Un exposé précis et rigoureux du congrès de Vienne par le spécialiste du Premier Empire.

Avec sept mois de travail, 121 articles, 17 annexes amenant 250 articles supplémentaires, 300 délégations et 500 diplomates accrédités, le congrès de Vienne frappe par sa démesure. Pour autant, si quelques dizaines de milliers de personnes profitèrent des plaisirs de la ville sur fond de Beethoven, seuls quelques hommes posèrent dans l’ombre les bases d’une nouvelle Europe.

Thierry Lentz nous propose ici une synthèse globale du "plus grand congrès de tous les temps"   . Par une approche téléologique, certains historiens ont vu dans ce congrès la matrice qui aurait accouché d’une dichotomie entre une France libératrice des peuples et une Allemagne devenant pour un siècle l’ennemi héréditaire. L’auteur se détache de ce gallocentrisme et nous présente au-delà des caricatures le "meilleur compromis possible"   .

Dans un style clair et précis, il conduit son lecteur dans les arcanes de cette rencontre qui entendait rétablir un équilibre européen. Avec brio, le spécialiste du Premier Empire croise les objectifs officiels et officieux des acteurs majeurs du congrès, puis offre une vue d’ensemble de l’évènement en s’appuyant sur des sources imprimées nombreuses et variées.

Le congrès de l’Ancien Régime

Ce congrès marquait d’abord la puissance retrouvée des Habsbourgs. Pendant que Metternich présidait le congrès, François Ier devenait l’hôte de l’Europe et Vienne la scène sur laquelle se côtoyèrent de novembre 1814 à juin 1815 les personnes les plus influentes du continent. Les journaux de l’époque qui ne voyaient pas le congrès avancer en ont conclu à une débauche loin d’être dénuée de vérité. Pendant que les diplomates négociaient les moindres détails de l’Acte final, souverains et invités dansaient, se restauraient aux meilleures tables de la ville et assistaient à des spectacles et concerts, tout en se pavanant dans les plaisirs de la chair. Metternich lui-même s’appuyait sur ses conseillers afin d’alléger son emploi du temps de travail pour participer aux festivités. Cette partie sera probablement la moins intéressante de l’ouvrage. L’auteur y adopte d’ailleurs un ton plus léger et n’hésite pas à intituler avec humour une sous-partie : "les feux de l’amour"   , dans laquelle il revient entre autres sur la princesse de Bagration dont la réputation ne sort pas redorée de ces quelques pages : "réputée pour sa beauté et la profondeur de ses décolletés"   , "qui passa de bras en bras jusqu’à s’en ruiner la santé"   , "sa santé (qu’elle n’avait pas ménagé, on l’a vu)"   . Par ailleurs, les deux meilleures tables étaient celles de l’empereur et de Talleyrand, ce que Thierry Lentz (toujours avec humour) ne remet pas en cause par "chauvinisme culinaire"   . Certes, ces moments de détente furent aussi des occasions de poursuivre les négociations, mais l’auteur reconnait la difficulté de savoir ce qu’elles permirent de résoudre   .

Pendant que la capitale impériale dansait, chantait, flirtait, les décisions principales furent prises par quatre hommes (assistés de nombreux conseillers) : l’Autrichien Metternich, le Russe Nesselrode, le Prussien Hardenberg et le Britannique Castlereagh. Certes, d’autres diplomates sont intervenus, tels Talleyrand ou Labrador, mais la partie s’est jouée avant tout à quatre. Les souverains restèrent éloignés des négociations, si ce n’est Alexandre qui, au nom des sacrifices consentis en 1812, se considérait comme le libérateur du continent.

Le congrès menacé

À plusieurs reprises, l’équilibre souhaité par les différents acteurs fut menacé par des évènements internes et externes au congrès. Tout d’abord, par les volontés souvent contradictoires des différents protagonistes. Un des principaux sujets de discorde fut la domination des Quatre : Metternich, Nesselrode, Castlereagh et Hardenberg entendaient prendre les principales décisions et les faire ensuite approuver aux autres. Face à cette emprise, Talleyrand, suivi de Labrador, dénonça un pouvoir dictatorial en s’appuyant sur l’idée balbutiante de "droit public" et obtint la reconnaissance des puissances ayant signé le traité de Paris. De même, deux signatures manquèrent à l’Acte final : celle du Saint-Siège (en la personne du cardinal Consalvi), protestant contre la perte de territoires, ainsi que celle de Labrador, contestant le fait qu’une terre espagnole fut rendue aux Portugais sans demander l’avis des premiers.

Les négociations butèrent aussi sur des questions sensibles, en particulier pour la Pologne et la Saxe sur lesquelles Russes et Prussiens avaient respectivement la volonté d’établir une forte influence. Il faudra une alliance militaire entre Britanniques, Autrichiens et Français pour que les deux puissances adoucissent leurs revendications.

C’est le retour de Napoléon depuis l’île d’Elbe qui ressouda l’ensemble des protagonistes. Retenons tout de même que la question allemande était réglée avant la nouvelle de sa fuite début mars, au moment où il approchait déjà Grenoble. Talleyrand appela à une union contre l’empereur, mais sa position de chef de coalition antinapoléonienne semblait intenable avec la fuite de Louis XVIII. Les Quatre signèrent un accord militaire le 25 mars, puis furent rejoints par la France et de nombreux pays. Tsar, roi de Prusse puis empereur quittèrent Vienne pour rejoindre leurs armées et écraser Napoléon à Waterloo. L’auteur revient sur le fait que Napoléon avait rédigé lors de son retour une circulaire à destination des Quatre annonçant ses bonnes intentions et sa volonté de trouver une place dans le nouveau concert européen. Thierry Lentz s’amuse d’ailleurs de cette position hypocrite : "Pour un peu, Napoléon aurait annoncé son arrivée à Vienne pour participer au congrès !"  

Malgré ces quelques menaces intérieures et extérieures, le congrès fut sauvé par la volonté des souverains de trouver un réel équilibre et de ne permettre la domination d’aucune puissance.

L’équilibre européen

Aucun des Quatre ne prit vraiment le dessus. Au départ, deux camps étaient bien en présence : l’Autriche/ Angleterre (malgré l’antipathie entre Metternich et Castlereagh) face au roi de Prusse et au tsar, les deux étant d’ailleurs arrivés ensemble au congrès. Mais les choses évoluèrent au fil des évènements. Ainsi, Alexandre abandonna la Prusse et ses ambitions saxonnes pour obtenir certaines garanties sur la Pologne. La notion d’équilibre dominait les négociations. Telle était la position de Castlereagh arrivé à Vienne avec une priorité : maintenir l’harmonie sur le continent européen face aux ambitions françaises et russes. Aux frontières de la France, le congrès installa Guillaume Ier à la tête du royaume des Pays-Bas auquel furent réunis la Belgique et le Luxembourg. Quant à la Suisse, elle récupéra et se vit garantir sa neutralité. Côté russe, Alexandre n’obtint qu’une partie de ses revendications sur la Pologne. Ainsi, un équilibre était préservé comme le souhaitaient les Britanniques, ce qui amène d’ailleurs l’auteur à voir dans la Grande-Bretagne "le grand vainqueur moral, politique et économique du congrès"   .

Du congrès, nous retenons généralement le partage de la Pologne, la fin de la France napoléonienne et les questions italo-allemande. L’auteur développe trois autres questions qui allaient modifier la diplomatie. Une des onze commissions avait ainsi travaillé sur les préséances et le règlement des rangs, puis établit que désormais les places dans les grandes cérémonies se feraient par ordre alphabétique : pour le congrès, elles s’étaient faites en fonction de l’âge, plaçant Alexandre au dernier rang. Loin d’être futile, cette décision devait faciliter les futures rencontres diplomatiques. Ensuite, les circulations sur les fleuves et les rivières ne pouvaient être interdites en temps de guerre, ce qui était auparavant le cas même envers les États neutres. Enfin, Castlereagh parvint à imposer l’abolition progressive de la traite. Il put profiter sur ce point du soutien des trois autres belligérants car Russie, Autriche et Prusse n’étaient pas esclavagistes. Si ces trois derniers ne suivirent pas la position britannique qui voulait interdire le commerce avec les puissances continuant la traite, il fut écrit dans le traité qu’il faudra l’abolir "le plus tôt possible".

Ce sont finalement les deux dernières pages qui, traversant le XIXème siècle en quelques mots, permettent de prendre pleinement conscience de l’important du congrès à l’origine du "système de Vienne"   qui survécut pendant un siècle avant de s’éteindre avec le début de la Grande Guerre qui fit passer l’Europe d’un concert européen à un concert mondial.

Thierry Lentz signe ici un ouvrage vivant. En 261 pages, il explique avec clarté et sans emprunter de raccourcis un évènement complexe. Le lecteur appréciera la qualité du style qui facilite la lecture de l’ouvrage. L’historien quant à lui appréciera ce souci du détail : il est en effet difficile d’attaquer l'auteur qui se réfère constamment aux sources et s’en éloigne rarement. Avec 40 pages de notes dont la lecture demeure indispensable pour envisager le travail titanesque abattu par le spécialiste de l’Empire et 12 pages de bibliographie dans laquelle nous retrouvons de nombreuses sources imprimées, tous les propos de l’auteur sont vérifiables. Lucien Febvre, Henry Kissinger, Georges-Henri Soutou, Raymond Aron… sont parmi les nombreux spécialistes auxquels l’auteur fait appel.