Comment Auguste Comte s'est-il efforcé de transformer une discipline philosophique en mouvement social et de faire d’une théorie sociale une religion sociale ?

De cet auteur, sociologue et historien, professeur émérite à la Freie Universität de Berlin, on a connu un très grand ouvrage sur les intellectuels (2007). Il avait été en son temps présenté à Paris, après avoir fait l’objet de longues discussions au Collège de France. En 1991, déjà, il parle pour la première fois du thème qui fait maintenant l’objet du livre que nous commentons ci-dessous. A la Bibliotheca Hertziana de Rome, il parle du "milieu de la modernité", en rassemblant dans un même propos Charles Meryon, Auguste Comte et le Paris de Hausmann. Le thème s’est déployé depuis, parfois déplacé. Toujours est-il que, des conférences originaires, la partie consacrée à Comte a survécue sous la forme de cet ouvrage.

Son point de départ est désormais le suivant : Au XIX° siècle, Auguste Comte, fondateur du positivisme, s’efforce de transformer une discipline philosophique en mouvement social et de faire d’une théorie sociale une religion sociale. Il concentre ses espoirs de réussite dans l’idée que le positivisme peut devenir une doctrine d’Etat. De ce point de vue, images et lieux jouent un rôle décisif. Il projette par conséquent d’élaborer une iconographie et une topographie politiques adéquates à cette religion de la Science. S’agissant d’étayer le positivisme sur une organisation, il fonde la Société positiviste, à laquelle il entend faire jouer le rôle de transformateur de la société. L’influence publique du positivisme est en jeu.

Examiné ainsi, le positivisme ne fait pas ici l’objet d’une analyse doctrinale ou conceptuelle. Même si la mise en place de certains concepts n’est pas exclue. Ce qui importe à l’auteur, c’est plutôt l’ensemble des stratégies de formation, d’expansion et de préservation de l’esprit de corps des positivistes. A cette fin, l’image du fondateur occupe une place centrale. Et nous voici lancés dans des recherches portant sur les portraits de Comte, les médailles de bronze destinées à servir d’objet de reconnaissance aux membres de la Société, les signes, les bustes, les figurines, et les gravures. On apprend aussi que Comte surveillait la fidélité des images de lui-même. Toute une "propagande" se construit ainsi.

Puisque la société française était désormais, croyait-on, privée de signes bien institués, le positivisme allait lui en offrir ! Le sociologue et philosophe se transforme en une sorte de maître de dessin de la Grande République occidentale à venir et s’attelle, montre Lepenies, à la création d’un vaste répertoire d’emblèmes, d’insignes, de médaillons et de portraits, d’armoiries, de drapeaux, esquissant une symbolique politique. Dans ces médaillons, le vert prédomine (couleur de l’espérance, couleur de la "régénération", remplaçant le drapeau rouge des "dispositions sanguinaires" des "révolutionnaires arriérés", que Comte apprécie peu, c’est le moins qu’on puisse dire), permettant de parler simultanément d’une République verte. De ce point de vue, Comte affirme que les philosophes, en sous-estimant les pouvoirs des images, se sont privés des moyens de communiquer aux peuples de l’enthousiasme pour leurs idées.

Au cœur de ces projets : Paris. Comte avait le projet d’écrire un ouvrage sur cette ville. Il en faisait le lieu même de la liberté bourgeoise qu’il réclamait. Aucune limite n’était posée en elle aux possibilités pour l’individu de conduire sa vie à sa guise. Paris avait, à ses yeux, le double avantage d’être une métropole intellectuelle et un centre industriel. L’utopie positiviste de l’alliance entre intellectuels et prolétaires devenait réalisable en ce lieu. Nous y revenons ci-dessous.

La connaissance de la fonction de la religion civile à l’intérieur du positivisme n’est pas une découverte de Lepenies. La devise "Ordre et Progrès" ne baptise pas seulement une science nouvelle, le positivisme, mais elle fonde à la fois une religion de la Science et une religion de l’Humanité. Comte était persuadé d’avoir fondé une doctrine vouée à se répandre à travers le monde. L’alliance entre une philosophie, une morale, une politique et une religion, dans le positivisme en soutenait les termes. Lorsque le positivisme se concentrait sur la relation des citoyens et de l’Etat, la question de la représentation venait en avant. Mais, simultanément, le positivisme s’arrime à une religion, qui met l’humanité à la place de Dieu et ambitionne d’être la religion adaptée à l’époque moderne. Dans cette religion sans Dieu, l’humanité prend la première place. Comte l’appelle une religion sociologique.

Au passage, l’auteur rappelle que l’autoproclamation de Comte comme pape de la nouvelle religion incita Thomas Henry Huxley à définir le positivisme comme un catholicisme sans christianisme. Ce n’est pas pour rien que Comte a établi des rituels et des sacrements minutieusement mis au point.

Le premier d’entre eux concerne l’agencement de sa propre maison. Lepenies nous la fait visiter et remarque que Comte avait pris des dispositions testamentaires pour qu’après sa mort on n’eût pas le droit de changer le moindre détail de son domicile. Occasion lui est donnée de nous présenter différents portraits de Comte ou de positivistes célèbres, voire de dessinateurs positivistes. Félix Bracquemond est l’un d’eux. Mais aussi des prédicateurs : Horace de Montègre. C’est d’ailleurs ce dernier qui propose un parallèle assez intéressant lorsqu’il prétend que "nous (les positivistes) sommes au fond les docteurs de la République française, comme les psychologues furent ceux de la Monarchie constitutionnelle, et les idéologues ceux de la première révolution". Par la suite, Comte nomma Montègre membre d’un petit groupe influent qui aura pour tâche de concevoir une révision du système éducatif français inspirée par l’esprit du positivisme.

Puis l’auteur nous conduit du côté d’un autre artiste. Comte, on l’aura compris, souhaitait, grâce aux œuvres d’art, donner un soutien au mouvement positiviste et lui gagner de nouveaux adeptes. Antoine Etex (1808-1888) joua en ce point un rôle central. Comte l’appelait un "véritable artiste positiviste". Etant peu connu, Lepenies détaille sa biographie. Du point de vue qui nous occupe, cet artiste propose des dispositions nouvelles concernant les expositions (contre lesquelles des artistes, cette fois célèbres, constitueront le Salon des refusés). Il a réalisé pour l’Arc de Triomphe les deux groupes : La Résistance et La Paix (proposés en iconographie, dans l’ouvrage). Comte le prend sous son aile. Etex adhère au culte de l’Humanité. Les deux personnalités admirent Rossini. Comte étant convaincu de la capacité esthétique du positivisme, pousse Etex à traduire le positivisme, principale base de l’éducation universelle, en œuvres d’art. L’un et l’autre finissent par voir dans les cours de dessin un remède contre "l’anarchie morale".

Alors que David d’Angers n’avait pas estimé nécessaire de faire le portrait de Comte dans sa galerie des grands hommes, Etex se charge de remédier à cette "faute". Il exécute un buste en marbre de Comte, puis fait un portrait du maître. Comte admire la véritable "symbolisation" à laquelle Etex a abouti. Et chacun de commenter : Etex a rendu à l’humanité un service comparable à celui qu’à rendu Franz Hals avec son portrait de Descartes ! En 1867, le buste est retenu par le jury pour l’Exposition universelle. Depuis il trône dans la Chapelle de l’Humanité (Paris). Par la suite, la religion de l’Humanité sera pour l’artiste une source d’inspiration centrale.

Mais Etex quitte le mouvement, insatisfait de la doctrine. Les reproductions du buste de Comte par Etex n’en continuent pas moins à circuler. D’autres portraits se substitueront au premier. Ce qui importe néanmoins est de saisir cette idée de Comte : les possibilités qui résultent pour la propagande positiviste de la collaboration avec les artistes et les connaisseurs de l’art.
D’une certaine manière, on pourrait donner de ce qui précède une autre traduction vers laquelle s’aventure le cinquième chapitre de l’ouvrage : Images et signes, la propagande positiviste. Ce chapitre, en effet, nous ramène au débat actuel sur les rapports entre arts et sciences, ou plutôt dans les termes positivistes, les rapports entre L’Art et La Science. La séparation entre les deux, affirme Comte, n’existe que dans les périodes de sécheresse académique. En revanche, grâce à son union avec l’art, la science est immédiatement pourvue de passion et d’un intérêt vital. Comte précise par ailleurs que Etex a montré la voie d’une union de la raison et du sentiment, de la science et de l’art. L’art a donc une importance primordiale en ce qui concerne la pédagogie et la propagande du positivisme. La sculpture, dans son genre, facilite la symbolisation graphique de l’Humanité, sous la forme féminine, précise-t-il. Du travail des artistes doivent naître des médailles, des signes susceptibles de contribuer à l’élaboration de la politique positive. Ces signes et insignes doivent remplacer les insignes dégradés par Bonaparte et Louis-Philippe. Ils sont accompagnés d’un drapeau vert, comportant sur une face la devise "ordre et progrès", et sur l’autre : "Vivre pour autrui". Dans la République positive, les deux formules, l’une politique, l’autre morale, seront associées non seulement sur le drapeau, mais aussi sur chaque monument, et sur chaque pièce de monnaie. Enfin, à l’avenir, tous les positivistes qui le jugeront opportun porteront un ruban vert au bras droit. Emblèmes et signes, médaillons et portraits, couleurs caractéristiques et drapeaux, tous doivent contribuer à renforcer la solidarité mutuelle des positivistes, et à consolider le jeune mouvement. On reliera évidemment ces éléments à la rédaction et à la publication du Catéchisme positiviste, dans lequel Comte ne se contente pas de proposer une théorie générale de la religion, mais avance aussi une théorie religieuse de l’humanité, pour l’ère du positivisme.

Vient alors le temps des affiches. La propagande se fait massive. Plus précisément, Comte pense même que l’ère des affiches doit supplanter l’ère des journaux. Elle contribue à mettre sous les yeux des passants une série de "tableaux" qui présenteront la doctrine, dans la rue. Il met très tôt à profit les possibilités de l’affichage pour sa propre propagande. Ajoutons que, l’époque attire cette réaction. Le préfet Rambuteau, comme on le sait, vient de faire placer dans Paris les colonnes d’affichage que l’on connaît, afin, dès 1842, d’informer le public des affaires municipales. En ce sens, par conséquent, Comte s’intéresse de très près à la typographie.
Lepenies tente ensuite de relier le positivisme et ses mœurs, telles que décrites ici, à l’esprit urbain et notamment à la transformation de Paris, au XIX° siècle. Cela nous vaut un long détour par les travaux de Haussmann, travaux à propos desquels le lecteur peut trouver une bibliographie plus pertinente et abondante par ailleurs Cela étant, il est vrai aussi que Comte ne jure que par Paris. Il ne veut d’ailleurs pas quitter la capitale, à quelque occasion que ce soit. "Paris, c’est la France, l’Occident, la Terre !", s’écrie-t-il (encore le premier Paris que rencontre Comte est-il celui de l’avant Haussmann). Il n’empêche, il se préoccupe du présent et du futur de Paris. Paris doit garder sa préséance comme centre de la République occidentale, aussi longtemps que possible. Mais, lorsque le positivisme aura triomphé sur la terre entière, il sera question de transplanter la capitale du monde à Constantinople, là où l’Orient et l’Occident se rencontrent.

Quant à la ville, de toute manière, elle est d’autant plus cultivée qu’elle reste le lieu de rassemblement de la stimulation intellectuelle, et des classes laborieuses auxquelles Comte veut s’adresser. Pour la métropole contre la province, pour la ville contre la campagne, ces données sont la conséquence d’une pensée fortement marquée par le centralisme intellectuel. La rénovation philosophique de l’Occident, à l’aune du positivisme, se conduit de Paris, pour l’instant. Le comité central européen du positivisme (une centaine de penseurs) conduira l’admirable élan philosophique qui s’est emparé des masses populaires ! De plus, il désignera une commission chargée de réfléchir à ce que sera le gouvernement dans l’ère du positivisme triomphant. C’est par conséquent aussi cette doctrine très particulière et centraliste qui fera applaudir par Comte le coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte. Il en attend un renforcement du pouvoir central.

Un mot sur Paris pour finir, tel que perçu par Comte. Lepenies rappelle qu’outre une politique du logement à laquelle il aspire, Comte veut modifier aussi les monuments de Paris. Il veut faire abattre la colonne Vendôme, ce monument anti-occidental, et le remplacer par un monument en l’honneur de Charlemagne. Il veut enlever la dépouille de Napoléon des Invalides. Il veut implanter 2000 temples positivistes en France. Et il associe ces temples à la construction de 2000 banques, puisqu’il fait de chaque banquier le tuteur temporel d’un temple positiviste, de manière à délivrer les philosophes de toute préoccupation matérielle, dès lors qu’ils entretiennent les temples. De tout cela, dont on peut penser beaucoup de choses, il reste un monument : celui dédié à Auguste Comte, place de la Sorbonne (1902, sculpteur Jean-Antoine Injalbert), et quelques temples positivistes (dont au moins un à Paris, dans le Marais).

Auguste Comte, prophète du positivisme, cette religion de la Science, adepte d’une régénération morale et spirituelle du peuple, se concentre ainsi particulièrement sur les images et les sentiments qui peuvent renforcer son mouvement