La constitution de la “littérature” et de l’histoire littéraire analysée au prisme de l’écriture biographique en France du Moyen Âge à nos jours.

Il est des ouvrages dont on attend avec impatience la traduction. Le défi biographique de Ann Jefferson, professeur à Oxford, publié en anglais sous le titre Biography and the Question of Literature in France   est de ceux-là.

La très bonne traduction (dès le titre) proposée par Cécile Dudouyt ne lève pas seulement une certaine frontière linguistique qui pourrait faire obstacle à sa lecture ; la démarche même des Presses universitaires de France d’amener l’ouvrage à la culture littéraire française et à ses institutions incite en effet à relativiser le rapport conflictuel que celles-ci ont entretenu pendant longtemps (encore aujourd’hui ?) avec ce genre considéré comme anecdotique et bâtard en France.

Ann Jefferson prend ainsi la précaution de souligner que son ouvrage a dû faire l’objet d’une adaptation de sa part tant les cultures britannique et française divergent sur la place accordée à la biographie dans la structuration de la théorie littéraire : “La notion de littérature est généralement moins débattue en Grande-Bretagne, et ces débats y sont moins théoriques qu’en France. En retour, la biographie a sans doute plus de légitimité dans le domaine littéraire anglais qu’en France […]”   . Et d’ajouter avec malice : “On pourrait dire, en simplifiant un peu abusivement, que la France est le pays de la littérature, et l’Angleterre celui de la biographie”   .

Comment alors réconcilier la perfide Albion, productrice et amatrice effrénée de biographies et biopics à en croire l’auteure, et la patrie de Mallarmé, de Proust, de Barthes ou encore de Foucault, pour lesquels l’idée moderne de littérature tiendrait à la “mort de l’auteur”, pour reprendre le titre de la conférence de Roland Barthes ?

Peut-être en posant le problème de manière décalée et téméraire : la biographie d’écrivains permettrait de raconter l’histoire tumultueuse de l’idée de littérature et de la littérarité non pas au prisme du genre littéraire stricto sensu, pourvu d’une poétique propre, mais d’un ensemble d’écrits à caractère biographique (“vies” exemplaires dont le récit apparaît au Moyen Âge, biographies et autobiographies [non fictionnelles]   , dictionnaires et notices biographiques, romans [auto-]biographiques, mémoires).

En décloisonnant ainsi l’écriture biographique, douée ou non d’une dimension littéraire susceptible de trop restreindre le champ établi, Ann Jefferson s’oppose à la vision essentialiste de la littérature pour mettre en valeur quatre “présupposés”   successifs fondant sa démarche et son analyse : le premier traite de la dimension littéraire de la biographie pour “souleve(r) la question de la structure et du style propres à la pratique biographique”   ; les deuxième et troisième interrogent le rapport analogique entre vie et œuvre que “ce soit par une forme de mimesis (la vie est représentée dans l’œuvre) ou par une sorte d’expressionnisme (la vie laisse sa marque dans l’œuvre, même si elle n’y est pas décrite directement”   , le quatrième s’intéresse aux textes biographiques appartenant au “canon littéraire”, tels Les Illuminés de Nerval ou Les Vies minuscules de Michon   .

À ce titre, la clarté et la méticulosité méthodologique de l’introduction à l’ouvrage est un modèle du genre où l’auteure déploie un sens de la synthèse et de l’analyse théorique aigu, qui laisse, en contrepartie, d’autant plus perplexe devant l’absence totale de conclusion, ou au moins de bilan après un parcours panoramique sur huit volumineuses parties, du Moyen Âge jusqu’à nos jours ! L’ouvrage n’en demeure pas moins très bien conçu et maîtrisé : la densité des études monographiques le dispute à la clarté des analyses théoriques et globales proposées sur le corpus, avec une lucidité louable et quasi constante sur les ressorts de la fabrique de la doxa littéraire française, attitude à laquelle on souscrit comme le lecteur amusé des Lettres persanes accepte le tableau critique de la France par le décentrement géoculturel perse opéré par la fiction de Usbek et Rica.

Ann Jefferson se fait ainsi la narratrice d’une vaste fresque, “romanesque” pour ainsi dire, mettant en lumière les rebondissements de cette liaison orageuse entre “biographie” et “littérature” par un récit jalonné de textes clefs éclairant l’influence de la pratique biographique dans la constitution du champ littéraire.

Dans une première partie, la biographie d’écrivain souligne la laïcisation du récit hagiographique médiéval exemplaire à travers l’analyse des “vies” édifiantes, éloges et ana en montrant qu’elle contribue à fixer une assise de l’autonomisation du champ littéraire en dégagent la singularité de l’auteur. Mais c’est avec Rousseau que la démonstration prend un tour déterminant dans la mesure où Jefferson explique à juste titre la révolution qu’incarne l’auteur des Confessions en introduisant l’expérience individuelle, l’intimité et la sphère privée dans l’écriture littéraire, revendiquée comme indépendante et irréductible à l’égard de ce que l’auteure qualifie de “communauté d’auteurs, tant sociale que professionnelle, et associée aux règles et aux conventions associées aux œuvres rassemblées sous ce nom”   .

La notion de “génie”, que Rousseau contribue à faire émerger et que le Romantisme met au cœur de son esthétique, sacralise l’auteur et son récit de vie, mais pique, dans le même temps, la curiosité des contemporains, nourrissant par là un goût pour la “culture biographique”   sans précédent, risquant à son tour de “banaliser” la force créatrice du génie dont les prétendus secrets sont dévoilés au grand jour et sous des formes de plus en plus populaires qui divisent les écrivains, rompus à l’exercice mais aussi corrompus par lui   . Les chapitres consacrés au XIXe siècle figurent ainsi parmi les plus intéressants de l’ouvrage. Non pas seulement pour l’efficacité qui les caractérise au regard du sujet central du livre, mais aussi, et surtout, parce qu’ils remettent en perspective l’ensemble des étapes et forces principales de la constitution du champ littéraire (affirmation de la critique littéraire, évolution de l’écriture poétique) à partir d’un corpus très fourni, que d’aucuns qualifieront peut-être de trop foisonnant il est vrai.

Les pages consacrées au XXe siècle soulignent la consécration du discours biographique dans les pratiques littéraires, en mettant en valeur l’exploration de l’intériorité de l’auteur et du récit de la vocation littéraire. Arrivant en fin de parcours, ces chapitres, bien que toujours très pertinents et précis, donnent cependant une impression d’essoufflement de la démonstration que l’absence de conclusion, redisons-le, accentue malheureusement. L’analyse s’arrête brutalement alors même que le passage en revue des divers auteurs paraît au contraire être sans fin et pouvoir sans cesse nourrir les inflexions et nuances du discours théorique.

Au terme donc de ce vaste panorama et d’une réflexion tout en finesse, l’idée moderne de littérature semble plus que jamais résider dans la controverse et la quête permanente de soi. L’éclairage biographique que lui apporte Ann Jefferson confère au débat un souffle nouveau, venu d’Angleterre