Une histoire de l'Eglise (VII-XI) qui expose l'émergence de deux christianismes distincts : celui de l'Eglise catholique et celui de l'Eglise orthodoxe.

S'il est habituel d'évoquer le schisme de 1054 pour marquer la rupture entre l’Orient et l’Occident, cette séparation trouve en réalité son origine dans un long processus qui commence dès le VIIe siècle   . C’est précisément ce processus qu’Andrew Louth (prêtre de l’Eglise orthodoxe russe en Grande-Bretagne), dans L’Orient grec et l’Occident latin   , se propose de décrire. A considérer le sous-titre : " L’Eglise de 681 à 1071 ", il semble qu’on soit en présence d’un nouvel ouvrage consacré à l’histoire de l’Eglise et il reviendra au terme de cette recension de s’interroger sur les apports éventuels de cette nième contribution au sujet.

 

L’histoire d’une division

 

Divisé en quatre grandes parties obéissant à un ordre chronologique (1ère partie : 680-800 ; 2e : le IX ; 3e : le Xe ; 4e : 1000-1071), l’ouvrage s’ouvre sur le sixième concile œcuménique de Constantinople en 680-681 qui impose aux grecs de s’expliquer sur le monénergisme   et le monothélisme   pour se clore avec la bataille de Manzikert (Arménie), laquelle scelle le destin de L’Empire byzantin défait par les Turcs seldjoukides. L’auteur dresse un portrait en parallèle de deux civilisations chrétiennes qui vont sombrer progressivement dans l’incompréhension mutuelle. Si certaines thématiques ou événements obéissent à un traitement commun (la réforme monastique, les missions), d’autres apparaissent spécifiques à l’Orient ou à l’Occident (les controverses iconoclastes en Orient, l’essor de l’Empire carolingien en Occident). Reste que les portraits croisés de l’Eglise d’Orient et de celle d’Occident permettent, durant cette période décisive de l’histoire de l’Eglise, de saisir l’écart culturel, politique et théologique qui va progressivement s’installer entre ces deux entités.

 

La crise iconoclaste

 

Citons à titre d’exemple l’épineux problème des crises iconoclastes qui secouèrent sur une centaine d’années l’Orient grec. Le début de cette crise peut être situé en 726, quand Léon III fait détruire l’icône du Christ qui surmontait la porte de bronze du palais, la Chalcé, à Constantinople, et la fait remplacer par une croix . Dans le même temps, il ordonne la destruction des images du Christ, de la Vierge et des saints dans tout l’Empire. C’est que, persuadé que les images étaient des offenses à Dieu, il les rend responsables des malheurs des temps. En 731, le pape Grégoire III condamne solennellement les destructions d’images saintes. La lutte iconoclaste menée par le pouvoir d’Orient s’intensifie sous Constantin V (741-775), lequel convoque un concile à Hiéréia   et proclame hérétiques ceux qui confectionnent des images du Christ. Un concile romain en 769 réaffirmera la légitimité des images et anathématisera Hiéréia.

Si la crise iconoclaste révèle entre l’Orient et l’Occident de réelles divergences théologiques concernant la possibilité de mettre en images Dieu ou la Vierge   ), elle permet aussi de souligner des enjeux politiques décisifs. Comprenons que l’Empereur d’Orient, en refusant le culte des images, entend préserver et renforcer sa propre autorité, non seulement par rapport à ses sujets, mais aussi par rapport à la papauté occidentale. Il n’est d’ailleurs pas anodin de constater que c’est sous le règne de Constantin V précisément que cette papauté se tourne définitivement vers la monarchie franque. Ainsi, le pape Paul Ier, élu en 757, annonce son élection à Pépin le Bref, et non au basileus   .

La crise iconoclaste dévoile donc une fracture saillante entre l’Orient et l’Occident mais cette crise est aussi à considérer, d’après l’auteur, selon un point de vue qu’on appellerait maintenant géopolitique. " Peut-être faudrait-il présenter l’iconoclasme comme un aspect de la manière dont l’Empire byzantin - coincé entre un Empire musulman puissant à l’est et le nouvel Empire en voie de formation en Occident, celui des Carolingiens - tenta de s’adapter aux mutations du VIIIe siècle. " De ce point de vue, les succès militaires des musulmans à cette époque et leur an-iconisme radical peut avoir, selon l’auteur, poussé Léon III à jeter le discrédit sur la vénération des icônes afin d’assurer un sort plus favorable à son Empire. Quoi qu’il en soit, une telle hypothèse présente le mérite de dépasser le traditionnel clivage Orient/Occident pour prendre en compte la montée en puissance des musulmans.

 

La compénétration du religieux, du social et du politique

 

Dans la même perspective, l’ouvrage de Louth fait honneur à son titre en envisageant l’histoire de l’Eglise, pas seulement selon les rythmes occidentaux, mais aussi selon ceux de l’Orient. Il cherche ainsi constamment, comme c’est le cas dans le chapitre consacré à l’iconoclasme, à souligner une dimension essentielle des événements historiques de l’Eglise, à savoir la compénétration du religieux, du social et du politique (caractéristique des siècles médiévaux). Les intitulés mêmes des chapitres l’attestent puisqu’ils réfèrent aussi bien à des thématiques théologiques (2e partie : chapitre 9 : Le changement des modèles liturgiques) que sociales (id., chap. 7 : La renaissance de l’instruction, Orient et Occident), historico-politiques (4e partie : chap. 19 : Les Turcs, les Normands et l’effondrement de l’Empire byzantin) ou intellectuelles (id., chap. 18 : La vie spirituelle et intellectuelle à Byzance).

 

Les réformes monastiques

 

L’exemple de la réforme monastique est lui aussi éclairant à ce sujet. Après avoir souligné la contemporanéité des réformes de Benoît d’Aniane (ayant vécu vers 750-821) et de Théodore le Studite (vers 759-826) ainsi que leurs points communs (" faire revivre les idéaux de la vie cénobitique ", favoriser " la réalisation d’une communauté monastique fraternelle "), l’auteur s’intéresse au statut même du monachisme par rapport au pouvoir politique, radicalement différent en Orient et en Occident : alors que la réforme de Benoît d’Aniane fut appuyée et diffusée par le pouvoir carolingien à travers notamment les capitulaires, celle de Théodore, bien qu’encouragée par l’impératrice Irène, fut " mise en oeuvre par lui-même et ses compagnons moines. " Se dessine ainsi, au-delà des premières similitudes, une ligne de clivage forte : celle qui sépare une chrétienté occidentale en partie définie par l’union entre le pouvoir politique et l’Eglise, et une chrétienté orientale qui reste profondément rétive à toute forme de " césaropapisme ".

 

La diversité des églises d’Orient

 

Que le titre du livre lui-même soit un peu réducteur par rapport à son contenu réel ne doit pas surprendre. L’ouvrage ne se limite pas en effet à la seule étude de l’Orient grec et de l’Occident latin. Si Héraclius abandonne le latin comme langue de l’administration et de l’armée et change son titre d’Imperator romain par celui, grec, de Basileus, l’Empire ne se grécise pas pour autant de manière uniforme. Un des mérites du présent ouvrage est précisément d’inclure dans cette étude des " Eglises linguistiquement définies par leur usage du syriaque, du copte, de l’éthiopien, du géorgien et de l’araméen, et par d’autres langues plus lointaines. " On pense ici aux intéressantes sous-parties consacrées à " la Palestine et les débuts de la chrétienté arabe "   ou à " Photius et les Arméniens "   .

 

Le rôle de l’islam dans la division entre Orient et Occident

 

Si le livre de Louth obéit à un découpage très traditionnel en suivant l’ordre chronologique attendu, on peut toutefois mettre en lumière une idée moins attendue qui traverse cet ouvrage comme un fil conducteur : " Le principal facteur dans la transition de la Byzance multiculturelle à l’Orient grec et l’Occident latin fut l’essor de l’islam et la destruction par les Arabes de la stabilité du monde méditerranéen au VIIe siècle. " La crise iconoclaste semble à elle seule, comme nous l’avons vu, témoigner de cette orientation. Le sous-chapitre " Sous l’islam "   montre lui aussi comment l’islam a favorisé ou du moins toléré des formes de christianisme dissidentes, autrement dit au VIIe siècle non-chalcédoniennes   , peut-être dans l’idée d’éroder l’autorité de l’empereur de Byzance.

 

Le renforcement du pouvoir politique du pape

 

L’ouvrage permet aussi de souligner un fait essentiel : un des effets de l’éloignement progressif de l’Orient et l’Occident fut en définitive le renforcement de l’autorité politique du pape en Occident, ouvrant ainsi la voie à une forme de césaropapisme. Si les premiers siècles de l’ère chrétienne, pour désigner le pouvoir papal, recouraient à l’expression " siège apostolique "   , c’est avec l’essor de l’Empire carolingien et le rapprochement opéré avec l’Eglise que se développe et s’affermit l’autorité politique du pape. Début d’un long processus qui conduira progressivement à personnaliser de plus en plus le pouvoir de l’Eglise à travers la personne du pape   . La politique d’Héraclius au VIIe siècle (avec l’abandon du latin comme langue administrative), la crise iconoclaste qui voit les papes et les patriarches s’opposer à travers différents conciles, le couronnement de Charlemagne en 800 par le pape Léon III   , la querelle du Filioque   constituent ainsi autant d’éloignements successifs qui conduiront au " Grand Schisme " de 1054, considéré rétrospectivement par l’histoire occidentale comme la césure décisive entre l’Orient et l’Occident, alors même qu’il n’est que l’ultime étape de ce long processus de séparation mis à jour par l’auteur.

 

 

Le lecteur trouvera à la fin de l’ouvrage huit cartes en noir et blanc (concernant l’Empire d’Occident et l’Empire d’Orient ainsi que la géographie monastique, entre 680 et 1071), une bibliographie très dense, un index des noms, un index des lieux et des peuples ainsi qu’un index des notions. Ajoutons que sont déjà parus chez le même éditeur et dans la même série (" L’Eglise dans l’histoire ") deux volumes : Jean Meyendorff, Unité de l’Empire et division des chrétiens. L’Eglise de 450 à 680 (Cerf, 1993), et Aristeidas Papadakis et Jean Meyendorff, L’Orient chrétien et l’essor de la papauté. L’Eglise de 1071 à 1453 (Cerf, 2001)   .

 

En définitive, l’ouvrage de Louth propose une histoire de l’Eglise en présentant l’éloignement entre l’Orient et l’Occident comme le résultat d’un long processus qui tend à faire émerger, de manière concomitante, deux entités politiques et religieuses distinctes. Le titre même du livre rend compte de la complexité de ce processus puisqu’il prend soin de ne pas enfermer cette histoire de l’Eglise dans sa dimension théologique, mais plutôt d’en souligner les dimensions géographique et politique (Orient/Occident) ainsi que linguistique et culturelle (grec/latin). De manière plus large, son travail s’inscrit dans ce vaste mouvement, amorcé il y a une vingtaine d’années, concernant l’historiographie de l’Eglise médiévale. Ce n’est en effet qu’au début des années quatre-vingt que la vision dichotomique qui prévalait jusque-là entre d’une part l’histoire ecclésiastique ou religieuse, et d’autre part l’histoire sociale, économique et politique a cédé la place à une vision plus large qui tend à affirmer l’identification de l’Eglise et de la société. Cette reconnaissance du " religieux " au sein des structures sociales invite à voir en réalité dans l’Eglise médiévale bien plus qu’une institution : elle excède le seul champ du " religieux " pour façonner en partie le paysage social du Moyen Age