Une synthèse vivante et extrêmement aboutie d'une histoire passionnée, au cœur de l'Afrique, à l'image de la mondialisation.

Le dernier livre ayant eu autant de succès à propos du Congo (Prix Médicis de l'essai 2012) est vraisemblablement l'aventure éponyme de Tintin   . Congo. Une histoire est son exact opposé. Contrairement à son "illustre" prédécesseur, ce livre est une somme extrêmement aboutie. Croisant des approches historique, journalistique et littéraire, David van Reybrouck, écrivain, archéologue de formation, offre au lecteur un ouvrage par bien des points inclassable, du moins pour un public francophone. Pour trouver des équivalents, il faudrait aller chercher du côté des Chuchoteurs de l'historien britannique Orlando Figes   , qui  mêle aussi synthèse historique d'ampleur et témoignages oraux. Ces derniers font le sel de l'ouvrage, le rendent vivant et très agréable à lire. Le style de David van Reybrouck, par ailleurs romancier et dramaturge, lie l'ensemble avec panache.

La forme est plaisante mais ne traite pas pour autant d'un sujet réjouissant. Van Reybrouck parle dans son introduction d'une "histoire mouvementée du pays"   : les mots sont faibles. Cette histoire, il a décidé de l'écrire à travers le regard des "Congolais ordinaires à propos de leur vie ordinaire, même si je n'aime pas le mot 'ordinaire', car souvent les histoires que j'ai pu entendre étaient vraiment exceptionnelles."   Les statistiques décrivent un pays où l'espérance de vie est limitée à moins de cinquante ans. La mémoire du pays n'en a pas disparu pour autant et l'auteur a eu la chance de rencontrer des témoins d'âges vénérables, dont Etienne Nkasi (1882 ?-2010), dont la "vie [...] recoupe l'histoire du Congo"   auquel le livre est dédié. Dans plusieurs chapitres, un témoignage sert de trame narrative à l'histoire de la période, tissant ainsi récit personnel et récit historique. 

L'histoire débute avec les premiers hommes connus, puis évoque les Portugais et la traite négrière. Cependant, Congo. Une histoire traite avant tout de l'histoire contemporaine du pays : de son exploration, de la période coloniale à nos jours en passant par l'indépendance. Le premier chapitre commence ainsi avec la célèbre exploration du fleuve Congo (1874-1877) par le journaliste Stanley à la recherche du Docteur Livingstone. Cette traversée sera loin d'être anecdotique et donnera le coup d'envoi, via une grande entreprise de cartographie, à la colonisation de ces territoires. C'est l'un des plus petits et des plus jeunes États européens, la Belgique, qui s'y lance la première, sous l'impulsion de son roi Léopold II. A l'origine entreprise commerciale, les initiatives royales se muent rapidement en un projet politique nationaliste pour un État en manque de reconnaissance. La Belgique bénéficie dans ce projet du soutien des nationalismes européens qui, comme sur le continent européen avec la métropole, font du Congo un tampon entre des ambitions coloniales exacerbées.

Le Congo belge revisité

De 1885 à 1908, le Congo est la chasse gardée du roi Léopold II, par ailleurs roi de Belgique. Comme le rappelle à juste titre l'auteur : "Le Congo n'a donc pas commencé comme une colonie, mais comme un État, et d'ailleurs l'un des plus singuliers que l'Afrique subsaharienne ait connus."   Investissant ses fonds propres, Léopold II ne cherchait pas tant le développement du Congo qu'il souhaitait s'en servir comme d'une "soupape" pour la "chaudière" belge marquée par un contexte d'essor industriel mais aussi de tensions sociales. Le Congo devient alors un laboratoire économique, dont l'exploitation est sous-traitée par des entreprises privées dans une atmosphère de libre-échange triomphant, dopée à la fin du siècle par la demande de caoutchouc. Les abus de la période surnommée celle du "caoutchouc rouge", sans compter la déstabilisation des sociétés traditionnelles engendrées par cette exploitation, conduiront le roi à céder son royaume à la Belgique. En 1908, le Congo Belge naît.

Cette période, qui dure jusqu'à l'indépendance, est souvent décrite comme un moment d'accalmie. Van Reybrouck démontre avec brio qu'il convient de nuancer ce constat. Avec la Belgique arrive une administration qui limite, initialement pour des raisons sanitaires, les déplacements de la population et accentue ainsi les différences entre "tribus", autrefois beaucoup moins marquées. L'exploitation minière qui démarre, en particulier dans la région du Katanga, est à la fois littérale et subjective, comme l'écrit bien l'auteur : "L'histoire économique du Congo est celle d'une série de coups de chances invraisemblables. Mais aussi d'une misère invraisemblable. Des gains fabuleux qui furent engrangés, la majorité de la population n'en a pas perçu une miette."   La société en est profondément bouleversée sous le coup de cette industrialisation et de la captation des profits engendrés favorisée par la monétarisation. Les premières contestations sociales qui s'ensuivent s'expriment de manière religieuse avec le kimbanguisme. La "Trinité coloniale" : le pouvoir, le capital et l'Eglise ont des intérêts convergents et permettent à la domination belge de s'exercer. Les deux guerres mondiales, la Seconde en particulier, joueront des rôles non négligeables dans l'effritement de cette domination coloniale. Lors de chaque engagement, le Congo fournit des victoires de substitutions, contre l'Allemagne ou l'Italie, à une Belgique terrassée puis occupée en métropole   . Pourtant, de 1946 à 1955, la colonisation belge allait perdurer, sans changement radical pour les populations locales dont les "évolués" constituaient la tête de proue. Ces élites locales auto-proclamées souhaitaient un rapprochement avec la Belgique, mais leurs espoirs furent assez rapidement déçus par la frilosité du pouvoir colonial à accorder des droits supplémentaires.

Indépendance, dictature et musique pop

Dans ce contexte, l'indépendance fut paradoxalement perçue comme soudaine et conclue à la hâte à la fois pour les colons vivant dans un monde fermé mais aussi pour une grande partie de la population. Quatre individus sont les héros de la tragédie congolaise qui se joue alors : Kasavubu, Lumumba, Mobutu et Tschombe. La "surenchère symbolique"   à laquelle se livrèrent partis politiques et autorités coloniales contribua au mauvais déroulement de l'indépendance. Ainsi, outre que la Belgique réussit dans un premier temps à préserver ses intérêts économiques, les cinq premières années de l'histoire post-coloniale du Congo (Première République, 1960-1965) sont endeuillées par l'assassinat d'un premier ministre (Lumumba), le décès trouble d'un secrétaire général de l'ONU (Dag Hammarskjöld) et par plusieurs coups d’État qui conduisent Mobutu au pouvoir.

Mobutu sera au pouvoir de 1965 à 1997 (la Deuxième République). Les dix premières années de son règne sont encore considérées comme une certaine embellie marquée par le sommet du match de boxe Ali-Foreman en 1974. Toutefois, le règne de celui qui sera proclamé Maréchal par ses généraux sera marqué par le pillage des ressources du pays (devenu le  Zaïre), le détournement des aides internationales, tout cela au service d'un clientélisme à très grande échelle. Ce n'est qu'en 1990 que, traumatisé par la mort de son ami le dictateur roumain Nicolae Ceausescu, Mobutu amorce une transition "démocratique", plus ou moins sincère. En 1997, à la suite de l'implication du Congo dans le drame rwandais et après de complexes manœuvres, Mobutu est renversé et remplacé par Laurent-Désiré Kabila, un chef rebelle replié ces trente dernières années dans une partie du Congo. C'est le début de la "Grande Guerre africaine", à ce jour la guerre la plus meurtrière depuis la Seconde Guerre mondiale. Van Reybrouck met bien en lumière les déterminants économiques qui expliquent la longévité de ce conflit. A la mort de Laurent-Désiré en 2002, son fils Joseph lui succède sans que pour autant le calme ne revienne complètement, en dépit des premières élections démocratiques organisées en grande pompe par la communauté internationale.

L'histoire du Congo s'écrit encore au rythme de la mondialisation, au son de la musique pop locale financée par les multinationales de la bière. L'auteur termine son livre sur l'arrivée des Chinois au Congo et sur le départ de certains Congolais à Guangzhou afin d'y faire des affaires... Au milieu des passions, de la tragédie, David van Reybrouck réussit pourtant à se placer au-dessus de la mêlée et à conserver la mesure, ne blâmant pas uniquement la Belgique pour les drames congolais, ni seulement le Congo pour le sort qu'il connaît. La nuance est toujours judicieuse chez van Reybrouck, tout comme les aller-retours entre passé et présent. Congo. Une histoire n'est pas un ouvrage d'histoire nationale mais une histoire de la mondialisation à l'échelle d'un pays