À l’inverse d’une historiographie dépassée mais encore active, cet ouvrage nous plonge dans le profond renouvellement que connaît cet objet d’étude qu’est l’année 1940.

Parce qu'il tient compte de l'historiographie la plus récente et parce qu'il offre une heureuse connexion entre les études globales et les contributions locales, cet ouvrage constitue un bel exemple de ce que sont les meilleurs fruits des entreprises scientifiques articulées sur les commémorations. En effet, il s'agit ici des actes du colloque international organisé en novembre 2010 à Orléans par les auteurs et dont le sujet est très justement décrit dans leur introduction : "Le ‘moment’ est cet instant du temps où l'avenir semble hésiter et où, finalement, l’histoire bascule vers un futur que les choix du présent engagent sans en mesurer tous les développements"   . Refusant tout déterminisme, les auteurs veulent rendre son incertitude à l’année 1940. S'il est un objet histoire qui a souffert, et souffre encore trop souvent, d’être pris comme suite inéluctable d'événements qu'on ne sait quelle loi ou force commande, c'est bien ce tragique moment 1940. Dénonçant "le piège de l'histoire téléologique", Julian Jackson, dans ses fécondes conclusions, rappelle à bon escient cette règle de Pierre Vidal-Naquet : "l'histoire n'est pas la tragédie. Pour comprendre le réel historique, il faut parfois ne pas connaître la fin   .

Le parti pris de l’ouvrage distingue nettement plusieurs temps dans ce "moment 1940" : le temps de la défaite, celui de la conséquence gouvernementale de la défaite marquée par la démission de Paul Reynaud et l'avènement d'un gouvernement Pétain, et celui de la naissance de Vichy. On l'aura compris, c'est l'articulation entre ces trois moments qui est l'enjeu de cet ouvrage, ainsi que le lien entre l'effondrement de mai-juin et le temps qui précède. On recommandera ainsi au lecteur d'entamer ce livre par les conclusions ou cette question est magistralement traitée par Jackson. On n'en citera ici deux éléments essentiels. Julian Jackson affirme "qu'il n'est pas simple de relier cette crise [des années 1930] aux événements militaires de l'an 1940, de faire la part entre ce qui est proprement conjoncturel et contingent en 1940 et ce qui est structurel"   . Puis, il explique qu'il n'était pas inéluctable que la défaite entraîne armistice et que l'armistice entraîne Vichy.

L'ouvrage s'organise en quatre temps. La défaite constitue la première partie. Jean-Louis Crémieux-Brilhac commence par revisiter le très fameux livre de Marc Bloch L’Étrange défaite. La force de cet ouvrage est d'affirmer que la défaite est d'abord une défaite militaire alors qu'au même moment Vichy, mais également beaucoup de résistants, en rendent responsable toute la classe politique de la République défunte. Puis François Cochet présente un excellent travail de synthèse sur la Campagne de France, dont la connaissance a été  profondément renouvelée par des historiens anglo-saxons et allemands depuis la fin du XXe siècle   . Revenant sur nombre d'idées reçues et s'appuyant sur ses travaux récents, il réhabilite la contingence, "la micro défaite" qui entraîne "une méga déroute"   . La France espérait gagner une guerre longue, à cause de plusieurs occasions manquées, elle perdit une guerre courte.

Ce premier temps de l'ouvrage se poursuit par un article de Marie-Claude Blanc-Chaléard concernant les étrangers dans l'armée et l'incapacité des chefs militaires à les utiliser, par un autre de Philippe Nivet sur la population civile d'un des départements les plus frappés par les malheurs de 1940, la Somme, et enfin par une étude du sort des collections des musées nationaux par Philippe Tanchoux, qui démontrent combien les précautions prises en 1940 permirent de sauver l'essentiel des collections des musées nationaux.

La seconde partie de l'ouvrage s'intitule la mort de la République et commence par une démonstration de Serge Berstein concernant le gouvernement Pétain du 16 juin au 10 juillet. L'étouffement de la République procède à ses yeux d'un double complot, celui de Pétain et Weygand utilisant la défaite pour en faire peser la responsabilité sur le monde politique puis celui de Laval et son entourage pour confier le pouvoir au vieux Maréchal et établir un régime autoritaire ; complots qui ne purent aboutir que par le consentement ou la résignation d'une partie considérable des élites politiques. Dans ses conclusions Julian Jackson développe l'idée que si les partisans de l'armistice l'ont emporté c'est sans doute parce que leurs opposants finalement baissèrent les bras. Antoine Prost traite ensuite la question de savoir quand précisément la IIIe République est morte. Entre le 16 juin et le 10 juillet, il choisit la date de l'avènement du gouvernement Pétain et de sa demande d'armistice affirmant, après René Cassin et la France libre, que cette démarche consistait à "trahir la France pour en finir avec la République"   . Ensuite Robert Franck traite du regard de l'étranger sur la défaite et la naissance de Vichy en démontrant que l'effondrement français fut " l'une des grandes ‘ émotions mondiales’ du XXe siècle"   . Cette partie s'achève par un article d'Olivier Loubes qui révèle l'intérêt historique majeur de l'étude du procès fait par Vichy à Jean Zay au début d'octobre 1940 puisqu'il manifeste que Vichy, dans ses commencements fut avant tout une dictature militaire par ses références et ses pratiques.

L'ouvrage aborde alors sa troisième partie intitulée Vichy et l'Anti-France que Jean-Pierre Azéma inaugure par un article consacré à l'évolution du régime dans la deuxième moitié de l'année 1940, occasion de le définir une nouvelle fois comme "une variante française d'un régime autoritaire à fondation charismatique"   et de réaffirmer la responsabilité décisive de Pétain dans la collaboration politique d'État. Ce que furent les débuts de Vichy, l'article de Pierre Allorant consacré à l'action pionnière du préfet du Loiret, Jacques Morane, dans le lancement de la reconstruction de ce département dès l'été 1940, l'illustre également. En tâchant d'éliminer des destructions de la guerre, ce préfet manifeste bien la volonté du nouveau régime d'une reconstruction totale et d'un retour à la normalité. Annette Wieviorka s'intéresse ensuite à la situation du parti communiste français en 1940. Article paradoxal puisqu'elle indique qu'il n'y eut pas de "moment 40" pour le PCF ; il y avait eu, auparavant, le " moment " du pacte germano-soviétique et il y eut, après, le "moment" de l'entrée en Résistance en juin 1941. Alya Aglan termine cette partie en décrivant l'année zéro de la Résistance comme un temps d'actions isolées, souvent solitaires, d'aide à l'évasion ou d'organisation d'une timide propagande et de sabotages.

Dans la quatrième partie du livre, les contributions se centrent exclusivement sur le Loiret. Tout d'abord pour étudier la présence des Allemands dans ce département grâce un article de Gaël Eismann. Si le Loiret a d'abord été occupé par des troupes de l'armée de campagne, à partir de la fin de l'été c'est l'administration militaire allemande qui s'y installe. Sa mission est d'assurer l'ordre, de veiller à la reprise et au bon fonctionnement de tous les secteurs vitaux et enfin d'encadrer l'administration française. L'auteur note que, dans son action de répression, cette administration militaire allemande multiplie les mesures de représailles collectives mais sans cibler encore ceux qui deviendront les ennemis idéologiques du régime nazi et en s'en prenant d'abord aux notables. Benoît Verny revient ensuite sur l'action du préfet Morane à Orléans, qui sait efficacement reprendre en main l'administration après l'effondrement du printemps. Devenu préfet régional en juillet 1941, il quitta son poste en octobre 1942.

Jean-Marie Flonneau traite  ensuite des entreprises et des populations face aux restrictions. Le Loiret, département principalement agricole en 1939, entre dès le début de la guerre dans le régime des restrictions. Durant l'hiver 1939 les populations souffrent des hausses des prix des denrées les plus nécessaires et des premières difficultés graves d'approvisionnement, qui croissent après le désastre de juin et provoquent l'irruption de restrictions très sévères. Les auteurs nous emmènent ensuite vers des sujets moins classiques, en marge comme l'écrit Patrick Clastres dans l'article qu’il consacre aux sports en temps de guerre à Orléans. Mais les activités sportives et le théâtre, traité lui par Éric Cénat dans un article intitulé "Vie et survie du théâtre municipal d'Orléans en 1940", montrent que, pendant cette année, chacune de ces deux activités parvint à s'organiser pour continuer à exister. Vichy, dès l'été 1940, considère le secteur sportif comme essentiel car c'est alors d'abord celui d’une jeunesse qu'il faut encadrer. Jacques Asklund termine ces études départementales en traitant du cas de la ville de Beaugency en 1940, moyenne commune de 3500 habitants, touchée par l'Exode et la défaite.

On a déjà signalé tout l'intérêt des conclusions de Julian Jackson qui invite à considérer l’année 1940 en oubliant ce qui vint ensuite afin de mieux la comprendre et la restituer dans ce qu'elle eût de sidérant et de contingents. À plusieurs reprises les événements prirent un cours qui n'était pas le seul à s’offrir.  C'est un des intérêts majeurs de l’ouvrage que de nous faire prendre conscience que 1940, la défaite, l’arrivée de Pétain à la tête du gouvernement puis l’installation du régime de Vichy, n’étaient pas écrits d’avance