Deux essais de philosophie politique d'inspiration foucaldienne qui s'efforcent d'éclairer le moment présent.

Dans le bel Avant-propos de leur livre écrit à quatre mains, Philippe Artières et Mathieu Potte-Bonneville nous apprennent qu'au début des années 1990 il n'allait pas de soi de s'intéresser à la pensée de Michel Foucault. "Foucault n’était pas seulement mort de manière brutale", écrivent-ils, "on avait décidé d’enterrer avec lui sa pensée. Il fallait en finir avec ce trublion, avec cette figure inclassable et politiquement suspecte (…). L’Université pesait de tout son mutisme dans la balance de l’oubli". Il fallait tirer par la manche tel professeur, ajoutent-ils, pour qu’il réponde du bout des lèvres : "Au fond, de Foucault, il ne restera pas grand-chose"   .

Plus de vingt ans après sa mort, Michel Foucault est devenu l’un des auteurs de la French Theory le plus étudié et le plus commenté de par le monde. Et son influence est d’autant plus considérable qu’elle ne se laisse pas seulement mesurer – pour ainsi dire, quantitativement – au volume des publications qui lui sont consacrées et au nombre des notes en bas de page qui mentionnent expressément son nom, mais – de manière plus subtile et plus prégnante – à la façon dont il a su déplacer des lignes de réflexion en entraînant avec lui toute une génération de penseurs. La réussite de Foucault tient à ce que le geste par lequel il est parvenu à reformuler un certain nombre de problèmes a été partout reproduit silencieusement, au point d’organiser et de structurer en profondeur l’espace du discours contemporain.

Surveiller et punir peut bien être tenu pour exemplaire d’une telle fortune critique dans la mesure où ce ne sont pas tant les analyses explicitement développées que les conclusions vers lesquelles le livre achemine sans jamais les préciser qui ont exercé la plus grande influence. Rappelons brièvement que l'objet de ce livre est d'étudier la manière dont se sont organisés les dispositifs de la surveillance pénitentiaire, scolaire et médicale au début du XIXe siècle. Foucault montre comment des procédures disciplinaires, lentement mises au point à l’armée et à l’école, consistant à quadriller un espace pour en faire un outil capable de discipliner en surveillant et de traiter n’importe quel groupe humain, l’ont emporté sur le vaste appareil judiciaire élaboré par les Lumières. Ces techniques, affirme-t-il, se sont affinées et étendues sans avoir recours à aucune idéologie, en ne tirant leur force que de leur efficacité technologique à distribuer, classer, analyser et individualiser spatialement l’objet traité. Tout le travail de Foucault, dans Surveiller et punir, est de nommer et classer les règles générales, les conditions de fonctionnement, les techniques et les procédés, les opérations distinctes, les mécanismes qui composent ce qu’il appelle une microphysique du pouvoir. A terme, il exhibe ainsi une strate sociale de pratiques sans discours, sur laquelle se greffe son discours.

Or, comme l’avait fort bien vu Michel de Certeau   , le point peut-être le plus remarquable de ces analyses tient à ce que, en ne réduisant pas une société à un type dominant de procédures (en l’occurrence, les procédures panoptiques qui organisent depuis le XIXe  siècle notre espace social), mais en attirant au contraire l’attention sur l’existence d’autres séries qui poursuivent leurs itinéraires silencieux et qui n’ont pas donné lieu à une configuration discursive ni à une systématisation technologique, Foucault suggérait par là même que c’est dans cette multiple et silencieuse réserve de procédures que les pratiques quotidiennes, par lesquelles on joue avec les mécanismes de la discipline en ne s’y conformant que pour les tourner, doivent être cherchées, sans jamais perdre de vue que ces pratiques ont le pouvoir, tantôt sur des modes minuscules, tantôt sur des modes majoritaires, d’organiser à la fois des espaces et des langages.

Surveiller et punir fixait de la sorte la tâche de l’analyste politique, laquelle consiste moins à dire ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, que de rappeler que l’insertion d’une action se fait toujours dans un champ de rapports de force, et d’indiquer comment ce champ se constitue ici et maintenant, quelles sont les lignes de faîte, les verrous, les blocages, en livrant ce que Foucault appelait des "indicateurs tactiques". Cette façon de porter sur le politique un regard pragmatique ou technologique et de poser la "petite question, toute plate et empirique : comment ça se passe ?"   entraîne une redéfinition de la figure du sujet politique, pensé sous les traits de l’usager – celui qui est appelé à se mouvoir au sein de l’espace social et à desserrer les contraintes qu’il y subit.

Sans vouloir gommer artificiellement les différences entre le livre d’Yves Citton paru cet automne sous le titre de Renverser l’insoutenable et le Dictionnaire politique à l’usage des gouvernés dirigé par Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc (et accueillant des textes de Michaël Foessel, Marie Gaille, Judith Revel et Pierre Zaoui), il nous semble que l’un et l’autre procèdent d’une même inspiration foucaldienne en ce qu’ils se donnent un programme dont l’intelligibilité a été définie par Foucault. Même si les références d’Yves Citton vont plus volontiers à Deleuze, Spinoza, Negri et Butler qu’à Foucault, c’est bien à ce dernier, nous semble-t-il, qu’il est redevable de la compréhension de la politique comme une affaire de pressions visant d’abord à opérer des déblocages. L’idée même selon laquelle "la politique ne passe plus aujourd’hui principalement par l’engagement", l’idée qu’un "nouvel imaginaire est en train de se substituer (au moins partiellement) au fantasme de l’Action", que "le travail politique consiste à cartographier où ça pousse, comment ça presse, dans quelle direction, avec quelle force, à quel moment – mais aussi à rassembler et à moduler les pressions qui sont sous notre contrôle, de façon à faire évoluer le système dans la direction qui paraît désirable"   , paraissent pouvoir recevoir un bon sens foucaldien.    

De la même manière – et, cette fois-ci, de manière tout à fait explicite car les références à Foucault y sont permanentes – le Dictionnaire politique à l’usage des gouvernés fait le projet de livrer un "inventaire raisonné des leviers critiques qui embrasent les savoirs et les pouvoirs, et font valoir des usages minoritaires à l’intérieur des tracés majoritaires, des micro-normes dans les macro-normes, un ensemble de ressources à disposition des gouvernés"   . Le choix même du titre est en soi assez éloquent : un ouvrage à l’usage des gouvernés, se présentant sous la forme d’un dictionnaire rassemblant par ordre alphabétique un ensemble de notions à valeur politique, polémique, critique et clinique, tel que le remaniement contemporain en a renouvelé la signification (banlieue, biopolitique, care, classe/genre/race, cosmopolitisme, empowerment, multitude, subalterne, etc.), permet aux gouvernés que nous sommes d’analyser certains des mots par lesquels nous sommes gouvernés et d’ouvrir ainsi, entre "le code réglé des normes prescrites et la suite attendue des comportements qui sont censés en découler", l’espace intermédiaire et irréductible des manières de faire et de penser.

Aussi, quelles que soient les réserves que peuvent inspirer les analyses contenues dans le livre d’Yves Citton, et notamment la thèse selon laquelle les différentes dimensions des crises que nous vivons (l’unsustainable écologique, l’insupportable psychique, l’inacceptable éthique, l’indéfendable politique, l’intenable médiatique) pourraient être subsumées sous la catégorie de "l’insoutenable", en vertu d’une convergence entre ces cinq domaines qui est plus postulée que démontrée ; quelles que puissent être également les insuffisances de certaines entrées du Dictionnaire politique à l’usage des gouvernés, lesquelles oscillent parfois entre l’article de presse et l’exercice de dissertation sans trouver le juste ton – il reste que tous deux se révèlent des outils bien utiles pour dresser la carte du champ actuel des possibles. Comme l’écrit Judith Revel dans l’article "Expérimentation" du Dictionnaire : "La politique comme expérimentation, ce n’est rien d’autre que le double mouvement de repérage des formes et de l’état des choses, d’une part, et de l’invention de possibles inédits, de l’autre. Certes, elle n’exclut ni les erreurs ni les échecs…"   . En tant qu’ouvrages de politique expérimentale dédiés à l’expérimentation en politique, il était inévitable qu’eux-mêmes retiennent quelques-unes des caractéristiques de leur objet d’étude