Une enquête riche, documentée, d'une très grande actualité entrepreneuriale et qui souligne combien compétitivité et sécurité économique sont intimement liées.

Si le renseignement d'intérêt militaire, d'intérêt stratégique voire d'intérêt criminel est l'objet d'une littérature francophone chaque jour plus nourrie, les politiques de renseignement scientifique et technologique ou économique et financier sont plus rarement étudiées. L'abondance des travaux consacrés ces dernières années à l'intelligence économique n'a pas pallié à cette carence même chez les auteurs qui interprètent la concurrence comme un mode guerrier. Ceteris paribus, le renseignement économique et financier n'en relève pas moins des politiques publiques. Certains de nos éminents concurrents, à commencer par les États-Unis, n'hésitent d'ailleurs pas à instrumentaliser à cette fin non seulement leurs services de renseignement mais aussi des organisations non gouvernementales, des cabinets d'affaires ou encore des officines privées de sécurité. En 1993, Georges Bush scella avec ostentation cette imbrication entre les agences de renseignement et les entreprises américaines en établissant le National Industry Security Program. Cet écheveau institutionnel américain mérite d'être mieux connu à la fois pour mener nos opérations de contre-ingérence indispensables mais peut être aussi pour nous en inspirer pour notre sécurité économique.

La priorité affichée par Laurent Fabius à la diplomatie économique ne nécessite-t-elle pas, par exemple, de s'interroger sur l'articulation des services de renseignement et du Quai d'Orsay dans la promotion de nos intérêts dans certains domaines industriels clés   , sur l'orientation informationnelle des services d'espionnage alors qu'ils se consacrent prioritairement à la lutte anti-terroriste voire aux partages des données récoltées avec les entreprises privées ? De la même manière, quel doit être le rôle de Bercy en matière de collecte offensive de renseignements économiques et financiers ? Quant aux relations entre l'État et les entreprises, comment les ordonnancer à l'heure de la mondialisation des firmes ?

Le livre du journaliste d'investigation, Frédéric Charpier, ne répond pas explicitement à ces questions mais il n'en dévoile pas moins incidemment des pistes de réflexion intéressantes en examinant les modes d'action américains, chinois, israéliens, cybernétiques contre nos intérêts. Un regard parfois anecdotique mais qui révèle la complexité des jeux concurrentiels mercantiles et troubles des États. Une enquête qui fourmille de détails et de potins dont certains sont pour le moins croustillants mais pas toujours intimement liés à la quête de renseignements économiques   . Cette confusion rédactionnelle entretient des malentendus déjà très enracinés dans l'opinion publique. L'action des agents secrets est par nature différente de celles des acteurs des réseaux d'influence même s'ils peuvent parfois en user ou en être issus. On regrettera aussi quelques approximations d'écriture : la Direction des applications militaires du Commissariat à l'énergie atomique n'est pas à proprement parlé un service de renseignement; le CAP du ministère des affaires étrangères est le Centre d'analyse et de prévision, pas d'analyse et de prospective; le PDG d'EDF, François Roussely, n'a jamais été à la tête du Secrétariat Général à la Défense Nationale; la mauvaise orthographe du nom du général Henri Poncet qui dirigea l'opération Licorne en Côte d'Ivoire de 2004 à 2005 ou encore la confusion entre Châtellerault et Châteauroux où sur l'ex-aéroport otanien de Déols s'installent des entreprises chinoises. Pour autant, l'enquête de F. Charpier est riche, documentée, d'une très grande actualité entrepreneuriale et souligne combien compétitivité et sécurité économique sont intimement liées.

Le "renseignement compétitif" étant déterminant pour les intérêts publics et privés, comment le (re)chercher ? L'intrusion informatique offensive à des fins économiques et industrielles doit-elle devenir une priorité des services de renseignement ? Pour affiner les orientations stratégiques édictées au agences de renseignement, l'administration américaine s'est dotée d'un National Economic Council rattaché à la Maison Blanche. Devons-nous en faire autant ? Si on arrête un tel choix, auprès de quelle(s) autorité(s) le rattacher : le Secrétaire général à la défense et à la sécurité nationale ? Le coordonnateur national du renseignement ? Le premier ministre ? Le président de la République ? Ou encore faut-il démultiplier les instances d'orientation associant entrepreneurs, experts, fonctionnaires en autant de comités qu'il y a de ministres en charge du commerce international ? Washington de son côté a choisi de décliner de telles instances auprès du Secrétaire d'État et son homologue à la défense, permettant ainsi de mieux orienter la diplomatie économique américaine. Cet éclatement ne nuit-il pas à la cohérence des orientations prioritaires données aux services de renseignement ?

Une fois les informations sensibles acquises, avec qui et comment les partager ? Faut-il à l'instar de Washington rédiger un bulletin quotidien (Daily Intelligence Briefing), diffusé à des destinataires entrepreneurs triés sur le volet ? Si dans une économie aussi centralisée et étatisée que celle de Pékin la réponse est facile, il n'en est guère de même dans une économie de marché où les PME/PMI sont légions. Non seulement leur nombre est grand mais leur poids économique est considérable y compris dans le secteur régalien (p.m. en 2012, 60% des contrats d'exportation d'armements ont été le fruit des succès des PME). Alors comment partager le renseignement et/ou les informations "ouvertes" synthétisées avec les PME ? Qui en a la charge : le Commerce extérieur ? Le quai d'Orsay ? La DGSE ? Un dispositif ad hoc ?

Non seulement, il apparait très difficile d'établir sans conteste une liste des sociétés qui bénéficieront de tels avantages compétitifs à l'export mais il n'est pas plus aisé d'en faire de même pour le renseignement "défensif" notamment parce que notre dispositif de contre-espionnage est globalement sous-dimensionné aux nouvelles menaces, qu'elles prennent la forme de cyber-attaques et/ou d'action des services de renseignement étrangers   . A juste titre, F. Charpier s'inquiète de la dissymétrie des moyens mobilisés par Pékin en France - près de 2 000 agents selon l'auteur - et ceux dévolus aux effectifs mobilisés pour faire face à cette menace à la DCRI. Non sans raison, il pointe du doigt les erreurs récentes de la DST qui crû bon se séparer brutalement de bon nombre de ses agents d'origine asiatique ou mariés à des Asiatiques à l'heure même où la recherche chinoise d'informations économiques et industrielles mobilise les entreprises d'État, leurs laboratoires mais également les étudiants dès leur départ de Chine, des bi-nationaux et des éléments de la diaspora installés depuis longtemps sur les territoires visés. L'approche diasporique est d'autant plus préoccupantes que les migrants s'installent en nombre à la périphérie de l'Europe (ex. Algérie, Serbie) mais aussi dans des pays européens aux économie fragiles (ex. Grèce, Hongrie). Une situation qui nécessite à n'en pas douter une vigilance accrue à accorder aux bureaux de change qui servent autant à commercer et à investir qu'à blanchir de l'argent sale. Une tâche de plus pour TRACFIN !

Si F. Charpier s'inscrit sur la liste des observateurs inquiets des capacités françaises à faire face aux agressions économiques étrangères, il n'est pas naïf au point de penser que la France demeure sans réaction depuis des décennies. Il revient donc sur la création par le gouvernement Balladur du Comité pour la compétitivité et la sécurité économique en 1995 ou encore sur les tentatives de la DGSE de promouvoir certains de ses relais au cœur des instances bruxelloises de l'Union européenne. Face à ces actions éparses, il faut néanmoins avoir conscience que les services de renseignement étrangers n'hésitent pas à recourir à la création d'entreprises fictives, à des fonds d'investissement dédiés, des consultants et des sociétés de relations publiques rémunérées. Dans ce contexte, le patriotisme économique doit s'organiser. En égrainant les noms des Français qui cherchent à l'orchestrer (ex. Alain Juillet, général Mermet, Christian Harbulot, Michel Lacarrière,...), F. Charpier rappelle que les acteurs français s'appuient sur des micro-entreprises de sécurité et d'influence dont les "actions psychologiques" ne peuvent rivaliser avec les puissants cabinets de relations publiques d'outre-Atlantique, à l'image de celui de l'ancien Secrétaire d'État américain Henry Kissinger

 

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- La recension d'Histoires d'espions : le renseignement à l'heure de l'espionnage économique de Charles Pellegrini par François Danglin
- La recension d'Espionnage et renseignement de François Heisbourg par François Danglin
- La recension de Le livre des espions de Bruno Fuligni par François Danglin