La vie agitée d’une des plus grandes stars de l’âge classique hollywoodien, retracée avec un regard empathique mais superficiel.

Les débuts, comme de juste, sont laborieux : petite dernière d'une famille nombreuse de Caroline du Nord, père taiseux et neurasthénique tôt disparu, Ava Gardner échappe à une existence programmée de ménagère du Sud grâce à un bout d'essai qui lui vaut une embauche chez MGM. A peine sortie de l'adolescence, elle n'est alors que l'une des centaines de starlettes de l'écurie du producteur Louis B. Mayer. Pendant cinq ans, elle se contente de petits rôles de figuration dans les films du studio   , mais sa désinvolture et sa fréquentation assidue des bars attirent l'attention ; d'autre part elle se "lance" en épousant Mickey Rooney, une star de l'époque. C'est le début d'une histoire sentimentale qui nous sera scrupuleusement détaillée dans cet ouvrage. Quant au véritable envol de sa carrière cinématographique, il vient en 1946 avec le succès, foudroyant, de The Killers : adapté d'une nouvelle d'Ernest Hemingway, ce film de Siodmak reste aujourd'hui l'un des chefs-d'oeuvre du film noir. Du jour au lendemain, Ava Gardner devient l'incarnation de la femme fatale, aux côtés de Lana Turner et Barbara Stanwyck.

Ce qui intrigue le plus dans son parcours est une nonchalance jamais prise en défaut : Ava Gardner est, selon l'auteur, toujours restée la fille du Sud un peu garçonne et farouchement indépendante qui avait passé un bout d'essai un peu par hasard, en rendant visite à sa sœur à New York. Elle admet volontiers qu'elle ne sait pas jouer – un peu comme Mitchum ("J'ai deux styles de jeu : avec un cheval, et sans cheval"). Elle fait tourner en bourrique Howard Hughes, peut-être l'homme le plus puissant d'Hollywood. A une époque où les acteurs, et surtout les actrices, doivent maintenir une façade de moralité, quitte à batifoler joyeusement en privé, elle se moque du qu'en-dira-t-on et parade avec ses amants. Enfin, elle affiche des opinions résolument antiracistes, particulièrement mal vues venant d'une fille du Sud.

Sa liaison passionnelle avec Frank Sinatra est sans doute le chapitre le plus important de sa vie sentimentale – et, hélas, de cette biographie. Il est vrai qu'elle comporte tous les éléments propres à fasciner, tant le milieu d’Hollywood est parfois bien plus intéressant que ses productions : ruptures éclatantes, réconciliations alcoolisées, tentatives de suicide, et surtout scandale, parce que Sinatra est marié avec enfants.

Pourtant, la carrière d’Ava Gardner ne semble pas souffrir de cette réputation un peu scandaleuse : entre 1951 et 1954, elle enchaîne Pandora, Show Boat, Les Neiges du Kilimandjaro – une nouvelle adaptation d'Hemingway, dont elle est très proche – Mogambo, La Comtesse aux pieds nus. Curieusement, les personnages qu'elle interprète – surtout dans Pandora et La Comtesse – semble faire fond sur la femme Ava : "Cette fiction [Pandora] contient en creux tout son roman narratif, explicite ses failles, déterre ses secrets les plus enfouis. […] Pandora se moque de son métier de chanteuse ? Ava ne place pas très haut son statut d'artiste. Pandora raffole des corridas, de ses joutes sanglantes ? Ava est une afficionada [sic]. Pandora a toujours trois prétendants sur le feu qu'elle utilise avec cruauté ? Ava également."   . Davantage, "Pandora fonctionne comme une psychanalyse d'Ava Gardner […] Une apparence de déesse mais un surmoi en vrac, une aspiration à la pureté, à la bonté, à l'excellence et une existence dévastée"   . Dans la Comtesse aux Pieds nus, elle joue une actrice espagnole, un caractère rebelle à qui son ascension fulgurante ne fait pas oublier des origines modestes. "Trois ans que [Mankiewicz, le réalisateur du film] sculpte Maria Vargas sur le modèle d'une déesse moderne et cruelle, fignolant son apparence, son discours, sa psyché, se calquant sur la personnalité d'Ava"   .  Dans ces deux films, Ava est magnifiée comme jamais ; mais elle est aussi statufiée, voire déshumanisée ("Le plus bel animal du monde", proclament les affiches de La Comtesse) – comme si Hollywood ne pouvait reconnaître pleinement ses stars en tant qu'actrices.
Sa carrière connaît ensuite un creux notable : à part La Nuit de l'iguane en 1964 (un film de John Huston qui a beaucoup vieilli), une autre adaptation d'Hemingway (Le Soleil se lève aussi d’Henry King en 1957), rien qui sorte vraiment du lot. Le plus intéressant est que ce déclin s'explique tout autant par l'âge (à une époque où les stars féminines voyaient leur carrière décliner inévitablement après 35 ans, faute de rôles) que par un manque d'intérêt pour le cinéma et le métier d'actrice, qu'elle professe de mépriser ("Je ne veux plus jouer, jamais. Je veux boire, danser et baiser."   ). Ava Gardner vécut des années assez heureuses en Espagne, son pays d'adoption découvert lors du tournage de Pandora, avant d'achever sa semi-retraite dorée à Londres, où elle s'éteint en 1990.

Corrida et tandoori

De ce parcours chaotique et fascinant, Elizabeth Gouslan a malheureusement tiré une biographie assez décevante.
Le lecteur est d'abord confronté à des tics stylistiques assez agaçants. Lorsqu’Ava Gardner tombe amoureuse du torero Luis Miguel Dominguín, c'est bien sûr une "corrida des sens". De manière générale, c'est toute la malheureuse Espagne que l'auteur accable d'une véritable grêle de clichés : "ces Espagnols insouciants qui mangent, boivent et dansent au soleil couchant"   . Quant à la résidence londonienne, elle est "gardée par un concierge à l'accent tandoori  (aurait-il eu l'accent couscous s'il avait été arabe ?). Enfin, les amis d'Ava sont traités avec une familiarité particulièrement irritante : Bogart est "Bogie", Hemingway est tour à tour "Pap", "Ernie", "Hem", Frank Sinatra est "Frankie", etc. L'écriture est rythmée mais sombre le plus souvent dans la facilité, et le récit est alourdi par les aperçus psychologiques. Un passage au hasard : "Côte Ouest, le petit gars de Hoboken détonne encore. En dépit d'une allégeance spontanée à cette valeur sacrée qu'est le succès, les gens d'Hollywood snobent un peu ce pur produit de la consommation de masse [?], ce pilier de juke-box sans manières. Frankie met alors de l'eau dans son chianti."  

De plus, outre que les termes étrangers sont particulièrement maltraités   , on commence à se poser des questions lorsque Mulholland Drive, pourtant entré dans le langage courant des cinéphiles, est orthographié "Mullohand Drive" (deux fois) ; quand Marilyn est systématiquement (!) écrit "Marylin". Et de fait, une série d'erreurs factuelles suggèrent que le livre a été rédigé et édité à la hâte   .

Les sources sont généralement de seconde main – essentiellement les autobiographies d'Ava Gardner, de John Huston, de Lana Turner. Quand des auteurs "sérieux" sont utilisés, c'est au petit bonheur : "Dans L'Univers, les dieux, les hommes, l'helléniste Jean-Pierre Vernant résume ainsi cette métaphore de la naissance des passions : "Tous les maux sont donc sur terre à cause de Pandora""   . Certes. Est-ce vraiment ce que Jean-Pierre Vernant avait de plus intéressant à dire sur la question ?  Enfin, lorsque l'auteur enquête, c'est pour aller visiter l'appartement occupé par la star dans ses dernières années (celui du concierge tandoori).

On ne met pas en doute la sincérité d'Elizabeth Gouslan et sa sympathie pour la star (plus que pour l'actrice) ; on ne peut pas non plus se méprendre sur l'ambition de l'ouvrage, qui n'est pas spécialement adressé aux cinéphiles. Mais plutôt que de suivre l'aménagement de ses demeures successives et la liste de ses amants, qui font ressembler ce livre à une chronique mondaine, on aurait aimé en savoir plus sur cette curieuse identification entre Ava Gardner et ses héroïnes, objet des passages les plus intéressants ; sur la manière dont Hollywood élève puis déchoit ses stars, et comment Ava a réussi à y échapper.
Dans sa magnifique biographie de Dean Martin   – citée à plusieurs reprises dans l'ouvrage – Nick Tosches investissait de ses propres obsessions un personnage somme toute assez peu intéressant ; il décrivait au passage un Hollywood sombrement fascinant, aussi clinquant que sale et dépravé. La comparaison avec le portrait "chic et choc" qui est ici dressé d’Ava Gardner ne tourne pas à l’avantage du livre d’Elizabeth Gouslan