Un débat entre Axel Honneth et Hannah Arendt remarquablement orchestré par Etienne Tassin.
La philosophie, comme d’autres secteurs culturels, est sujette à des modes. Pendant un bon quart de siècle, le débat principal en philosophie morale et politique aura tourné autour des thèses exposées en 1971 par John Rawls dans sa Théorie de la justice et reformulées dans ses articles et ouvrages ultérieurs. Depuis plus de dix ans – c’est-à-dire très précisément : depuis la publication de la traduction en 2000 du livre majeur d’Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance (initialement paru en allemand en 1992), lequel vient tout juste d’être réédité chez Gallimard en collection de poche –, en France, en Allemagne et dans les pays anglo-saxons, c’est le débat autour de la question de la reconnaissance qui a pris le relais et qui focalise en grande partie l’attention générale en philosophie et en sociologie, au point d’avoir suscité (ou régénéré, selon les points de vue) un courant intellectuel combinant de manière originale ces deux types d’approche : la philosophie sociale.
Si la focalisation de l’attention autour de la question de la reconnaissance partage bien avec les phénomènes de mode les caractéristiques générales de la promotion soudaine et de la contagion endémique, elle n’en a pas la superficialité. La capacité de la thématique de la reconnaissance à porter le poids d’une conception d’ensemble de la société, en vertu de l’idée selon lesquelles toutes les formes de la vie sociale relèvent de procédures de reconnaissance, a permis aux divers auteurs qui lui ont apporté une contribution de développer des projets théoriques ambitieux dans les trois directions qu’ouvrent les trois sphères essentielles des rapports humains (les sphères interpersonnelle, juridique et sociale), sous la forme d’une théorie de l’identité personnelle et des relations intersubjectives, d’une théorie de l’histoire, d’une théorie politique des sociétés multiculturelles, etc. La liste des philosophes et sociologues contemporains appartenant à la constellation des "penseurs de la reconnaissance" est désormais fort longue et s’allonge un peu plus chaque année, comme l’atteste le dernier volume en date paru sur le sujet que publient les éditions du CNRS sous la direction de M. Bankovsky et A. Le Goff, recueillant des contributions de philosophes qui ne s'étaient pas exprimés sur le sujet (notamment C. Malabou et J. M. Salanskis). Sans prétention à l’exhaustivité, et dans un certain désordre, citons A Caillé, C. Lazzeri, S. Haber, E. Renault, G. Le Blanc, H. Joas, E. Pulcini, O. Voirol, E. Ferrarese, F. Fischbach, P. Deranty, Y. Sintomer et Y. Cusset. A cette liste viennent s’ajouter les noms de ceux qui, rétrospectivement, gagnent à être relus dans la perspective de la problématique de la reconnaissance – à commencer bien entendu par G. W. Hegel (et pas seulement, ainsi qu’Honneth s’est employé à la démontrer, le Hegel d’Iéna), mais aussi K. Marx, F. Fanon, G. H. Mead, D. Winnicott et L. Althusser –, et enfin les noms de ceux qui développent pour leur propre compte une philosophie, une sociologie, une psychologie voire une psychiatrie de la reconnaissance en un dialogue parfois indirect avec Honneth : J. Butler, N. Fraser, C. Taylor, P. Ricoeur, I. M. Young, S. Benhabib, J. Rancière, R. Castel, C. Dejours, A. Ehrenberg et S. Paugam.
En quelques années, à la faveur d’une multiplication des angles d’analyse, l’étude des pathologies sociales (telles que la dépression, la précarité, la désaffiliation, la relégation, la disqualification, l’invisibilité, la souffrance sociale) s’est incontestablement imposée comme centre de gravité de la philosophie sociale de langue française. Comme l’écrit Guillaume Le Blanc en une page splendide de Vies ordinaires, vies précaires, il en va ici d’une rupture anthropologique : "L’homme d’aujourd’hui n’est plus tant cet animal qui se sait mortel, voué à la finitude d’un corps qui ne lui a jamais appartenu, qu’une vie vulnérabilisée par les conditions sociales de son développement. La gloire de la finitude héroïque de l’homme qui se sait toujours seul à mourir cède la place à l’anonymat monotone de l’homme souffrant, victime potentielle de la précarisation de ses conditions de vie. (…) Et cette nouvelle anthropologie de la vulnérabilité, qui succède à une anthropologie de la mortalité, situe désormais la mort à la lisière de la visibilité sociale. L’homme mortel, dans ce nouveau contexte, c’est moins l’homme ramené à la nudité de son corps, exposé à une limite qui est la limite même de la vie, que l’homme potentiellement séparé de la vie sociale, exposé à la mort sociale qui le voue à la perte des attaches. Autant dire que la mort a évolue. (…) L’invisibilité de la mort cède le pas à la visibilité des souffrances de l’homme vulnérable" .
Les luttes pour la reconnaissance
Selon la conception la plus commune en philosophie sociale et en sciences sociales, la notion de "luttes pour la reconnaissance" renvoie à des luttes dont l’enjeu premier porterait sur des identités, des différences culturelles ou des systèmes de valeurs . C’est d’une véritable lutte pour la reconnaissance qu’il s’agirait à chaque fois que s’élève une revendication relative à l’identité et à l’inclusion symbolique et juridique d’acteurs individuels et collectifs privés de reconnaissance. Les mouvements sociaux et politiques impliquant notamment des minorités ethniques, des groupes constitués autour de pratiques sexuelles socialement dévalorisées ou des identités stigmatisées incarneraient par excellence de telles luttes dans le monde d’aujourd’hui.
Mais cette définition restrictive se révèle insuffisante en ce qu’elle passe à côté des enjeux sociologiques et théoriques soulevés par la notion de la reconnaissance, dans la mesure où cette dernière – telle que notamment Honneth a su la mettre en œuvre – propose une approche générale des ressorts de l’action collective, des expériences morales dont elle procède, des motivations de l’agir et des modes de formulation des causes.
Cette ambition est nettement affichée dans le livre qu’Honneth a fait paraître en 1992, La lutte dont la reconnaissance, comme l’atteste le sous-titre annonçant une "grammaire morale des conflits sociaux". En revenant au motif de la lutte pour la reconnaissance chez Hegel, Honneth a cherché à élaborer un concept de lutte différent, où le conflit n’est pas compris comme une forme autocentrée de préservation de soi, selon le modèle de la concurrence pour la préservation des seuls intérêts des parties impliquées, mais comme l’expression d’une expérience morale négative liée au non-respect des règles de la reconnaissance sociale. Selon ce modèle, dont l'on trouve une première esquisse sous la plume de Marx, de Sorel et de Sartre, les acteurs ne luttent pas pour la préservation de soi, allant de pair avec la "suppression de l’autre", ou pour l’accumulation d’avantages personnels, mais pour la transformation des appréciations collectives et afin d’accéder à l’estime sociale - en un mot, pour accéder aux conditions sociales de la reconnaissance. Les motifs de la lutte ne sont donc pas d’ordre instrumental mais moral, puisque celle-ci n’est pas alimentée par des intérêts prédéterminés, mais par des sentiments moraux de mépris et d’injustice.
La force inédite de ce modèle est que, en élargissant le domaine d’application du concept de reconnaissance à l’ensemble des attentes de reconnaissance dans les rapports interindividuels, il permettait de concevoir également différents types de lutte sociale et différents niveaux normatifs. Dans une première sphère de relations affectives de proximité, déclarait Honneth, les luttes pour la reconnaissance ont pour objet l’amour et l’affection mutuelle des sujets impliqués dans une relation intime. Dans une deuxième sphère, la lutte a pour objet l’obtention de droits au sein d’une communauté juridique, assurant aux sujets concernés une pleine reconnaissance. Enfin, dans une troisième sphère, la lutte pour la reconnaissance vise à gagner en estime sociale à partir des qualités et des pratiques des sujets concernés.
La réception critique du paradigme de la reconnaissance
C’est cette théorie, ici brièvement résumée, qu’Honneth s’est efforcé de développer depuis plus de deux décennies dans une série d’ouvrages et d’articles passionnants, dont le dernier en date a été publié cet automne par Polity Press sous le titre, de prime abord assez énigmatique, de The I in We, contenant un certain nombre de textes déjà traduits en français en 2006 dans le volume intitulé La société du mépris , et quelques autres inédits, lesquels se révèlent d’un grand intérêt en ce qu’ils témoignent de l’attention qu’Honneth accorde à la réception et à la reprise de son travail, et du soin qu’il apporte à répondre aux objections et aux questions qui lui sont adressées , en n’hésitant pas à amender ou à raffiner son modèle si nécessaire.
Car, comme on s’en doute, la promotion du paradigme de la reconnaissance a dû faire face à de nombreuses critiques, dont la plupart ont cherché à mettre en cause le type de lecture de Marx proposé par Honneth dans le droit-fil des fondateurs de l’Ecole de Francfort (Horkheimer et Adorno) et de celui auquel il a succédé à l’université Goethe (Habermas) . Les objections ont porté tantôt sur le fait que la philosophie normative semblait éclipser la théorie sociale, tantôt sur le fait que la théorie d’Honneth se développait selon un modèle trop étroitement interactionniste, tantôt sur le fait que l’analyse des conflits sociaux a tendance à sous-estimer l’action des composantes structurelles telles que l’idéologie, les classes sociales et le capitalisme.
Dans une autre perspective (que l’on dira, par commodité, foucaldo-deleuzienne, aujourd’hui reprise par J. Butler), il a été reproché aux luttes pour la reconnaissance de se réduire en définitive à des luttes pour la reconnaissance d’identités qui consistent toujours en des effets d’assujettissement. Développée dans un horizon marxien, cette critique a pu prendre alors la forme d’un soupçon portant sur la dimension idéologique de la reconnaissance, à laquelle il a été reproché de méconnaître les contraintes symboliques et les rapports de pouvoir pouvant conduire les individus à revendiquer des formes de reconnaissance ne faisant que déplacer les dominations et les injustices qu’ils endurent.
Toutefois, l’un des intérêts du modèle de la reconnaissance qu’Honneth a élaboré est qu’il apparaît suffisamment fécond et robuste pour affronter ces objections sans faux-fuyants, en évaluant au contraire à chaque fois avec une remarquable honnêteté intellectuelle leur pertinence, et en travaillant à rectifier ou à reformuler ce qui, dans la théorie, demande à l’être. Telle est aussi la raison pour laquelle de si nombreux sociologues et philosophes ont su y trouver de nos jours matière à inspiration, en puisant dans les écrits d’Honneth les éléments de leur propre philosophie sociale, en formant ainsi une constellation très hétéroclite et très bigarrée.
L’invisibilité sociale des disparus
Le dernier livre d’E. Tassin, publié aux éditions Bayard sous le titre de Le maléfice de la vie à plusieurs, se prête à être lu dans une certaine mesure à la lumière de la vaste problématique de la reconnaissance, non pas certes en chacun de ses chapitres (puisque le livre se présente comme un recueil de neuf articles, distribués au sein de trois sections distinctes, écrits entre 2004 et 2010, à l’exception de trois textes inédits, correspondant aux chapitres 2, 4 et 6), mais en ce qui nous apparaît être sa partie centrale, à la fois la plus forte et la plus originale, à savoir le chapitre 7 intitulé "Gygès et les invisibles. Des ‘disparus’ en régime libéral" , dont une version courte avait déjà été publiée en 2010 dans le remarquable volume collectif dirigé par H. Bentouhami et C. Miqueu, Conflits et démocratie. Quel nouvel espace public ? .
L’inscription de la réflexion d’E. Tassin dans la thématique de la reconnaissance est expressément attestée par le renvoi, dans les notes en bas de page, aux écrits d’Honneth, notamment à ceux que ce dernier a consacrés à la question de l’invisibilité sociale , et, plus encore, par la présence, dans le corps du texte, de remarques critiques et polémiques de toute évidence adressées au modèle honnethien de la reconnaissance, telles que celles-ci déclarant que "rabattre la conflictualité politique sur le seul registre de la reconnaissance est peut-être la meilleure façon de manquer la phénoménalité du plan politique en tant que tel" . E. Tassin choisit, dans ce chapitre lumineux de son livre, de faire dialoguer Arendt et Honneth autour du thème de la reconnaissance, non pas seulement à la façon de ce lecteur subtil et pénétrant qui a fait de lui l’un des meilleurs spécialistes de la philosophie d’Arendt, mais de manière pleinement créative, en s’intéressant à un phénomène qui, pour ne pas avoir été tout a fait ignoré d’Arendt, n’a connu sous sa plume aucune élucidation approfondie : à savoir celui de la disparition ou, mieux encore, de l’invisibilisation en régime dictatorial des opposants au pouvoir.
Pour une large part, il faut dire que le phénomène est relativement nouveau, et qu’il a fait son apparition dans le courant des années 1970, dans les pays d’Amérique latine. Comme l’écrit A. G. Castro dans un ouvrage admirable consacré à La mort lente des disparus au Chili, une nouvelle catégorie de prisonniers a alors émergé : celle des morts occultés. "Qu’ils soient morts suite à des tortures, ou qu’ils aient été exécutés, cette mort est cachée, elle ne se produit pas sous les yeux des autres prisonniers et, bien souvent, elle ne se produit pas dans les centres clandestins, le décès n’est pas communiqué aux familles, les corps ne sont pas rendus mais dissimulés, voire détruits. On ne saura pas qu’ils sont morts, on ne saura pas qui sont les morts, parce qu’on ne saura pas où ils sont. Ceux-là sont les disparus" .
Arendt avait été frappée par cette pratique, et avait rédigé une remarque précieuse que l’on peut lire au détour d’une page du Système totalitaire : "Le meurtrier laisse un cadavre derrière lui et même s’il essaie d’effacer les traces de sa propre identité, il n’a pas le pouvoir d’extirper celle de sa victime de la mémoire du monde survivant. La police secrète opère au contraire le miracle de faire en sorte que la victime n’ait jamais existé du tout" . L’effacement des traces, lorsqu’il porte sur le corps même de la victime, interdit tout support matériel de mémoire, en particulier les supports relatifs à la ritualisation du deuil. Enterrer des corps sans croix ou les détruire par crémation ou par tout autre procédé est une manière de rendre a posteriori leur existence incertaine : aucun signe, croix, nom, date, ne pourra témoigner que cette vie a été vécue. La systématisation de ce procédé par la dictature argentine et chilienne a ainsi conduit à l’invisibilisation de milliers de personnes dont il ne suffit pas de dire qu’on ne sait pas ce qu’elles sont devenues, mais dont on doit dire qu’il n’est même pas établi qu’elles existent encore ou qu’elles aient jamais existé .
L’intérêt des analyses qu’E. Tassin présente sur ce thème consiste d’abord en ceci qu’il parvient à les lier à la thèse typiquement arendtienne "que le politique relève de l’action, que l’action est manifestation, que la manifestation est apparition des acteurs et l’apparition des acteurs révélation de ce qui est en jeu dans toute vie collective : une existence apparaissant à tous et dessinant par ses actions l’espace de cette apparence qu’il revient aux institutions et aux autorités légitimes de garantir et aux citoyens d’actualiser" . Si le politique est essentiellement affaire de manifestation, de production de la phénoménalité, de création d’un espace public d’apparition, alors l’examen des conditions sous lesquelles une société organise les modalités d’apparition de l’existence d’un individu ou d’un groupe d’individus peut être tenu pour un test décisif du sens politique d’une telle société.
Or, remarque E. Tassin, si une société concentrationnaire se dénonce comme telle par les procédés de la disparition qu’elle met en œuvre, il est à la fois très remarquable et extrêmement préoccupant de constater que les sociétés dites démocratiques, ou à tout le moins républicaines, produisent elles aussi des disparus d’un nouveau genre, mettant ainsi au jour une forme de contamination, accidentelle ou structurelle, par des schèmes organisateurs totalitaires. Et c’est ici le second grand intérêt, à nos yeux, du chapitre qu’E. Tassin consacre à cette question : la typologie inédite des disparitions en régime libéral, dont l’on verra, à terme, qu’elle renverse le sens de l’enquête qu’Honneth entendait conduire sur le problème de l’invisibilité sociale.
Typologie des disparus
Que ce soit dans une société démocratique ou dans une société de type totalitaire, toute disparition, en tant que telle, ne revêt pas nécessairement un sens politique. C’est le cas par exemple des disparitions qui se produisent dans la sphère de la vie privée, telle la fugue dont on sait qu’elle n’est pas considérée comme délictueuse au regard du droit. Le phénomène public et collectif, par contraste, recouvre trois situations différentes et concerne trois types de personnes distinctes qu’E. Tassin appelle : les éliminés, les effacés et les occultés .
Sont dit éliminés les disparus par suite d’opérations policières ou militaires, comme ce fut le cas dans les dictatures d’Amérique du Sud, où la disparition implique une disparition de la disparition par volatilisation du corps. C’est d’eux que, jusqu’à présent, il a été principalement question dans ce qui précède.
Sont dit effacés les êtres privés d’existence politique faute de reconnaissance de leurs droits politiques ou du fait de leur effacement des registres de la citoyenneté. Ce fut le cas des apatrides, des sans-Etats, au lendemain des traités des Minorités en Europe consécutifs à l’armistice de la Première Guerre mondiale ; ce fut le cas de ceux que l’on a justement appelés les erased en Slovénie, au début des années 1990, où 18000 personnes ont été effacés des registres des résidents permanents en République de Slovénie au motif qu’elles n’avaient pas rempli les formulaires demandant explicitement la citoyenneté du nouvel Etat.
Sont dit occultés ceux qui sont condamnés à la clandestinité du fait de leur entrée illégale sur le territoire ou du fait d’une perte de leurs droits consécutive aux modifications législatives ou réglementaires. Travailleurs immigrés privés de toute forme de visibilité politique et même sociale, voués à ne pas apparaître et, en raison de la négation formelle de leur existence politique, condamnés à disparaître pour être. "Il ne s’agit pas", précise E. Tassin, "des réfugiés politiques que l’Etat refuserait de reconnaître, mais des immigrés économiques que l’économie libérale exploite en connaissance de cause tout en criminalisant leur présence, justifiant d’une main par les emplois accordés souterrainement leur présence sur le territoire, tout en leur ôtant de l’autre les droits auxquels ils pourraient prétendre" .
Ce qui est préoccupant, avec cette dernière catégorie de disparus, est que le phénomène d’occultation ne soit pas une conséquence fâcheuse, mais un processus fonctionnel du monde de production globalisé : la production d’invisibles, affirme E. Tassin, "est l’œuvre logique de la globalisation des moyens de production" , en ce sens où, par son fonctionnement même, le régime libéral est voué à produire les occultés dont il a besoin pour fonctionner. De sorte qu’il est possible de faire correspondre aux trois catégories de disparus une opération caractéristique de disparition : les éliminés sont le produit d’une opération policière et/ou militaire qui se donne comme une politique ; les effacés sont le produit d’une opération jurdico-politique qui couvre une idéologie xénophobe, souverainiste et nationaliste ; les occultés sont le produit d’une opération économique que justifie un discours politique sécuritaire.
Or il semble que la philosophie sociale de la reconnaissance d’Honneth soit mal préparée à rendre justice à ces diverses modalités de l’invisibilité sociale en raison d’une inversion de priorité, si l’on peut dire, entre la phénoménologie de l’invisibilité et la problématique de la reconnaissance. En effet, Honneth ne reconnaît que deux types d’invisibilité : l’une littérale et négative, liée au fait de ne pas percevoir un sujet parce qu’on voit "à travers" lui comme s’il était transparent ; l’autre figurée et positive, qui revient à ne pas reconnaître qui ou ce qui est vu, soit à ne pas lui accorder l’identification sociale qu’il sollicite ou à le figer dans une identité sociale à laquelle il voudrait échapper. Comme on le voit, l’invisibilité est ici nettement rapportée au déni de reconnaissance, en sorte que c’est à partir d’elle que la phénoménologie de l’invisibilité se déploie. Dans une telle perspective, "c’est au regard que revient de décider du visible", écrit E. Tassin, "et non au visible d’ouvrir le champ de la perception" . L’invisibilité résulte pour Honneth de la non-reconnaissance alors que c’est au contraire la non-reconnaissance qui s’ancre dans l’invisibilité. Et c’est "la reconnaissance qui doit s’expliquer à partir des régimes de visibilité qui norment une société plutôt qu’à l’inverse, la composition des visibles à partir des logiques de reconnaissance" .
La discussion peut sembler d’une subtilité quelque peu byzantine, alors qu’il en va ici de beaucoup plus que d’une simple querelle de mots. Donnons le dernier mot à E. Tassin : "Une enquête sur les formes concrètes de l’invisibilité sociale, sur la clandestinité comme mode d’existence – ou de non-existence – politique, sur les dispositifs de disparition qui décrédibilisent les prétentions des étrangers à sa voir reconnaître le statut et la dignité de citoyen, présente un enjeu considérable. (…) Loin d’être un phénomène adjacent de la vie politique, la manière dont sont accueillis les étrangers est un test décisif du sens politique des démocraties. Les condamner à l’invisibilité, les vouer à la disparition, c’est commettre un crime politique au nom de la démocratie. Le déni de droit et de citoyenneté, la disparition systématique d’une frange entière de la population au motif de son étrangeté et les pratiques policières d’expulsion forcée n’indiquent pas seulement une dérive dictatoriale des politiques libérales, elles signifient une totale aliénation du sens du politique. Il est paradoxal et inquiétant que cette aliénation se fasse en Europe sous couvert d’une union politique dont la grandeur aura été de libérer les Etats de la fixation souverainiste et de déployer au-delà des frontières nationales l’espace d’apparition d’acteurs politiques libres"