Un tableau saisissant et érudit de la diversité des modes d’expression de l’identité juive chez les intellectuels viennois de la Belle Époque.

Reconnaissons le d’emblée, le titre peut paraître trompeur pour celui ou celle qui s’attendrait à un exposé complet qui relèverait de l’histoire sociale, portant sur les Juifs viennois autour de 1900. Dans ce livre, il est avant tout question de l’identité juive et des conditions historiques dans lesquelles celle-ci a pu évoluer et s’exprimer à travers les écrits des grandes figures de la modernité viennoise. Cette modernisation, qui est aussi européenne, est entendue comme "processus de rationalisation et de désenchantement du monde"   . Les Juifs viennois dont il est question ici ne sont pas tant les ouvriers des grandes fabriques, mais plutôt Victor Adler (1852-1918), le fondateur en 1888 du parti social-démocrate autrichien qui entendait les représenter. De même, on ne trouvera pas de témoignages des prostituées miséreuses venues de Galicie, mais plutôt de pertinents commentaires sur les écrits de Bertha Pappenheim (1859-1936) qui avait courageusement pris leur défense   .

La thèse principale du livre consiste à montrer comment Vienne a pu être cet extraordinaire creuset d’où ont émergé des idées nouvelles, dans les arts bien sûr, mais aussi en littérature, en philosophie et dans ce qu’on allait appeler la psychanalyse. L’élément décisif a été l’ouverture d’esprit, le cosmopolitisme qui régnait dans la capitale de la Cisleithanie, cette partie autrichienne de l’Empire austro-hongrois. Les débats actuels autour du multiculturel gagneraient sans doute à prendre en compte le cosmopolitisme réel qui caractérisa Vienne, plutôt que de se cantonner à un cosmopolitisme de type électoraliste sinon simplement démagogique et populiste.

Mais Le Rider, en germaniste et historien reconnu, ne se hasarde pas à prendre position dans les débats politiques contemporains. C’est au lecteur de tirer ses propres enseignements à partir d’une matière très riche, clairement présentée en deux parties : d’abord les positions politiques et les discours sociaux, puis les "grandes figures de la modernité viennoise". Auparavant, dans un prologue d’une vingtaine de pages, l’auteur plante habilement le décor de façon à ce que les non-spécialistes puissent aisément suivre la suite de l’exposé. C’est d’abord suite à l’arrivée massive de Juifs venant à partir de 1880 du nord-est de l’Empire, à cause des pogroms en Russie, que la "question juive" (Judenfrage), a pu émerger. Pour les Juifs viennois, souvent très assimilés, des réflexions identitaires essentielles ont donné lieu à des échanges passionnants (qui n’ont rien perdu de leur actualité). Deux thèmes semblent récurrents : la question de l’assimilation et le lien entre judéité et nationalité.

Sur ce dernier point,  le rabbin Adolf Jellinek (1821-1893) explique : "Les Juifs sont des Allemands en Autriche, en Bohême, en Hongrie, en Galicie, en Moravie, en Silésie. Dans les provinces où les nationalités sont mélangées ils représentent la langue, la culture, la Bildung et la science allemandes."   .

Bon nombre d’intellectuels juifs ont effectivement rejoint des cercles pangermanistes… et c’est la virulence de l’antisémitisme qui les a contraints à se détourner du nationalisme allemand, tant et si bien que chez Freud, le Juif est cet "homme Moïse" qui refuse toute identité nationale. On trouve d’ailleurs à la fin du XIXème siècle d’illustres personnalités juives dans les corporations étudiantes, ces Burschenschaften qui font encore la une de l’actualité en Autriche   . Adler était membre de la Burschenschaft Arminia et Theodor Herzl (1860-1904) faisait partie d’une autre, Albia. C’est d’ailleurs suite à son exclusion   qu’il a développé ses idées sur le sionisme, mouvement qui fut loin de susciter l’unanimité chez les Juifs viennois  

Des tensions évidentes existaient entre les sionistes, d’une part, et, d’autre part, à la fois ceux qui considéraient, avec Arthur Schnitzler (1862-1931), que la fuite en Palestine ou en Ouganda (comme Herzl le préconisait en 1903 lors du sixième congrès sioniste) était un aveu de faiblesse devant les antisémites, et ceux, comme Adler, qui prônaient l’instauration du socialisme comme voie vers l’assimilation et ne s’offusquaient pas des charges d’un Karl Kraus (1874-1936) lorsque ce dernier s’en prenait dans Die Fackel aux banquiers juifs (Die Fackel se traduit par La Torche ou Le Flambeau, cette revue contient 23 000 pages, la plupart rédigées par Kraus). Comme l’explique Le Rider, suivant Carl Schorske, l’antisémitisme était devenu à Vienne un nouveau code culturel   . Dans toute l’Europe, la capitale autrichienne fut la seule à être dirigée, de 1897 à 1910, par un maire qui avait fait de l’antisémitisme le cœur de sa politique, Karl Lueger   .

Positions politiques et discours sociaux

Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur nous décrit la situation des Juifs viennois assimilés. Il nous rappelle par exemple ces propos de Jellinek, suite à ses échanges avec l’un des pères du sionisme, le médecin Leo Pinsker (1821-1891). Jellinek écrit en 1882 : "Nous sommes chez nous en Europe et nous avons le sentiment d’être les enfants du pays dans lequel nous sommes nés et avons été élevés, dont nous parlons la langue et dont la culture constitue notre substance intellectuelle. Nous sommes des Allemands, des Français, des Anglais, des Hongrois, des Italiens etc. dans toutes les fibres de notre être. Nous avons cessé depuis bien longtemps d’être véritablement de sang sémite et le sentiment d’une nationalité hébraïque nous est devenu étranger depuis bien longtemps aussi."  

Les Juifs étaient certes assimilés mais ce "nous" demeurait dans les conceptions de l’identité juive. On découvre à la lecture du livre que la question de la représentation des Juifs était loin d’être simple. Aux Juifs qui, à la même période que ces écrits de Jellinek, fuyaient les pogroms de Russie, l’Alliance israélite universelle faisait savoir qu’ils n’avaient pas leur place en Cisleithanie et tentait de les aider à rester sur place   . Sur le plan politique, le célèbre rabbin de Floridsdorf, Joseph Samuel Bloch (1850-1923), militait "pour l’affirmation d’une nationalité juive reconnue aux côtés des nationalités de Cisleithanie, et contre l’antisémitisme ; mais il ne propos[ait] pas la création d’un État juif hors de l’Autriche-Hongrie, défendant un point de vue proche du ‘sionisme territorial’ en Galicie et, à Vienne, les intérêts de la nationalité juive d’Autriche."   .

En 1907, les députés juifs obtinrent la création d’un groupe parlementaire juif au Reichsrat mais de nombreux intellectuels juifs, comme l’helléniste viennois Theodor Gomperz (1832-1912), demeuraient hostiles à l’idée d’une nationalité juive qui aurait créé un "ghetto électoral"   . Le sionisme de Herzl se développait aussi en suivant des stratégies politiques, sinon électoralistes. Lorsque ce dernier rencontra Bismarck, il lui expliqua que la création d’un ‘État juif’ au Moyen-Orient "drainerait hors d’Allemagne une bonne partie de ces sociaux-démocrates dont le Reich serait content de se débarrasser"   . On comprend mieux dès lors l’hostilité d’un Otto Bauer (1881-1938) face au sionisme de Herzl. En lecteur assidu de Marx, Bauer estimait que la production capitaliste et l’économie monétaire étaient "d’'essence juive" et que le territoire ne devait pas être "la condition d'existence d’une nation"   .

C’est en dépassant les oppositions entre nationalités que les Jufis viennois purent connaître leur "belle époque", se conformant alors au mythe habsbourgeois, si bien décrit par Stefan Zweig (1881-1942) et Joseph Roth (1894-1939), d’un ensemble supranational, "chaque individu conservant sa nationalité comme un attribut subsidiaire de sa citoyenneté, au même titre que sa confession"   .

Les grandes figures de la modernité viennoise

Cette deuxième et dernière partie du livre peut sembler plus classique dans sa conception mais sur chacune de ces grandes figures, Le Rider nous propose un point de vue original étayant les idées avancées dans la première partie. On suit ainsi l’évolution de la pensée de Sigmund Freud (1856-1939) et l’on retiendra cette citation du père de la psychanalyse, datant de 1926 : "Ce qui me rattachait au judaïsme n’était pas la foi – je dois l’avouer – ni même l’orgueil national car j'ai toujours été incroyant, j’ai été élevé sans religion, mais non sans le respect de ce qu'on appelle les exigences ‘éthiques’ de la civilisation (...). Parce que j’étais juif, je me suis trouvé libéré de bien des préjugés qui limitent chez les autres l’emploi de leur intelligence ; en tant que juif, j’étais prêt à passer dans l’opposition et à renoncer à m’entendre avec la ‘majorité compacte’"   .

Cette auto-analyse de Freud est à corréler bien sûr avec l’antisémitisme qui régnait à Vienne. Exclus des postes à l'université, les Juifs bénéficiaient d’une plus grande liberté d’esprit et d’expression : on se reportera à ce sujet au livre de Yuri Selzkine, Le siècle juif.

Si Freud soutient l’université hébraïque, inaugurée en 1925, il préfère de loin la Grande-Bretagne à la Palestine comme terre de refuge. Arthur Schnitzler (1862-1931), qui fait l’objet du chapitre suivant, n’est pas moins réservé puisqu’il se réfère aux congrès sionistes en évoquant "les Juifs pleureurs de Bâle"   . En même temps, il ne renie en rien son identité juive et on lit sous sa plume "Je suis juif, autrichien, allemand. Il faut bien que ce soit le cas – car je me sens offensé au nom du judaïsme, de l’austriacité et de l’Allemagne quand on dit du mal de l’un des trois"   .

Cette tension identitaire s’est avérée spécialement féconde dans la littérature et, traitant ensemble des écrits de Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), Richard  Beer-Hofmann (1866-1945) et Felix Salten (1866-1945, le père, en 1923,  de Bambi le chevreuil !), Le Rider nous présente "trois modalités de l’affirmation d’une identité juive assimilée à la culture allemande après la chute du libéralisme et dans le contexte du nouveau code antisémite qui structure les discours sociaux et politiques." Il est délicat d’évaluer, dans le cas de Karl Kraus, sa relation à l’antisémitisme. ‘Juif rebelle’ par essence (dans le sens de la citation de Freud ci-dessus), il tient des propos pouvant relever de l’antisémitisme, notamment lorsque, s’attaquant à la presse libérale, il concentre exclusivement ses attaques sur la presse juive   . Si, suivant Jacques Bouveresse auquel se réfère Le Rider, on peut voir dans Die Fackel "la première critique des médias et des systèmes de communication moderne qui soit réellement à la hauteur du phénomène", une ambiguïté pour le moins désagréable demeure dans certains de ses écrits, ambiguïté que d’aucuns pourront (trop) facilement rapprocher d’une haine de soi.

Au contraire de celle de Kraus, la position de Zweig est plus claire et plus mesurée. Si le peuple juif est le peuple élu, Le Rider estime que pour Zweig "l’élection signifie (…) la prédestination à la souffrance et à l’errance."   . Il refuse par ailleurs en ces termes la vision nationale du judaïsme : "je ne voudrais pas (…) que le judaïsme abandonne son universalité et supranationalité pour se figer entièrement dans la dimension hébraïque et nationale."   . Ce qui fait la force de son identité juive, c’est sans conteste le rapprochement qu’il opère avec le cosmopolitisme, et l’historien cite cette lettre méconnue de Zweig, adressée à Martin Buber en 1917, dans laquelle il définit ainsi sa conception de la judéité : "Liberté absolue de choisir parmi les nations, de se considérer partout comme un hôte actif, un participant et un médiateur, sentiment supranational d'être affranchi de la folie d'un monde fanatique et du nationalisme. (...) [J]e vois dans l'idée que le judaïsme devrait se matérialiser sous la forme d’une nation un recul et un renoncement à sa mission la plus haute.". Le Monde d’hier auquel se réfère Zweig dans son autobiographie correspond à ce que Jaques Le Rider qualifie de "fusion parfaite des Juifs européens dans une civilisation cosmopolite fondée sur les valeurs du néo-humanisme universaliste. (…) Pour lui, l’Europe est une modalité de l’universel humaniste"   .

Ce livre, qui se lit aisément avec ses chapitres bien marqués qu’on pourrait presque lire individuellement, se termine en musique, avec une vingtaine de pages sur Gustav Mahler (1860-1911) et Arnold Schönberg (1874-1951). Bien que convertis, le premier au catholicisme (comme Kraus), le second au protestantisme, leur vision de l’identité juive fut très marquée par l’antisémitisme. Le Rider décrit bien comment Mahler fut touché par les attaques antisémites, par exemple à Kassel en 1885 ou à Budapest en 1889, attaques qui ont tendance, aujourd’hui encore, à être oubliées, sinon franchement niées, lorsque l’Autriche contemporaine entend rendre hommage au célèbre compositeur qui dirigea l’opéra de Vienne   . Le Rider relate également comment Schönberg, de son côté, ne s’était  pas senti juif avant d'être confronté à l’antisémitisme, à Mattsee en 1921 (près de Salzbourg), lorsque la municipalité avait décidé de faire évacuer tous les vacanciers juifs !   .

Ce qui ressort de ce brillant exposé, plaisant à lire bien que témoignant d’une grande érudition (que reflètent les 60 pages de notes et de bibliographie), c’est, d’une part, que la virulence de l’antisémitisme viennois allait de pair avec l’essor des nationalismes qui mit fin à la Belle Époque, et, d’autre part, que c’est probablement dans sa dimension cosmopolite que l’identité juive fut la plus intéressante et la plus féconde, prolongeant bien des aspects de l’esprit des Lumières mais développant également, notamment avec Zweig, une idée de l’Europe qui gagnerait aujourd’hui à être rediscutée

 

* A lire aussi sur nonfiction.fr :
- Shlomo Sand, Comment la terre d'Israël fut inventée, par Jérôme Segal.