Georges Bataille a produit une œuvre exceptionnelle, et dérangeante, où la dépense, la transgression, le jeu, l’érotisme, la mort ne cessent de se séduire l’un l’autre, de se refuser et de s’unir, pour le pire plus que pour le meilleur.

Familier de l’œuvre de Georges Bataille (1897-1962), Francis Marmande, professeur émérite de littérature, chroniqueur de jazz et de tauromachie au journal Le Monde a publié deux ouvrages sur cet auteur : Georges Bataille politique (Presses universitaires de Lyon, 1985) et L’Indifférence des ruines (Parenthèses, 1985). Il a également supervisé l’édition des trois derniers tomes des Œuvres complètes de Georges Bataille chez Gallimard, c’est dire si sa passion littéraire pour cet auteur si singulier se combine à une érudition de fin connaisseur. Là, ni jargon universitaire ni suffisance académique mais une écriture plaisante, subjective, pour conter la vie et l’œuvre de Bataille sans les enfermer dans une sèche chronologie ou les doter a posteriori d’une logique rédactionnelle et éditoriale. Certes, Georges Bataille a réalisé une “œuvre” qui lui dictait son propre déroulé…

Pour écrire sur Bataille, Francis Marmande se doit d’évoquer sa vie, pour la simple raison qu’elle est directement liée à sa découverte de cet auteur au sortir de l’adolescence. Cette rencontre a été décisive au point où elle a orienté ses études, ses travaux d’universitaires et certainement sa “philosophie” de la vie… Aussi, cet essai entremêle des souvenirs, des lectures, des fréquentations d’auteurs, qui concernent un écrivain longtemps considéré comme “maudit”, “pervers”, “inclassable”, c’est-à-dire finalement bien peu recommandable.

C’est dans une librairie de Versailles, ville chic, qu’il acquiert sous le manteau son premier ouvrage signé Georges Bataille, l’année de sa mort. Le libraire commandait l’ouvrage sans l’exposer et le remettait discrètement à l’acheteur, comme une marchandise illicite, nous étions au début des années 1960 et la majorité était alors à vingt et un ans. C’est ainsi avec une certaine excitation provoquée par la transgression, qu’il se procure J’irais cracher sur vos tombes de Boris Vian, célèbre trompettiste de jazz, et Histoire de l’œil de Georges Bataille, bibliothécaire, dont il ignorait tout.

S’intéresser à Bataille, c’est inévitablement croiser les surréalistes et André Breton (leurs accords et leurs brouilles alternés), mais surtout André Masson (dont il épousera la belle-sœur Sylvia), l’opposition communiste incarnée par Boris Souvarine et sa revue La Critique sociale à laquelle Bataille collabore, et où il rencontre Colette Peignot (“Laure”) avec qui il vivra une passion particulièrement intense, le Collège de sociologie et Jules Monnerot (1908-1995) sur lequel il y aurait encore tant à dire malgré les ouvrages de Jean-Michel Heimonet, et puis, bien sûr Alfred Métraux, Michel Leiris, Maurice Blanchot, Ambrosino, Queneau et quelques autres. C’est donc une période de cette histoire intellectuelle, sans cesse recommencée et revisitée, des années 1930 à la fin de la guerre d’Algérie, qu’explore Francis Marmande avec comme guide Georges Bataille, un guide sans boussole.

D’où cet ouvrage questionnant plus qu’affirmatif. Il est vrai que Michel Surya avec Georges Bataille, la mort à l’œuvre (Séguier, 1987 ; nouvelle édition, Gallimard, 1992) a labouré le champ de la biographie critique, ne laissant possible que des incursions plus spécifiques et des interrogations sans réponse. Un exemple ? Francis Marmande se met à lister, depuis 1914, “les projets abandonnés, les publications anonymes ou hors commerce” que Bataille souhaitait reprendre ou faire aboutir. L’activité de Bataille est débordante, il semble toujours en train de penser à une nouvelle ou à un roman, d’envisager une étude, de vouloir lancer une revue. Son œuvre est comme un champ de bataille (j’ose cette formule certainement mille fois prononcée à son endroit…) tant les destructions sont nombreuses et les orphelins inconsolables. Jamais autant que chez lui nous constatons que la création exige une violence, un engagement entier, un sacrifice en quelque sorte. C’est un auteur qui ne sort pas indemne de son œuvre.

Parmi ces innombrables projets avortés nous trouvons une “société orphique et nietzschéenne” avec Leiris, Masson et Bakhtine, un journal avec Drieu et Colette Peignot, une revue d’art dont le titre sera repris par Breton (Minotaure), une “histoire universelle”, une collection d’ouvrages érotiques, un essai, La Destinée tragique, pour la collection “Tyrans et tyrannies” dirigée par Caillois, un “groupe d’études des techniques mystiques et du yoga”, le début de la traduction de From the South Seat de Margaret Mead, une collaboration inaboutie avec l’éditeur britannique Hamish Hamilton, un projet d’article sur John Ford, une envie de réaliser un film, Le Bleu du ciel… C’est dans ces intentions éditoriales qu’il imagine un recueil de textes sous le titre Le Pur bonheur que reprend Francis Marmande, en citant Bataille : “On me tient pour l’ennemi du bonheur. C’est juste, si par ‘bonheur’ on entend le contraire de la passion. Mais si le bonheur est une réponse à l’appel du désir et si le désir est le caprice même, alors le bonheur seul est la valeur morale.” Pourtant c’est bien “La mort à l’œuvre”(titre du chapitre 3 de Bataille politique, puis du livre de Surya) qui semble mieux caractériser la production de Bataille, sa pensée et sa manière d’être.

À propos de la poésie, Bataille écrit : “Elle fait surgir une autre vérité que celle de la science. C’est la vérité de la mort, de la disparition.” La mort accompagne en permanence Bataille, mais joyeusement, non pas sous le poids des larmes ou d’une tristesse prégnante, plutôt avec une sorte d’ivresse, de vertige, d’extase. Francis Marmande lui associe alors la philosophie de Nishida Kitaro (1870-1945), fondateur de l’“École de Kyoto”, que ne connaît pas Bataille et qui contribue à mieux saisir sa religiosité sans Dieu. Ailleurs il reproduit des phrases “péremptoires” qui figurent dans les préfaces rédigées par Bataille pour ses propres livres, ce sont des phrases “illuminées”. En voici quelques spécimens : “J’ai voulu formuler ce principe. Je renonce à le justifier”, “La réputation de la mort est surfaite, le silence dont je parle est gai”, “Je suis heureux comme un balai dont le jeu fait dans l’air un moulinet”, “Mon fou rire à l’écart perdu dans un monde de gares, de mécaniciens, d’ouvriers levés à l’aube”. Comment après ces aphorismes ne pas se (re)plonger dans les écrits de Georges Bataille ? C’est certainement cela le pari de Francis Marmande : susciter chez son lecteur une sorte de transfert qui le conduit inexorablement vers Bataille. Pari gagné !

La dérision, l’ironie, le cocasse appartiennent pleinement à l’écriture de Bataille, aussi Francis Marmande avec humour présente d’autres Bataille, un Georges “roi de la pelle hydraulique”, un monseigneur Bataille auteur de Vingt Exercices de chemin de la Croix, un abbé Bataille qui publie une Lettre à monsieur de La Mennais contre sa méthode de philosophie, un autre abbé auteur du Guide de la jeune communiante, un grand-oncle, Martial Bataille, qui a écrit Quelques mots au peuple français, un Georges Bataille qui soutient une thèse en droit romain en 1897… Curieusement, il ne nous dit rien sur son neveu Michel, architecte (corbuséen) et romancier (laborieux), qui évoque son oncle dans Sans toit ni loi (Calmann-Lévy, 1973).

La conclusion de cet essai passionnant rassemble les thèmes chers à Bataille, l’érotisme, la part maudite, la dépense, l’épuisement, le jeu, etc. Il ne mentionne pas le cynisme, qui fait l’objet d’une belle analyse de Jean-François Louette (“Rage et ratage chez Bataille. Autour du Bleu du ciel”, chapitre 4 de Chiens de plume. Du cynisme dans la littérature française du XXe siècle, Chêne-Bourg, La Baconnière, 2011). Bataille aboie avant de mordre à pleine mort la vie qui lui échappe