreur de te dire que je ne croyais pas. Parce qu’au fond, je crois qu’au moment où je te disais que je ne croyais pas, je croyais quand-même…". Comment peut-on "décider de croire" ? Cette "décision de croire" et non pas "croire tout court", n’est-elle pas acception du "Poiétique", acception de l’Image ? Cette volonté de Christian d’avoir son image ne nous dit-elle pas deux choses essentielles :

1 - Que je sais qu’avec le temps tout disparaît (donc aussi mon corps sensible) et qu’alors je le fais vivre aussi longtemps que possible pour que le filmeur me filme, pour que je puisse me dire que j’existerai après moi, et même que j’ai été drôle.

2- Que le poiétique (l’art, la création, la poésie et surtout l’Image) est le rival de la religion (même si elle-même utilise une forme artistique pour s’exprimer), et que l’arrivée de l’un fait annuler l’autre et vice-versa ? Que veut dire cette ambiguïté de la "décision de croire" de Christian ? Est-ce qu’au fond Christian n’a pas peur du "mensonge" et de l’"éternité", du caractère éphémère de la vie, de son corps sensible ? N’est-ce pas pour cette raison qu’il se fie à l’éternité de la caméra ? Tout en "décidant" de croire malgré son incroyance ? On voit les traces tenaces de Blaise Pascal !

 

Urgence de vie, urgence d'image

Sa maladie, son physique, son abandon, sa solitude… Christian vivait une sorte d’urgence existentielle à l’égard de son poids et du temps. Parfois avec ses doigts, il décomptait les instants tout en disant qu’il vivait dans une intemporalité existentielle ! Moi : "Comment expliques-tu tout cela ?" Lui : "Regarde-moi, suis moi et tu comprendras tout". Cette obsession du temps était tellement forte qu’il regardait sans cesse son réveil. Il l’avait dans la main, dans sa grande poche ou dans son sac de voyage ; à l’hôpital, il l’avait aussi sur son ventre. En ce qui concerne son poids, il se pesait sur la balance pratiquement toutes les heures. Il disait même à sa balance : "Je ne te fatigue pas, hein ! Toujours un peu moins qu’hier… Maigrir oui, mais enlaidir non…". Cette urgence existentielle poussait Christian à une extrême précision dans tous les autres domaines. Parfois, à trois heures du matin, il me téléphonait pour préciser ou corriger un texte de Nietzche, de Spinoza ou autres. Pour l’argent, il calculait au centime près, de même le nombre de pommes, de poires, le prix du café, des légumes et des fruits. Cela tenait d’une poétique mais aussi d’une rhétorique, se mêlant à sa structure mimique et comportementale, à l’intonation de sa voix, au débit de sa parole... Et pour distinguer cette poétique de cette rhétorique, il était souvent dans une attitude de tractation, justifiant et argumentant, à travers la caméra, avec moi et au-delà avec tout l’univers.

Ce goût pour la précision ne venait pas seulement de sa maladie, il venait aussi de sa vocation professorale. Tous les étudiants de Christian que j’ai croisé m’ont confirmé son souci de précision pendant ses cours. Ce n’était pas un professeur ordinaire. Il y a eu chez lui, en permanence, une oscillation, une hésitation, entre une extrême banalité et une extrême originalité. Toute sa personnalité était dans cet entre-deux. Et d’ailleurs, même sa banalité n’était pas une banalité ordinaire, au sens où cette banalité est une modélisation de ce que peut être la banalité. Je pense que l’art consiste à "faire", à créer, avec ce qui n’est pas et avec ce qui est, c’est-à-dire des ingrédients existants mais qui n’existent pas initialement dans le sens du Beau. Comme le dit Alain Badiou : "Le cinéma, c’est transformer du déjà vu en du jamais vu."   . Christian fait cela en permanence. En transcendant l’ordinaire, il réhabilite l’ordinaire dans ce qu’il a d’exotique et d’étrange. Son quotidien relève de la pure banalité, mais, à travers le prisme de son personnage, cette banalité mute en du jamais vu.

Parce qu’il pèse entre 30 et 40 kilos, le physique de Christian est déjà en soi le vecteur de cette mutation. Dans ce sens, Christian était un artiste, un créateur et surtout un esthète. C’est saisissant de voir comment il a créé, à partir de sa personne et de sa personnalité, son personnage. Un corps filiforme, un bonnet de femme en laine qu’il avait trouvé dans la rue, des baskets pointure 48 "abandonnées par un Pakistanais qui retournait au Pakistan, trop grandes mais ça ne fait rien" (sa pointure était du 36). Tous les autres vêtements et beaucoup d’objets provenaient de récupérations. Avec tous ces ingrédients, il s’était inventé comme "philosophe oiseau", comme un clown avec le pouvoir de faire rire et comme un "acteur diabétique", selon ses propres termes. C’est ce personnage composite de philosophe oiseau, de clown triste, d’acteur diabétique que révèle la caméra, et ce à travers des banalités des plus ordinaires comme le prix du café "Folie Noire" – c'est-à-dire de la marque Carte Noire en "promotion" –, l’apologie du boudin Leader Price ou d’autres inventions encore, d’une originalité prodigieuse. À cela il faut ajouter ses discours hautement littéraires et philosophiques, par exemple, juger Nietzsche sur ses idées philosophiques, idéologiques et politiques, parler de Pascal et de sa pensée sur la croyance et la folie, arbitrer sur le lien de parenté entre Maupassant et Flaubert ou, contredisant Platon : "Tu sais ce que disait Platon à propos de la philosophie ? Il disait la philosophie est née de l’étonnement devant l’originalité des choses. Et moi j’ajoute le contraire, c’est-à-dire c’est l’étonnement devant la banalité des choses".

Christian va du tragique au comique et du comique au tragique en permanence. Et cette forme comique de sa personnalité n’est elle-même pas uniforme. Elle a une telle multiplicité de formes qu’on a le fort désir de le voir encore. Le rire que son personnage provoque n’est pas le rire habituel du cinéma comique. Une femme, lors d’un festival, m’a même parlé de rire intérieur. Un homme qui se disait philosophe à Montréal m’a dit : "J’ai été comme un gibier dans la gueule de votre film". On peut dire que Christian, avec la pluralité de sa personnalité, est en quelque sorte un héros transversal. Un héros de l’ordinaire. Un cavalier sur ses jambes tremblantes.

Dans tous ses actes Christian semble "impudique", mais au fond il n’est pas impudique, ou comme le dit Jean-Claude Carrière, "un philosophe n’a pas à être pudique, la mise à nu de Christian n’est nullement gênante…"   . Le fait de couvrir ne désigne pas la pudeur. La nudité de Christian est l’"exposition" de son "œuvre" en quelque sorte. Une œuvre qui n’est que son corps. Pour dire que je SUIS encore ! Avec ce corps d’acteur diabétique qui souffre sans cesse, sans repos, brûlé, meurtri, maigre mais vivant et beau. C’est mon œuvre, dit-il avec ses gestes, ses attitudes. Pour Jean-Luc Nancy : "À la fois le héros ou sujet [du film] – les deux termes sont inappropriés – est d’une originalité rare, et sa réalisation en épouse très bien la singularité. En fait, il me semble que ces deux aspects se rejoignent dans ce qui me fournit, à la réflexion, le mot juste pour remplacer le « héros » autant que le « sujet ». Ce mot serait l’ « acteur » : celui qui agit (l’actant, si tu veux, comme on dit dans certaine théorie de la littérature) et celui qui joue. Car ton « personnage » (employons ce mot, il est juste aussi) se désigne lui-même comme acteur, et avec lui le film comme film et lui comme s’adonnant à cette mise en scène de lui-même – dont on voit bien, en même temps, qu’elle a précédé chez lui, de longtemps, l’arrivée du cinéaste et de son projet de film…"   .

L’existence de ce personnage est rythmée par des mouvements extrêmement agréables, c’est comme s’il dansait pour se déplacer. Le rythme de ses mouvements m’a fait penser à un oiseau-danseur que j’ai vu en Inde, dans un village très peuplé. Un homme avec un turban orange, une moustache qui ressemblait à deux queues de serpent et des yeux très noirs et minces venait tous les jours sur la place de ce village. Avec son fils de 7 ou 8 ans qui lui ressemblait beaucoup, il traînait un petit chariot et des boîtes. D’abord ils installaient un rideau noir et préparaient le spectacle. Puis, d’un coup, le rideau tombait. Surprise ! On voyait des serpents qui dansaient au rythme de la flûte. Mais le plus extraordinaire c’est qu’un petit oiseau, dans une cage non ordinaire, surmontée d’un bidon d’essence, se mettait à danser aussi au son de la flûte. À mes yeux, ceci était une énigme. Je m’approchais plusieurs fois pour comprendre, mais l’homme me chassait. Finalement, un jour, une tempête a soulevé beaucoup de poussière et j’ai pu m’avancer : j’ai compris alors que l’oiseau ne dansait pas au son de la musique ! Non ! Sous le plateau qui faisait office de sol de la cage il y avait une lampe, un feu, une flamme, et le pauvre oiseau, pour ne pas se brûler, sautait d’une patte sur une autre ! Pour rester en vie…

J’ai reconnu cet oiseau en Christian   dans son extraordinaire mobilité chorégraphique. Ses gestes ne sont pas seulement fonctionnels et pratiques mais aussi esthétiques, un télescopage de tragique, de comique, de poétique et d’absurde. Christian va dans tous les sens, pas seulement à droite et à gauche, mais comme un oiseau curieux, il va aussi vers le bas et vers le haut, sans désordre. Christian est un vagabond sphérique, gardant toujours le cap sur le "Beau" il fait de son errance intérieure une chorégraphie esthétique très complexe. Une chorégraphie que j’appelle existentielle parce que créée par lui-même consciencieusement, puis mise en évidence avec une naturelle subconscience. Christian a son allure particulière, il a, dans la profondeur de son être, un autre mouvement que nous. Il doit composer entre la fragilité de son être et les traits de sa personnalité : le professionnel, le scientifique, le professeur, le philosophe… Dans un va-et-vient incessant entre toutes ces composantes, il utilise son corps comme matière d’expérimentation. Tantôt, c’est le professeur qui domine, et quelques minutes plus tard, c’est l’homme sensible qui prend le dessus. Cette mobilité, qui pourrait paraître de l’instabilité, est du grand art. C’est le rythme qui domine. Une pulsion de rythme. Il ne reste jamais dans le même état psychique. Christian, caressant sa moustache, me disait que Friedrich Nietzsche soignait bien sa moustache et ne croyait qu’en un dieu qui dansait.  

Une comédie humaine

Le visage de Christian a été brûlé par la soude caustique. Il a perdu un œil. On a pris la peau de son ventre pour refaire son visage. Et pourtant il a réussi à réinventer une magnifique beauté à son visage. Une Lumière ! Je lui ai dit un jour : "Ce que le bon dieu t’a épargné, tu l’as créé toi-même." Christian a réussi à projeter sur le masque de son visage l’extraordinaire lumière humaine qu’il possède en lui. C’est comme si sur la terre brûlée de son visage l’arbre de vie avait repoussé.

La vie est une goutte suspendue est une sculpture évolutive du personnage dans l’espace et dans le temps mais aussi un film sur un personnage complexe qui utilise son corps comme un pinceau. Un pinceau qui peint sa propre existence, son propre "être". Le film n’est qu’une partie des réalités qu’on peut saisir de Christian. Pendant le tournage j’ai été le premier spectateur du film en train de se tourner. Comme j’ai assuré seul le tournage, prise de vue et son, mon propre rire, partie intégrante de la scène en train d’être tournée, a été enregistré. Une interaction entre filmeur et filmé qui se répercutait forcément sur le comportement quotidien de Christian, pourtant imperturbable. Notre interaction provoquait chez moi un rire que je contrôlais, ce qui déclenchait une douleur au thorax. Parfois je riais tellement que je voyais flou ou alors plus rien. Il m’arrivait aussi de pleurer. Je pense que Christian, tout comme moi ou comme le spectateur, est un funambule, un danseur qui, avec une chorégraphie précise, traverse des ponts en lame de rasoir, sans tomber ni se blesser. C’est une sorte d’apprivoisement de l’existence, mais aussi une sorte de domestication de la mort. C’est pour cette raison que l’on peut dire que ce film est une vulgarisation de l’impossible. Christian était très conscient, conscient de sa tristesse, mais aussi de son pouvoir de provoquer le rire. Il m’a dit un jour devant la caméra : "En réalité le principal défaut d’une personne dans la vie, c’est de ne pas pouvoir rire et plus encore ne pas pouvoir faire rire l’autre… N’oublie pas que « pouvoir rire », en réalité, c’est un pouvoir, et puisque je ne peux pas rire, ou que je ne veux pas rire, alors je sais que je fais rire ! En réalité il y en a qui ont un rire sarcastique et qui ne rient pas seulement avec le visage mais avec tout le corps. En réalité il faut se méfier de ces gens là, les gens qui rient avec leur corps…".

Le mot "réalité" ne se détache pas de Christian et de son discours. Pour lui la réalité est, non seulement encombrée par beaucoup de choses qui la voilent, mais elle est aussi un sentiment résultant de la composition de tout ce qui l’entoure. Christian a répondu aux questions de Natacha son ancienne élève et aux miennes : "Qu’est-ce que c’est que la réalité ?" "En réalité, c’est une question difficile. La réalité c’est essentiellement quelque chose d’intérieur…Et c’est vrai qu’en réalité j’ai mangé parce que je vous attendais, j’étais heureux de vous voir… Et ça m’aurait intéressé de voir au moins quelqu’un de ma famille venir me rendre visite à l’hôpital de Creil." Je pense qu’il est intéressant de comparer les propos de Christian sur la perception de la réalité avec ceux d’Emmanuel Levinas : "La réalité donnée à la réceptivité et la signification qu’elle peut revêtir, semblent se distinguer. Comme si l’expérience offrait d’abord des contenus - formes, solidité, rugosité, couleur, son, saveur, odeur, chaleur, lourdeur, etc. – Et comme si, ensuite, tous ces contenus s’animaient de métaphores, recevaient une surcharge les portant au-delà du donné."   Christian de Rabaudy et Emmanuel Levinas tiennent des propos mutuellement reconnaissables, l’un dans un contexte réel, verbal, l’autre, selon une conceptualisation et une théorisation écrites.

Christian, je dois dire que je l’aimais beaucoup. Je l’aimais beaucoup pour ce qu’il donnait à l’autre dans l’échange humain, pour sa personnalité, ses savoirs et ses connaissances. Il m’a appris beaucoup et il continue, au-delà de sa disparition, à m’apprendre encore. J’éprouvais pour lui une profonde empathie. Empathie qui m’a d’ailleurs été reprochée par une importante institution lors du dépôt du projet et avant le montage du film. Cependant Christian était extrêmement difficile, très capricieux. Une sorte de diamant tranchant à manipuler avec précaution et précision. Si par exemple, à la suite d’une dispute, je décidais d’interrompre le tournage pendant une heure ou une semaine, il se sentait menacé. Et j’avais droit à son argument massue : "Tu n’es pas un réalisateur digne de ce nom". Une fois, alors que je ne l’avais pas vu depuis quinze jours, il est allé jusqu’à affiner son attaque : "J’ai la preuve que tu n’es pas un vrai réalisateur. J’ai fait la connaissance d’une réalisatrice dans la rue. Je lui ai dit que je faisais un film avec un certain toi. D’abord, elle ne te connaissait pas, puis elle m’a expliqué qu’un vrai réalisateur, c’est celui qui filme tous les jours son personnage. Quoi qu’il arrive. Alors tu vois bien que tu n’es pas un vrai réalisateur… Prouve-moi le contraire : si tu veux faire un film, un vrai, tu dois me suivre comme on file un suspect."

Un soir de confidence, Christian m’a dit ce que j’étais pour lui : "Espèce de connerie monumentale, tu es mon élève, tu es mon ami, tu es mon fils, tu es mon frère, tu es même mon père… Cela fait trois semaines que je ne suis pas allé chez toi !". Vers la fin du film, alors qu’il ne pesait plus que 30 kilos, j’arrivai devant sa porte et sonnai. En ouvrant, de l’entrebâillement de la porte, il me gronda d’être en retard de trois minutes et me demanda si j’avais ma caméra. Elle était dissimulée dans un sac sur mon dos et il ne pouvait soupçonner sa présence, alors il referma la porte en me lâchant sa fameuse phrase : "Je vais mourir et enfin je n’ai pas pu faire de toi un réalisateur, un vrai !". Je calai mon pied dans la porte disant que j’avais ma caméra mais en ajoutant qu’il n’allait pas bien, qu’il n’y avait rien à filmer, et qu’il valait mieux passer le temps à discuter. Je sortis ma caméra – je ne le filmais pas – mais croyant que je le filmais, il changea ses vêtements, me montra son corps maigre. Puis constatant que je ne le filmais pas, avec une incommensurable volonté, il retrouva une énergie pour me dire : "Ne me prends pas pour un fou, déclenche ta caméra, suis-moi et tu comprendras …". Il prit son sac-poubelle habituel Gibert-Jeune et descendit jusqu’au local à ordures de son immeuble pour en vider le contenu. Il n’y avait dans son sac qu’un ticket de métro ! En remontant, il changea de nouveau ses vêtements. Tandis que je le filmais, il se mit presque nu. Puis avec un geste de ses deux mains il offrit son corps à la caméra. C’est comme s’il disait : voilà mon œuvre, voilà ma sculpture. Voilà aussi la finalité d’une vie, et voilà peut-être la fin d’une bataille. Puis il me dit : "C’est dingue de filmer comme tu le fais…". Je le rassurais en lui disant que je ne filmais pas le bas de son corps. Pendant 18 mois de tournage, Christian m’avait demandé de le filmer. Christian m’a-t-il "en réalité" donné mon diplôme de cinéaste dans cette dernière séquence?

Le sac-poubelle jaune qu’utilisait Christian traduit l’aspect écologiste du personnage, mais pas seulement. Pendant tout le tournage, il utilisa toujours, en guise de poubelle, ce même sac. Une fois vidé, il le réutilisait ! Parce qu’il achetait un nombre incalculable de livres par semaine, là aussi il utilisait toujours le même sac. Et esthétiquement un sac-poubelle provenant d’une librairie était plus beau. Il faut savoir que cette distance écologique au monde l’habitait sans cesse et partout, y compris en allant à pied sur des distances très longues ou en utilisant son vélo lorsqu’il allait mieux. Il considérait que "la terre était vivante, sensible à nos comportements, que la vie a été avant nous et qu’elle doit continuer après nous".

 

Documentaire ou fiction ?

Au départ, le film reposait sur un scénario. J’allais chez Christian avec mon scénario. Il le lisait, souvent il s’exaltait… Un petit jeu s’était instauré entre nous : lorsque j’évoquais son œil de verre, il répliquait immanquablement que c’était un œil "insensible" et en plastique qui, par contre, provoquait une sensibilité ! Le détail était d’importance, car, dans le scénario initial, il devait mourir et je devais brûler son corps dans la cheminée avec le scénario. C’est à ce moment que cette polémique autour de son œil prenait tout son sens : glissant de la cheminée, l’œil ne se consumait pas, roulant sur les parquets, une main le récupérait. C’était la main de Christian ! Il aimait cette scène car selon lui on bluffait le spectateur. Christian devait me dire : "Je t’avais dit Hormuz que c’est un œil en plastique, mais enfin… !".

Comme Christian diminuait physiquement de plus en plus, j’ai compris qu’il serait impossible de faire une fiction. Quelle que soit la nature du film, fiction ou documentaire, pendant le tournage, je pensais sans cesse au montage. Jean-Claude Carrière, qui a été une des premières personnes à avoir vu le film, me dit qu’il est cent pour cent documentaire et cent pour cent fiction. Comme je lui demandais pourquoi, il me répondit que l’on pouvait avoir deux regards différents sur ce film, en le voyant deux fois : une fois dans une perspective documentaire et une autre dans une perspective fiction. Il a probablement raison. La vie est une goutte suspendue est un conte documentaire.

 

Le mariage céleste

Dans le scénario originel, j’avais écrit une scène dans laquelle Christian se mariait. Il l’avait lue, l’avait beaucoup appréciée et il m’avait confié qu’en raison des blessures qu’il portait au visage, aucune femme n’avait voulu de lui. Un jour, chez moi, après avoir abandonné le scénario, Christian eut un contact avec Anne et Alexandre, mes amis et voisins, par la fenêtre par laquelle j’arrose leurs plantes au début du film.

À l’âge de trois ans, Christian a été brûlé au visage par de la soude caustique. Il en avait conçu un rapport au feu pour le moins ambivalent : tout en en ayant peur, il en était amoureux. En plein été, il me demandait de lui faire du feu, tout en me disant qu’il mettait sa vie entre mes mains, et ceci en toute confiance, pendant qu’il dormait devant le foyer. Ce jour-là, Christian plongea dans un doux sommeil devant le feu de la cheminée. Il rêva que je réalisais "pour de vrai" son mariage. Que la cérémonie se faisait à l’Église Saint Laurent avec Anne et qu’Alexandre portant son bonnet le filmait ! En réalité, pour moi, ce mariage, qui est la réalisation du "rêve" de Christian, est une ouverture à la fin du film, une ouverture de Christian vers la vie.

 

La mort de Christian

L’empathie que j’avais pour lui me conduisit à aller jusqu’au bout. L’objectif n’était pas de le filmer jusqu’au stade terminal, mais de montrer, outre sa situation désespérée, l’amour infini qu’avait développé Christian pour la caméra devenue pour lui un moyen de survie, un lien avec la vie qui s’enfuyait. Car Christian n’était pas un observateur passif du temps qui le précipitait vers sa chute. Il aidait le temps qui participait à la sculpture de son corps, un corps qui gouttait et dégustait l’espace et ses objets, qui l’accompagnait dans son vieillissement, jusque même dans son anéantissement - Christian participait à une sorte d’éternisation, une momification de son corps comme s’il réalisait sa propre mise en bière, son propre enterrement dans la caméra. Tout cela me donnait la volonté de continuer jusqu’au bout du bout. Jusqu’à l’ultime moment.

Dès le début du tournage, Christian, sur un coup de tête, dit une phrase qui est souvent répétée dans le film : "Arrête de me filmer !". Alors j’arrêtais et lui de dire : "Tu vois que tu n’es pas un vrai réalisateur; un vrai réalisateur, c’est celui, qui, même si son personnage le gifle, il continue à le filmer." Il avait peur de la caméra, mais très rapidement il avait réussi à apprivoiser l’objectif jusqu’à entretenir avec lui un lien fusionnel, presque cannibale. Néanmoins Christian n’a jamais cessé de douter que le film puisse arriver à exister, et ce jusqu’à la fin. Mais Christian fut un formidable manipulateur : pour me stimuler, il rêvait à haute voix à l’avenir du film. "Tu sais, j’ai rêvé que l’affiche de ton film était partout sur les devantures des cinémas de Paris !". Une autre fois, il avait imaginé qu’avec mon père, il avait regardé le film dans une salle de cinéma. En tous les cas, il disait faire souvent des rêves de ce genre. Au tout début du film, il était curieux de savoir où j’habitais. Une crainte non dénuée d’arrières pensés, car il possédait des toiles de maître de grande valeur chez lui, et j’étais alors un inconnu. Il ne m’a accordé véritablement sa confiance qu’après être venu chez moi et avoir visionné les premières scènes du film.

Il surveillait avec obsession son poids, il avait peur de dégonfler, selon son propre terme. Au fond, je pense que la mort, tout en lui faisant peur, le fascinait. Aussi voulait-il absolument laisser non seulement une trace, mais il voulait accompagner, s’occuper de sa propre disparition, conduire lui-même sa propre mort à l’aide du cinématographe, pour créer en fin de compte une "chose", une image en soi. Conjointe et disjointe en même temps de sa propre personne. Avec cette idée, peut-être, que l’on peut adopter la thèse de Jacques Rancière et donner une indépendance totale à l’image de Christian. Aujourd’hui, cette image existe en soi. Ce n’est ni le regard, ni l’imagination, ni l’art qui la constituent, elle n’est pas une représentation de l’esprit, non plus. Elle est matière-lumière en mouvement. Une matière-lumière qui a une idée, un art, et un cinéma.   Dans ce cas, le cinéma n’est-il pas un outil capable de momifier – apparemment – presque tout ce qui bouge? Le mouvement et la voix, le goût et l’odeur, le touché et l’émotion d’un individu, d’un corps sensible, d’une ville et d’une vie ?

Dans Au fond des images, Jean Luc Nancy écrit : "L’image me jette à la figure une intimité qui m’arrive en pleine intimité – par la vue, par l’ouïe ou par le sens même des mots. En effet, l’image n’est pas seulement visuelle : elle est bien musicale, poétique, et encore tactile, olfactive ou gustative, kinesthésique, etc."   Avec l’aide de la caméra et du filmeur que j’étais, d’un coup, Christian avait compris l’importance de l’image. C’est à ce moment précis que la caméra est devenue son unique interlocutrice, une interlocutrice qui ne peut trahir. Car l’objectif (nom) est objectif (adjectif), justement. Grâce à l’objectif et à la caméra, il pouvait à nouveau sortir de la solitude à laquelle la maladie et l’abandon le condamnaient : communiquer avec les autres, tous les autres, même avec ceux qui ne sont pas encore nés, et même si ce n’était que sur le mode indirect du médium film. Une communication qui prenait à ses yeux la dimension de l’ubiquité. C’est un peu comme ce qu’écrivait Roland Barthes sur la photographie, le fait d’être filmé c’est un certificat de sa présence   , plus encore une attestation de son existence. Son univers d’acteur diabétique devenait une scène et une atmosphère de théâtre. Cet acteur avait, comme disait Michael Chékhov, "le sens et le goût de l’atmosphère dans un spectacle, et [il] savait bien quel genre de lien puissant celui-ci établit entre lui et le public"   . Pourtant Christian mettait tout son pouvoir et son artifice en œuvre pour éliminer l’artifice et rester naturel. Bien qu’"acteur diabétique", le personnage semble n’avoir aucun sur-jeu, aucune grandiloquence. On pense à Anton Tchékhov ; l’acteur diabétique n’avait pas l’air de jouer ; et même s’il jouait le drame de sa vie, son jeu n’était pas manifestement dramatique.  

 

Conclusion

L'histoire de La vie est une goutte suspendue n'en est pas vraiment une. C'est l'histoire d'une goutte, d'une vie suspendue qui, inéluctablement, va chuter. Mais pendant cette suspension, elle vire, danse déambule, se balance, résiste, pour poursuivre le plus longtemps possible cette suspension. Christian transcendait sa "laideur" en comique, sa tristesse en tragique, et son court de temps de vie en poétique. Ce personnage était à la fois un "clown triste", un "Buster Keaton", un "clochard céleste", un "Diogène en son tonneau", un "vagabond sédentaire", le "fils spirituel d'Artaud", un "Léautaud moderne (sans les chats)", une "vie sans exemple"   . Sous l'oeil objectif de la caméra, Christian fut un véritable acteur-personnage qui allait dans le sens des mots de Stanislavski : "Peu importe que le jeu soit bon ou mauvais, ce qui importe c'est qu'il soit vrai