Un recueil généreux des textes du critique de cinéma Serge Daney.

La somme est riche, l’écriture incisive, parfois elliptique, toujours tranchée, au risque de paraître injuste. Serge Daney a produit, durant ses années chez Libération (86-91), une abondance de textes publiés à un rythme quotidien, partagés entre commentaires à vif d’une société entrée dans l’ère médiatique et critiques averties des sorties cinématographiques du moment.

La maison cinéma et le monde, troisième volume de ce travail réuni et publié par les éditions P.O.L, est un bel ouvrage à explorer au gré des humeurs et sujets abordés ; on peut en sortir, y revenir, mais il sera nécessaire de s’y plonger pour saisir le système de pensée du critique, sa pertinence, son humour, et ses limites. Critiques de films, analyses transversales, portraits de cinéastes, comptes rendus d’ouvrages, de festivals, décryptages d’émissions télé ou de campagnes électorales : autant de formes et de sujets auxquels se prête avec élan la plume du journaliste.

Daney, en cinéphile engagé, défend ardemment les films qu’il apprécie, et n’hésite pas à s’élever avec vigueur contre les ratés, les supercheries et les films surcotés. Car la critique est désormais aux prises avec les communicants, le cinéma est investi par les publicitaires, et son évaluation semble échapper à la prescription de ses observateurs les mieux avisés. Prenant à contre-pied la doxa médiatique, Daney ramène par exemple Mission, de Roland Joffé, couronné d’une palme d’or à Cannes en 1986 et célébré par la presse mondiale, à "un spectacle qui pêche (…), un film informe et parfois pompier", et lui reproche son "esthétique sulpicienne" destinée "au plus paradoxal des publics : celui qui est (presque) perdu". Aussi conclut-il, amère : "Les Guaranis, c’est nous». Sa critique du spectaculaire de Mission s’inscrit dans une réflexion sur la morale du plan, amorcée dès sa lecture adolescente d’un article de Jacques Rivette rejetant, dans les Cahiers, "l’abjection" du travelling final sur le cadavre d’Emmanuelle Riva dans Kapo (Pontecorvo, 1960). Une morale de la mise en scène, sous terraine au film, dont il traque, plan par plan, les affleurements à l’écran.

Il s’élève ainsi contre l’esthétique clipesque de Top Gun, un "compromis entre l’érotisme Tom of Finland rhabillé au vestiaire de la sublimation et la propagande interne de l’armée lorsqu’elle parle à ses recrues", mais célèbre Qui veut la peau de Roger Rabbit (Zemeckis, 1988), film où, "pour la première fois, acteurs enregistrés et personnages dessinés partagent démocratiquement les mêmes images" dans la construction d’un discours sur les minorités. Il conspue Le Grand Bleu, vilipende régulièrement L’Ours ("dressage du public par ours interposé"), et étrille La vie est un long fleuve tranquille ("un des premiers films de publicité appliquée") mais couvre d’éloges Mauvais Sang (Carax), Thérèse (Cavalier), et Double messieurs (Stévenin).

Face à un Full Metal Jacket dérangeant mais "mineur" et "ne provoquant [dans la presse] aucun déferlement de matière grise", Daney reconnait la complexité de l’équation Kubrick, sa capacité à filmer "des dispositifs en train de fonctionner, des processus en train de prendre" sans pour autant "dire à quoi ça sert", et voit, dans ce refus du fonctionnalisme, "l’explication de la forme étrange, en diptyque, de son film". Chaque film peut être pour le critique l’occasion d’une réflexion sur l’évolution des formes du cinéma. Au détour d’une critique des Ailes du Désir (Wenders, 1987), Daney propose une définition du maniérisme et considère son influence croissante dans le cinéma contemporain : "autonomie de la manière par rapport à la matière, (…) caméra désolidarisée du corps et les choses vues coupées du regard qui les voit. Ce n’est plus le cinéma à hauteur d’homme."

Les articles de Daney portent une réflexion plus large sur la place de l'image, son statut, son pouvoir de manipulation. Le cinéma est compris comme partie d’un univers médiatique plus vaste, en fonction duquel il évolue aussi. Ses articles sur le Festival de Cannes sont ainsi tiraillés entre avis sur les films sélectionnés et regard incisif sur la couverture médiatique de l’évènement : "interview à l’abattage", "rage de commémo", et "télévision affolée" sont au menu de son quarantième anniversaire. Critique par exemple d’une "remise de palme spectaculaire" à Mission. Critique, aussi, de l’internationalisation de la production, dont les "coprodes", entre "Yalta linguistique" et "salade composée", sont le symptôme le plus manifeste. En 1987, alors que "le télévillage global dévore Cannes", la Lumière vient du réalisateur malien Souleymane Cissé, et de la capacité de son cinéma venu d’ailleurs à "ne pas se taire tout à fait". Et de conclure : "Otage et danseuse de la télévision, le cinéma remporte chaque année à Cannes des victoires à rendre Pyrrhus jaloux".

La grille d’analyse de Daney déborde aussi sur l’environnement direct et indirect du chroniqueur. L’article "Ville-ciné et télé-banlieue" projette une analyse des rapports entre médias et territoires, et y décèle un destin commun : la ville qui s’efface devant le "paysage urbain", le cinéma estompé devant le "paysage audiovisuel" – ou l’affirmation que la postmodernité brouille les frontières et casse les catégories. Deux cas extrêmes : le village africain, la banlieue japonaise. Dans le premier, "un espace sans marque, sous-balisé", et la problématique d’un espace vécu, rituel, qu’il est difficile pour le cinéaste de révéler (on pense à Ceddo, de Sembene Ousmane). Dans le second, un espace rare, sur-occupé, "réticulé, cadré, fétichiste, dessiné jusqu’à l’écœurement (…) un espace postmoderne sur-balisé". "C’est entre ces deux limites que la ville a soufflé au cinéma les formes élémentaires et les réflexes de base de la perception horizontale du monde" écrit Daney – outre la difficulté à filmer verticalement le ciel (de l’espacement, donc du temps) et la terre (décorative chez Berri, pathétique chez Pagnol). Forgée dans les studios selon le rythme de la vie urbaine (migration, illusions perdues, rencontres…), la grammaire du cinéma nait d’une collusion entre morcellement de la vie quotidienne et théorie du montage, bruits de la ville et musique d’accompagnement, œil voyeur et cadre fenêtre. Puis un long divorce : la ville carton-pâte (Moscou dans Ninotchka) et la ville-décors de Carné. Ce n’est qu’après-guerre, en Europe, que la ville resurgit, détruite dans le néoréalisme italien, le Free cinéma anglais, ou la nouvelle vague française. "Les cinéastes portent un regard documentaire et non plus complice" : Antonioni nous permet de voir les grands ensembles, Tati le design, et Godard nous laisse entendre le vrai bruit du percolateur ("situations sonores et optiques pures", comme disait Deleuze). Mais désormais l’histoire se passe en banlieue, là où Spielberg fait apparaître E.T

Si la vigilance du passionné a quelque chose de salutaire, et si son énergie est communicative, Serge Daney vaut surtout pour l’expression d’une crainte : celle d’une dilution de l’image dans le "visuel" (une image sérielle, télévisuelle, dans laquelle il ne manque rien, sans profondeur ni hors champ). Heureusement, a-t-il écrit, "au royaume des télé-simulacres, les films sont encore ce qu’il y a de plus réel"…