Tout contre Arendt, un exposé concis et polémique pour comprendre l’attitude des responsables juifs durant la Shoah.

Serviteurs des rois et non serviteurs des serviteurs correspond au texte de l’intervention donnée par Yoseph Yerushalmi lors d’une conférence publique à Munich, le 19 octobre 1993, à la Fondation Carl Friedrich von Siemens. A cette occasion, il entendait présenter quelques aspects de l’histoire politique des Juifs (il s’agit du sous-titre de cet essai), en analysant notamment ce qui constitue selon lui l’un des caractères majeurs de la relation des communautés juives d’Europe avec le pouvoir, qu’il appelle l’Alliance royale et cherche à éclairer à travers des exemples issus de chacune des grandes périodes historiques.

L’expression Alliance royale définit la volonté des représentants des communautés juives de tisser des liens les plus directs et étroits possibles avec les plus hautes sphères du pouvoir. Selon Yerushalmi, un tel mouvement aurait découlé de plusieurs facteurs. Tout d’abord, d’une volonté des élites juives de conserver leur liberté et leur sécurité, tant physique que culturelle ou religieuse. Il leur semblait alors naturel de s’adresser à ceux qui pouvaient être les plus à même de les protéger de façon efficace et surtout durable. Ainsi, les classes populaires ou les agents subalternes étaient jugés peu fiables, voire dangereux, et il fallait donc se tourner vers l’autorité la plus stable, en la personne de l’empereur ou du prince.

De cela procède une autre raison qui explique cette alliance : la réciprocité d’intérêt entre le pouvoir et les communautés juives. En effet, les Juifs étaient considérés par les princes comme un élément utile, notamment d’un point de vue économique, qu’ils fassent l’objet d’un impôt particulier ou que leur situation soit florissante. De plus, en tant que communauté vivant en exil et donc potentiellement vulnérable, ils étaient perçus comme nécessairement loyaux envers le prince : en préférant obéir à la loi du souverain et non à celle des autres autorités, afin de ne pas subir la superposition des juridictions, et en se plaçant sous sa protection directe, ils avaient tout à perdre en cas de trahison ou de changement de gouvernant. En contrepartie, ils étaient également regardés comme appartenant au roi, c’est-à-dire qu’ils faisaient l’objet de mesures particulières qui leur assuraient liberté et sécurité.

Yoseph Yerushalmi décrit et illustre cette Alliance royale de façon chronologique, afin de saisir les évolutions et les représentations qu’en eurent les Juifs eux-mêmes, d’abord durant l’Antiquité, puis au Moyen Age où le phénomène connait sa plénitude. Il s’attarde peu sur la période Moderne, estimant qu’il s’agit de la plus connue, mais souligne néanmoins que même si elle change de forme, passant d'un rapport personnel avec le monarque à un autre plus complexe avec l’Etat Moderne, l’Alliance royale y perdure. C'est avec le passage à la période contemporaine que cette analyse prend un autre sens. Ainsi, l'auteur démontre qu'après plusieurs siècles de rapports entre les communautés juives et les représentants du pouvoir organisés autour de cette alliance, rien ne pouvait laisser prévoir ce qui allait se passer durant la Seconde Guerre Mondiale. Malgré des relations parfois tendues avec certains gouvernants, voire des épisodes de persécutions caractérisées, il restait inconcevable pour les Juifs qu'un Etat puisse sciemment planifier la mise à mort de toute une population, car leur expérience politique passée leur avait au contraire montré que c'était lui qui, en dernier recours, pouvait être leur protecteur.

Cette volonté de mettre en avant l'héritage politique des Juifs, ainsi que leur impossibilité, dans ces conditions, de concevoir les visées exterminatrices de l'Etat nazi, tient également à la lecture que fait Yerushalmi de l'œuvre d' Hannah Arendt. Il la cite à plusieurs reprises, et le plus souvent loue ses qualités d'analyse et ses interprétations, notamment pour l'époque Moderne. Cependant, à la lecture de  Serviteurs des rois et non serviteurs des serviteurs, il apparaît que c'est autour de deux citations de la philosophe, et de la critique qu'il en fait, que le texte se construit. Ainsi, il réfute l'idée selon laquelle les Juifs n'avaient ni expérience ni traditions politiques, exprimée dans Les origines du totalitarisme, en démontrant l'existence et la pérennité de l'Alliance royale. Mais c'est en conclusion, en réponse à l'extrait de Eichmann à Jérusalem où Arendt écrit : "Partout où les Juifs vivaient, il y avait des dirigeants juifs, reconnus comme tels, et cette direction, presque sans exception, a coopéré […] avec les nazis", que son opposition se fait la plus violente. Ce passage, qui se trouve à la fin de l'ouvrage, où l'auteur souligne le manque de nuance et de recul historique d'une telle déclaration, nous montre que ce texte et son auteur, au-delà d'un exposé clair et concis sur certains aspects de l'histoire politique juive, s'inscrivent également (et principalement ?) dans le débat des attitudes des responsables juifs durant la Shoah

 

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