Le 24 décembre 2012, le monde littéraire célèbrera les trente ans de la mort de l’écrivain Louis Aragon. À cette occasion, les parutions en hommage à l’auteur d’Aurélien se multiplient. Parmi elles, Aragon, la confusion des genres, chez Gallimard, de Daniel Bougnoux, spécialiste passionné et, depuis 1997, directeur de la publication des Œuvres complètes dans la prestigieuse collection de la “Bibliothèque de la Pléiade”, dont le cinquième tome vient de paraître. Jusque là rien d’anormal. Sauf que le lundi 22 octobre, lors d’un débat public au CNL, Daniel Bougnoux a accusé Jean Ristat, le légataire testamentaire d’Aragon, de l’avoir censuré, par l’intermédiaire de son éditeur. Entretien et explications.

Nonfiction.fr - Le lundi 22 octobre 2012, lors d’un débat au Centre national du livre (CNL) à l’occasion du trentenaire de la mort de Louis Aragon, vous avez affirmé au public présent que votre ouvrage Aragon, la confusion des genres, qui vient de paraître chez Gallimard dans la collection “L’Un et l’Autre”, a été censuré d’un chapitre. Que s’est-il passé ?

Daniel Bougnoux – Le livre, remis en mai et désormais accepté, et corrigé, se trouvait prêt à l’édition quand, le 6 septembre, alors que je partais le surlendemain pour la Chine, j’ai reçu un mail inattendu de J.-B. Pontalis, le très respecté directeur de la collection “L’Un et l’Autre”, m’informant (textuellement) que “Jean Ristat ne s’opposait pas à la parution de Aragon, la confusion des genres à condition que nous en retranchions le chapitre 7”… Je prévoyais que ce chapitre ferait difficulté auprès de l’héritier d’Aragon, et j’avais demandé dès juin à Pontalis de ne rien lui communiquer de mon texte. Hélas, l’ouvrage a “fuité” au cours de l’été. Mon premier mouvement, devant cette demande assez choquante, a été de reprendre l’ouvrage pour le porter à un autre éditeur ; mais Pontalis a insisté pour le garder, me disant que même coupé il se défendait encore, et que de toute façon Ristat me poursuivrait où que je le publie… J’ai, dès le lendemain, consulté le cabinet d’Emmanuel Pierrat, et écrit aussi à Alain Toucas, arrière-petit neveu d’Aragon et avocat d’affaire à Paris : les deux experts sont formels, il n’y a dans mon chapitre ni “atteinte à la vie privée”, ni délit de diffamation. Que faire ? Je tenais essentiellement à ce que cet ouvrage paraisse au même moment que le tome V de la Pléiade, et au fond je l’avais conçu pour la collection “L’Un et l’Autre” : un auteur y parle d’un autre auteur, avec tous les effets de miroirs, d’identification affective, de trajectoire sensible… J’avais versé dans ce livre tout ce que je ne pouvais pas écrire dans l’espace, pour le coup très formaté, des Pléiade, dans mon esprit les deux parutions se complétaient étroitement. Après 48 heures d’hésitation et depuis la salle d’embarquement pour Pékin, j’ai donc mailé à Pontalis mon acceptation, résignée, au coup de hache…

De quoi parliez-vous dans ce chapitre ? Pourquoi était-il tellement important pour votre ouvrage ?

Daniel Bougnoux – Ce chapitre était, dans mon esprit, incitatif ou séminal : j’y raconte une drague homosexuelle dont Aragon m’a gratifié, dans sa chambre n° 15 de la résidence hôtel du Cap Brun, près de Toulon, par une chaude après-midi de juillet 1973. J’avais 29 ans, je venais de publier sur lui mon premier livre, une étude de Blanche ou l’oubli chez Hachette, et il s’en était montré très content – et reconnaissant ! L’épisode de la chambre, assez carnavalesque, mais dans le fond plutôt drôle ou cocasse, m’avait mis devant un abîme – mais au lieu de m’éloigner d’Aragon, il m’avait révélé sa complexité, et la capacité chez ce veuf de “sur-vie”, je veux dire de vie excessive. Aragon me montrait crûment ce don du vertige dont nous parlions lundi soir au Centre national du livre, avec Philippe Forest. Bref, à l’occasion de cet épisode je n’ai pas trouvé Aragon ridicule ni antipathique, mais au contraire tellement plus “intéressant”, et c’est pour cela que j’ai tenu, trente-neuf ans plus tard, à l’écrire. Il justifie mon titre : la “confusion des genres” ne s’entend pas chez lui au seul plan des genres littéraires, qu’il confond à plaisir en effet, mais touche d’abord à la distinction masculin-féminin.

Selon vous, pourquoi Jean Ristat, l’ayant-droit de Louis Aragon, a-t-il demandé la suppression de ce chapitre ?

Daniel Bougnoux – C’est une demande abusive, et pour moi assez inexplicable. D’ailleurs, comment censurer un livre de papier à l’époque du mail et d’Internet ? Il est vrai que dans ce chapitre, je l’égratigne : le récit assez complaisant que lui-même a donné du dernier Aragon dans son livre d’entretiens avec Francis Crémieux, Avec Aragon [Gallimard, 2003], ne me suffit pas, ne me plaît pas ; j’ai assisté à autre chose, j’ai vu autour du vieil Aragon des relations moins idylliques ou tranquilles que celles racontées par Ristat, et mon témoignage contredisait le sien. Je ne voudrais pas, d’une façon générale, qu’on s’en remette à un seul témoin, ni qu’on édulcore la cruauté, mais aussi le courage, et la complexité des situations qu’Aragon a connues jusque dans son grand âge. Son personnage m’a frappé par sa puissance de provocation ou de scandale, et je cherche dans mes propres écrits à restituer cette complexité, ou à le compliquer plutôt qu’à l’expliquer.

Gallimard, et notamment votre éditeur Jean-Bertrand Pontalis, vous ont-ils défendu ?

Daniel Bougnoux – Je ne sais pas, difficile à dire : Ristat est tout puissant dans la maison Gallimard, et leurs “services juridiques” ont arbitré, m’a dit Pontalis, en sa faveur, alors que les avocats consultés par moi m’ont écrit le contraire ! “Jibé” Pontalis était le premier navré par ce coup de force, et voulait sauver l’édition du livre, je lui ai donc donné raison en consentant à cet “arrangement”.

Ne pourrait-on pas néanmoins vous contester ce droit de tout raconter ? Notamment lorsque l’auteur en question est mort depuis longtemps et que les faits rapportés appartiennent à la vie intime ?

Daniel Bougnoux – Je ne crois pas, dans cet “abominable” chapitre qu’on me reproche, avoir enfreint en quoi que ce soit la mémoire et le respect dû à Aragon ; encore une fois, le personnage cherche le scandale, et lui-même ne s’en cachait pas. Voilà près de quarante ans que je réfléchis sur lui, que je tente de m’expliquer les ressorts de son assez prodigieuse création. Le “carnaval”, la perte d’identité sont des pistes à ne pas négliger ; Aragon écrit au bord du vide, d’une autodestruction qui tourne à la création, dans laquelle comme dit Traité du style voisinent “les soleils et les plâtras”. Ces derniers romans, recueillis dans ce volume V de Pléiade, sont très éclairants là-dessus, et permettent rétrospectivement de mieux saisir dans tous ceux qui précèdent les affleurements du vertige, de la perte de soi. Aragon écrit avec ses démons qui s’appellent le goût de l’absolu, la “défense de l’infini”, et contre plusieurs frontières, celle du masculin-féminin comme celle de la veille et du sommeil [“Une vague de rêves”], ou encore de la raison et de la folie : on n’écrit pas Le Fou d’Elsa, ni surtout La Mise à mort, sans frôler a minima la psychose. Alors, oui, ça touche à la vie intime, mais Aragon ne cesse de nous ouvrir la sienne, en conservant toujours, comme il l’écrit de Matisse, cette “énorme chasteté de l’intelligence”…

En révélant cet épisode, ne risquez-vous pas de perdre votre éditeur ?

Daniel Bougnoux – On verra ! Et c’est à craindre, en effet, au moins pour l’entreprise Pléiade, que je devais poursuivre en éditant un volume des Essais critiques d’Aragon : Ristat ne me donnera plus sa permission. Mais, enfin, j’ai publié à ce jour chez Gallimard huit volumes tous consacrés à Aragon (dont deux “Foliothèque” avec Cécile Narjoux), cela peut-être suffit.

Évoquons Louis Aragon. Vous venez également d’achever la direction de la publication du cinquième tome de ses Œuvres complètes en Pléiade. Trente ans après sa mort, quelle place tient l’œuvre d’Aragon dans la littérature du XXe siècle ?

Daniel Bougnoux – Je vous renvoie sur cette question au “Hors-série” du Monde qui vient de paraître [124 pages, en kiosque le 25 octobre, ndlr], auquel j’ai largement contribué. J’y maintiens qu’Aragon est un des plus actuels de nos écrivains : non si l’on en fait l’apparatchik d’un mouvement qui appartient désormais à l’Histoire ; sa mémoire, son œuvre sont ensevelis sous les décombres du communisme, d’où j’essaye de le désincarcérer. Pour tous ceux qui ne voient en lui que le scout moscoutaire, il est en effet bien mort ! Mais il demeure pour terriblement vivant par la leçon de courage, et de style, qu’il manifeste du début à la fin ; or, pour l’expression des sentiments ou des passions, il n’y a pas prescription. Qui sut parler comme Aragon de nos amours, de nos folies ? Qui a transcrit plus justement les déchirures du siècle ? Déchirure qui traverse indissociablement les trois domaines de l’écriture, de l’amour et de la politique, qu’il ne faut jamais séparer. La passion d’appartenir, de militer ne sont plus de saison, et ont à nos yeux engendré des monstres ; mais le cas Aragon place une loupe sur nos propres souffrances, sur nos abîmes, qu’il m’aide toujours à sonder. Le fou d’Elsa veille sur moi comme “une folie doit veiller sur la pensée” écrivait Derrida, il me touche à chaque page, il me comprend, à tous les sens de ce verbe, et par là, quoique mort, je dirai qu’il me défend.

 

* Lire aussi : 
- "Effet collatéral de la confusion des genres en Aragon", par Pierre Assouline, sur son blog La république des livres
- "Affaire Aragon: le chapitre censuré", sur BibliObs