Pierre Juquin raconte le “roman d’un siècle” à travers l’histoire de Louis Aragon et ses nombreuses vies – littéraire, politique, sentimentale.

“La vie réelle d’Aragon, c’est bien un roman. Elle s’inscrit dans ce vertige qui sépare l’Exposition universelle de 1900 – la tour Eiffel était déjà installée dans Paris depuis le centenaire de la Révolution française – de la chute du mur de Berlin – qu’en 1989 le poète n’a pas vécue.”

Député communiste dans les années 1970 et candidat PSU-LCR à l’élection présidentielle de 1988, Pierre Juquin a mis à profit l’extraordinaire proximité dont il jouissait avec Louis Aragon pour raconter cet homme de lettres et d’idées – raconter sa vie, son parcours, son cheminement intellectuel, son œuvre. “On peut lire son œuvre de cent façons différentes. Je l’envisagerai sous le point de vue de l’histoire. En sachant que c’est un acteur et un témoin majeur, mais ô combien complexe et multiple, et qu’il serait fou de vouloir le mettre en équation. Mais la littérature vit dans le monde. L’air qu’elle respire est l’air du temps. On ne peut l’abstraire de la vie sociale”, écrit l’auteur.

C’est donc à une lecture résolument historique de la vie d’Aragon que se livre Pierre Juquin : décrypter une vie pour mieux comprendre un siècle plein de contradictions – car à travers l’histoire mouvementée d’Aragon, c’est le “roman d’un siècle” que cherche à raconter l’auteur, d’une guerre mondiale à l’autre, de l’espoir soviétique à la désillusion communiste, de Maurice Barrès à Drieu La Rochelle, compagnons de route pour le moins surprenant de l’auteur communiste.

À cet ouvrage majestueux – huit cents pages fouillées et précises – qui relate la vie d’Aragon depuis sa naissance comme enfant illégitime d’une famille bourgeoise jusqu’à l’aube de la Seconde Guerre mondiale succédera un second tome, prévu pour le mois de mars, qui couvrira la seconde moitié de sa vie. Il n’en fallait pas moins pour commémorer dignement les trente ans de la disparition de l’auteur communiste, décédé à Noël 1982.

Outre sa prétention à raconter la vie d’Aragon par le prisme de l’histoire du siècle (ou à raconter l’histoire du siècle par le prisme de la vie d’Aragon ? La question se pose parfois à la lecture), la biographie que nous livre Pierre Juquin a l’originalité d’être divisée en chapitres ni tout à fait chronologiques, ni tout à fait thématiques. À l’image peut-être d’une vie intriquant perpétuellement littérature et politique, action et idées, les chapitres mêlent intimement ces différents aspects de la vie d’Aragon. On retrouvera ainsi, de façon toujours détaillée mais accessible, les réunions des surréalistes, leurs débats sur la conduite du mouvement intellectuel et sur l’opportunité d’adhérer au Parti communiste ; l’engagement politique d’Aragon une fois franchi le Rubicon, ses visites en Union soviétique et ses impressions du régime ; la rupture avec Breton, aussi, qu’à Pierre Juquin l’auteur communiste a raconté à l’âge de soixante-dix-huit ans – il en avait à peine trente-cinq à l’époque…

Passage poignant : “Je n’ai jamais rien fait de ma vie qui m’ait coûté plus cher. Rompre ainsi avec l’ami de toute ma jeunesse ne m’a pas été seulement affreux pour quelques jours. C’est une blessure que je me suis faite, et qui ne s’est jamais cicatrisée”, explique Aragon. Interprétation de son biographe : “Je me risque à penser qu’en 1975 ce traumatisme de 1932 devient pour Aragon une métaphore de ce que l’engagement dans le communisme historique a humainement coûté. L’amour, l’amitié, la création, la poésie, est-ce que ce sont des utopies face aux réalités de la lutte ? L’espoir est d’accéder à un ordre où la scission du rêve et du réel sera enfin déjouée. Mais l’histoire s’est déroulée dans un monde atrocement binaire où il a fallu choisir. La dialectique aragonienne a été impuissante, au début des années 1930, à produire une médiation. La déchirure a été le prix à payer pour participer à l’aventure communiste.”

À la lueur de témoignages exclusifs si précieux de l’auteur d’Aurélien et des Beaux Quartiers, et d’une interprétation aussi intéressante de l’ancien député communiste, on comprend à quel point ce projet, esquissé déjà en 2002 puis abandonné, valait le coup d’être réalisé. “Il fallait que je le fasse. J’aurais eu un remords éternel – à supposer qu’existe l’éternité – si je ne l’avais pas fait. J’ai aimé cet homme, et il a joué un rôle dans ma vie”, explique l’auteur qui a découvert Aragon à l’âge de treize ans et l’a rencontré personnellement pour la première fois au crépuscule des années 1950. “J’étais un jeune militant communiste – j’allais chez Dieu, j’étais extrêmement impressionné !”

Jamais Pierre Juquin ne se laisse pourtant aller à l’écueil de l’hagiographie. Aragon est raconté tel qu’il était – ou du moins tel que le comprend son biographe, après étude attentive du personnage, de son entourage et de ses archives –, avec son lot d’erreurs – notamment sur son soutien aveugle au communisme de l’avant-guerre, sur lequel il reviendra dans les années 1960 sans toutefois renier son engagement – et de contradictions – le “fou d’Elsa” n’était semble t-il pas indifférent au charme d’un certain Drieu…

Aragon auteur, Aragon penseur, Aragon amoureux – Pierre Juquin écrit donc là une œuvre complète émaillée de nombreux retours à l’essence même d’Aragon, ses écrits, restant fidèle aux souhaits du sujet qui exhortait les inévitables gloseurs à “Commencez par [le] lire !”.

“Entrez avec moi dans moi-même”, écrit Aragon dans Les Poètes. C’est précisément à cette introspection de l’auteur et de son œuvre que nous invite Pierre Juquin. Un travail magistral qui fera date dans la littérature aragonienne

 

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