Une interprétation originale de l'histoire politique américaine, de l'abolitionnisme à Occupy Wall Street.

Publié à la suite du mouvement Occupy Wall Street et avant l'élection présidentielle américaine de 2012, Left d'Eli Zaretsky, historien et figure de la Nouvelle Gauche américaine, avait pour titre original : Why America Needs a Left. A Historical Argument. Le titre français rend plus implicite la thèse centrale de l'essai historique de Zaretsky.

Cette dernière peut être facilement résumée : à trois reprises dans leur histoire, les États-Unis ont été confrontés à une crise à la fois structurelle et identitaire. À chaque fois, une solution aurait été inévitablement trouvée mais celle-ci aurait eu un caractère "ambiguë"   , conduisant soit à  la délivrance de privilèges renforçant le système (capitaliste) en place, soit à l'extension de droits universels liée à un approfondissement de l'idée d'égalité que l'auteur place au centre de l'identité américaine.

Pour Zaretsky, la réalisation de la seconde partie de l'alternative, cette désambiguïsation, ne peut être que le fait de la vraie Gauche, qu'il distingue du Parti Démocrate, assimilé au libéralisme américain.   C'est d'ailleurs cette tension entre libéralisme et gauche   , et non entre droite et gauche, qui permet d'aboutir à des solutions, la Gauche venant ainsi actualiser la promesse d'égalité future contenue dans la Déclaration d'Indépendance.

Trois crises, trois gauches

Les Etats-Unis auraient donc connu trois crises structurelles et identitaires au cours de leur histoire. La première n'est pas l'Indépendance qui aurait trait avant tout à la liberté, à l'émancipation vis-à-vis de la Grande-Bretagne, en dépit de l'influence d'un homme comme Thomas Paine. Pour Zaretsky, la première crise est celle de l'abolition de l'esclavagisme, qui conduira à la Guerre de Sécession. Elle se soldera par l'affirmation de l'égalité raciale sous l'impulsion du mouvement abolitionniste.

La seconde crise est liée aux conséquences du dérèglement capitaliste qui culmine avec la crise de 1929 et sa résolution sous la forme du New Deal de Roosevelt. Quatre acteurs, réunis sous le nom de Front Populaire : les populistes, les progressistes, les syndicalistes et les socialistes   , contribuent à traduire cette sortie de crise en une affirmation de l'égalité sociale.

La troisième crise daterait des années 1960 et concernerait le mouvement des droits civiques avec l'intégration des noirs et des femmes dans l'agora politique. C'est la Nouvelle Gauche, dont Zaretsky se fait l'historien tout en ayant été un acteur, qui contribue à diriger les différentes réponses données à cette crise vers plus de participation démocratique ou, pour le dire autrement, vers plus d'égalité politique. Toutefois, dans ce dernier cas, la crise n'aurait pas été entièrement résolue   et la Nouvelle Gauche aurait pour ainsi dire échoué, lâchée par les mouvements noirs et féministes en quête d'auto-émancipation et parfois récupérés par le néolibéralisme au bout du compte   .

Enfin, les États-Unis seraient rentrés dans une quatrième crise, d'apparence conjoncturelle depuis 2007, mais, selon l'auteur, structurelle depuis les années 1960. Elle ne serait d'ailleurs pas seulement financière mais davantage politique. Encore une fois, pour en sortir, le pays aurait besoin de la Gauche, à la fois comme catalyseur et comme pourvoyeuse d'une cohérence historique avec l'identité du pays fondée sur l'égalité. En dépit du constat relativement pessimiste de sa conclusion, Zaretsky voit dans le mouvement Occupy Wall Street un héritier de la Gauche, se devant de dépasser Obama sur sa gauche.

Une histoire des mouvements sociaux ?

Schématiquement, tel est le propos de cet essai vivant, fluide et pédagogique. Comme toute tentative d'interprétation historique, Left appelle un certain nombre de remarques. La première est d'ordre sémantique : parlons-nous ici de gauche ou de mouvements sociaux ? Les acteurs rassemblés sous le terme "gauche" par Zaretsky sont avant tout des groupes de militants agissant en dehors des partis politiques constitués : les abolitionnistes, les syndicalistes, les mouvements identitaires ou antiguerres, etc.

De là apparaît une autre remarque que l'on pourrait faire à l'auteur : quelle est la liaison, la traduction, entre l'activisme et l'action collective   abondamment décrits dans Left et les mesures politiques prises pour résoudre ces crises successives ? A rebours de sa dimension pédagogique, le martèlement des thèses de l'ouvrage donne parfois l'impression que l'auteur cherche avant tout à convaincre par la rhétorique, plutôt que par l'administration de preuves, sauf peut-être dans le dernier chapitre convaincant sur la Nouvelle Gauche.

Par ailleurs, le relatif déficit de justification empirique se retrouve dans certains raccourcis historiques comme lorsque l'auteur parle de la décision britannique d'abolir l’esclavagisme comme d'un "symbole de la suprématie morale de la Grande-Bretagne"   qui aurait mérité un développement plus conséquent, tout comme les effets historiques de la Guerre du Vietnam   qui auraient coupé net les développements initiés par la Nouvelle Gauche. Dans ce dernier cas, l'auteur avance toutefois le rôle de la violence comme démon de l'histoire américaine ayant empêché l'approfondissement de l'idée d'égalité   . Cependant, on pourrait lui répondre que la Guerre de Sécession ne semble pas avoir empêché la progression de l'idée d'égalité raciale en dépit de sa violence. Par ailleurs, dans l'analyse de cette crise autour de l'esclavagisme, le clivage entre partisans d'un système fédéral et partisans d'un système confédéral n'est presque pas abordé alors qu'il traduit un affrontement récurrent, et donc encore actuel, entre État fort versus État minimal.

En dépit de ces remarques, Left mérite d'être lu pour le récit structuré qu'offre son auteur. Que l'on résume ces mouvements sociaux sous le terme de gauche n'enlève rien au fait que leur histoire est passionnante et complexe. Il faut reconnaître à Zaretsky le sens de la nuance quand il analyse les motivations des différents acteurs en présence, leurs trajectoires, leurs prises de position, mais aussi les phénomènes de récupération et de conversion. Enfin, fondamentalement, l'auteur délivre un message politique dans sa conclusion quand il écrit qu'"il y a déjà plusieurs décennies que l'ordre néolibéral menace la démocratie américaine." Mais son message est aussi d'espoir : "A l'instar des gauches qui l'ont précédée, la Nouvelle Gauche nous a légué une "promesse de paiement" en vue d'"un usage futur", une promesse de radicalisation de l'idéal égalitaire."   Pour Zaretsky, la filiation entre ces trois gauches ne doit pas s'arrêter là