Un essai consacré à l'évolution du concept de sécurité au cours des temps, qui ouvre des perspectives intéressantes sur l'époque contemporaine.

Le nouvel ouvrage, attendu, de Frédéric Gros ne décevra pas les attentes de celles et ceux qui ont lu avec intérêt son précédent livre portant sur les Etats de violence   , et qui ont vu dans certains articles que l’auteur a pu publier dans l’intervalle l’annonce assez claire d’un projet de livre consacré au thème de la sécurité   . Les deux essais se situent d’ailleurs manifestement dans le prolongement l’un de l’autre, sans se répéter pour autant, tant du point de vue de la méthode d’analyse que du contenu même du propos. Etats de violence défendait la thèse de la disparition de la guerre classique, avec ses colonnes de soldats par centaines de milliers gagnant le futur champ de bataille, se disposant en ordre pour la bataille décisive, au profit d’une multitude d’états de violence disparates, anarchiques, indéfinis. La fin de la guerre ne présageait donc pas de la fin des violences, mais annonçait plutôt leur redistribution selon des paramètres inédits. La défense de cette thèse forte, explicitement développée dans les pages de conclusion, exigeait au préalable que soit patiemment reconstituée l’identité conceptuelle de ce qui, selon Frédéric Gros, tendait à disparaître. Aussi l’essentiel du livre était-il consacré à l’examen de la façon dont la tradition philosophique, depuis la Grèce jusqu’au XXe siècle, a analysé cette forme de violence spécifique nommée "guerre", sous l’angle des trois dimensions structurantes que sont l’éthique, la politique et le juridique.

Le nouvel essai de Frédéric Gros creuse la même problématique en se donnant pour objet de réflexion, non plus les états de violence et les états d’instabilité, mais la quête de ce que l’on pourrait appeler les états de sécurité (avec des recoupements ponctuels entre les deux projets, comme dans le chapitre 3 où il est question des limites du droit interétatique et du droit de guerre), en mettant en œuvre des procédés d’enquête identiques à ceux de l’essai précédent, impliquant d’examiner l’idée de sécurité telle qu’elle s’est modifiée au cours des temps, depuis ses premiers usages dans le vocabulaire des sagesses antiques jusqu’à ses formulations les plus contemporaines   .

L’ouvrage est structuré en quatre chapitres qui examinent tour à tour les différentes significations historiques du concept de sécurité : ataraxie antique, espérance eschatologique, protection par l’Etat, biosécurité. En prenant appui sur un impressionnant matériau historiographique, littéraire, philosophique et sociologique, dont il réalise une synthèse brillante, étonnamment "digeste", si l’on ose dire, compte tenu de la facilité avec laquelle le lecteur parvient à l’assimiler, Frédéric Gros travaille à saisir la logique des métamorphoses successives du concept de sécurité, en accordant évidemment une attention toute particulière à l’élucidation des modalités contemporaines selon lesquelles s’exerce le contrôle social censé garantir la sécurité telle que chacun, désormais, en appelle l’effectuation.

Le premier chapitre, dédié aux philosophies hellénistiques de l’ataraxie (stoïcisme, épicurisme et scepticisme) est sans doute le moins original de tous dans la mesure où l’auteur se contente de reprendre à son compte une interprétation de la tradition antique, sous l’angle d’incidence des exercices spirituels, que Pierre Hadot et Michel Foucault (dont Frédéric Gros est par ailleurs spécialiste, et sur la pensée duquel il a soutenu sa thèse de doctorat en 1995) ont popularisé en France. Bien que ce chapitre n’apporte pas d’enseignement à proprement parler inédit, l’on admirera la clarté avec laquelle il présente les thèses de Sénèque, de Marc Aurèle, d’Epictète, d’Epicure, pour proposer un condensé de la doctrine de la sérénité du sage qui, en si peu de pages (p. 15-51), est probablement l’un des meilleurs que l’on puisse consulter.

L’intérêt de ce chapitre est également stratégique en ce qu’il offre l’indispensable contrepoint permettant au second grand foyer de sens de la sécurité (non plus la sécurité comme sérénité de l’âme, mais la sécurité comme situation objective caractérisée par l’absence de danger) de se détacher et de se distinguer dans sa spécificité. Le chapitre, intitulé en une reprise du titre du dernier essai de Benjamin Fondane "Le dimanche de l’Histoire"   , entraîne le lecteur au cœur des mouvements religieux millénaristes qui, du IIe siècle jusqu’à la Renaissance, ont annoncé une période, d’environ mille ans, de paix et de justice précédant la fin des temps. La croyance millénariste intéresse directement le propos de Frédéric Gros en ce qu’elle est la projection d’un état de l’humanité absolument harmonieux où auraient disparu toute violence, toute agressivité, toute haine, et où par conséquent se réaliserait un état de sécurité comme disparition objective des dangers de toute nature. Ici encore, il faut saluer le talent pédagogique avec lequel l’auteur parvient à synthétiser une vaste documentation et à dresser un tableau saisissant de l’évolution de la pensée sur plusieurs siècles.

Le troisième chapitre se distingue immédiatement des deux précédents en ce que Frédéric Gros prend le risque d’avancer des thèses et interprétations qui lui sont propres, sans plus chercher à ramasser une information d’ordre historiographique, et en ce que ce chapitre pose les conditions d’intelligibilité de la thématique de la biosécurité dont il sera question dans le chapitre suivant, vers lequel tout l’ouvrage est nettement orienté (à l’instar, une fois encore, des Etats de violence, où la thèse centrale n’est développée que dans les dernières pages, en occupant ainsi qu’une portion relativement mince de l’ouvrage qui lui est consacré). Il y est cette fois-ci question d’une nouvelle forme de sécurité, celle qui construit une synthèse rigoureuse entre l’Etat et la sécurité, c’est-à-dire celle qui fait de l’Etat à la fois le garant, le sujet et l’objet de la sécurité, celle qui fait de la sécurité à la fois, la finalité, l’objectif et la fonction première de l’Etat. La philosophie politique, depuis Machiavel, Hobbes et Rousseau, exige de l’Etat moderne de réaliser les conditions de la sécurité des citoyens sous la forme de la protection de leurs droits fondamentaux. Dans la mesure où ce chapitre offre enfin une prise à la discussion avec l’auteur, il se révèle à la fois, paradoxalement, plus stimulant et moins satisfaisant que les précédents. L’on aimerait en effet pouvoir demander à l’auteur de justifier et d’expliciter plus précisément les interprétations de Hobbes, de Spinoza, de Locke et de Rousseau, lesquelles, parfois ne vont pas du tout de soi, mais sur lesquelles Frédéric Gros glisse trop rapidement, (trop ?) soucieux de brosser un portrait d’ensemble de l’évolution des idées au sein de la nouvelle séquence historique considérée. Ce qui faisait la force et l’intérêt du chapitre précédent (la capacité à synthétiser et à rendre accessible une information considérable à laquelle on ne prétend pas apporter quelque chose de neuf) se présente ici comme une limite du propos de Frédéric Gros, qui ne peut se faire l’historien de la philosophie politique classique et moderne (allant de Machiavel à Arendt en passant par Schmitt) comme il se faisait celui des croyances millénaristes médiévales.

Le quatrième et dernier chapitre est dédié à l’examen du thème de la biosécurité, dans une perspective expressément foucaldienne selon laquelle au gouvernement des peuples serait venue se substituer une gestion des populations, comprises comme entités biologiques. L’auteur travaille à élargir cette perspective pour embrasser des phénomènes auxquels Foucault n’avait pas prêté d’attention particulière, et que Frédéric Gros réunit sous l’intitulé général de la gestion des flux (allant des flux d’agents pathogènes aux flux de populations, sous oublier les flux informatiques et les flux de biens et de services marchands). Ce chapitre présente l’intérêt évident de livrer des analyses originales en liant entre eux des phénomènes typiquement contemporains qui apparaissent remarquablement congruents, et en conférant aussi, par la même occasion, sur l’ensemble des variations historiques du concept de sécurité une cohérence inattendue. Ainsi que le dit Frédéric Gros, au-delà de ces variations historiques, "on peut continuer de s’interroger (…) sur ce qu’il peut y avoir de commun, de partagé aux quatre foyers de sens. On comprendra alors (…) que la sécurité, c’est, toujours, une retenue de la catastrophe. Le sage, par des exercices appropriés, tient à distance la catastrophe comme malheur, en neutralisant les représentations, en empêchant que les tourments sociaux ou les désordres du monde ne mordent sur sa tranquillité intérieure. Le millénarisme se construit largement comme une retenue de la catastrophe ultime, absolue. L’Empire des Derniers Jours (…), ou les mille ans de bonheur retiennent la destruction des temps et le Jugement dernier. (…) L’Etat, en maintenant un ordre public, retient les forces de destruction, la catastrophe comme guerre (guerre de tous contre tous, guerres civiles, guerres extérieures). La biosécurité retient tout ce qui pourrait menacer, altérer, entraver la circulation des flux, en protégeant, contrôlant, régulant (catastrophe comme tarissement, ralentissement, arrêt)"   .

Etre en sécurité, c’est se retenir au bord du désastre au sens où l’on met en œuvre un moyen dilatoire permettant d’en surseoir l’événement. Or le problème est de savoir ce que peut pareille conception de la sécurité pour conjurer la catastrophe à venir, imminente, d’ordre environnemental. Sur ce point, Frédéric Gros, dans les toutes dernières pages de son livre, ne cache pas son pessimisme. Dans la mesure où le modèle du libre marché s’est employé à garantir la circulation des flux des biens et des services marchands, en prétendant réunir ainsi les conditions de la sécurité et assurer une régulation des activités humaines, il a contribué directement à libérer des forces dévastatrices responsables de la dévastation de la Terre. Aussi peut-on prévoir que "la dégradation rapide et irréversible de l’environnement animera toujours davantage, à chaque cataclysme, en contrepoids dérisoire, le mythe d’une société réflexive, d’une modernité éclairée, consciente des risques, et prête cette fois à prendre la mesure du danger encouru par tous. Mais comme le dogme de la sécurité du marché considère toute intervention publique, toute volonté publique, comme malvenue, falsifiante, calamiteuse, on peut être certain que rien ne sera fait pour freiner la mise à sac illimitée de la planète, l’aveuglement productiviste, l’augmentation délirante des inégalités"   . Il y a fort à parier que, malheureusement, Frédéric Gros ne se trompe pas dans ce pronostic catastrophiste