Réédition en poche de la biographie de référence de Georges Bataille.

Fondateur de la revue Acéphale, Georges Bataille annonce dans le texte inaugural “La conjuration sacrée”, un programme qui sera celui de sa pensée : “Il est temps d’abandonner le monde des civilisés et sa lumière. Il est trop tard pour tenir à être raisonnable et instruit – ce qui a mené à une vie sans attrait. Secrètement ou non, il est nécessaire de devenir tout autres ou de cesser d’être”   . Georges Bataille n’est pas un révolutionnaire – du moins pas dans le sens de l’engagement politique ; son renversement il l’a vu dans la pensée. Peut-être plus “fou” que philosophe, comme il le dit lui-même, c’est bien à partir de la philosophie qu’il aura bâti sa pensée. Mais bâtir, n’est pas un mot juste : on “bâtit” une pensée dans un discours édifiant. Or, s’il ne détruit pas l’édifice philosophique, il tend à le renverser et, comme un enfant, à jouer dans les ruines.

Retracer la vie de Georges Bataille n’est pas pour Michel Surya tenter de découvrir qui serait le “vrai” Bataille (y a-t-il jamais une “vérité” sur qui que ce soit ?) mais cherche plutôt à faire apparaître comment un nom n’aura jamais cessé de s’effacer derrière son œuvre – comme aujourd’hui, peut-être, c’est son œuvre qui s’efface derrière son nom. Si la biographie n’a aucune prétention théorique, elle tente de penser la vie de Bataille et d’éclaircir les thèmes qui l’ont portée. Son refus de l’anecdote   lui aura valu de devenir un livre de référence pour quiconque veut comprendre Bataille et ce, depuis sa première parution aux Éditions Séguier en 1987. Sur la difficulté de certaines pages nous dirons ceci que la pensée de Georges Bataille ne peut se comprendre indépendamment de sa vie, et vice et versa ; ce dernier écrivait dans son essai Sur Nietzsche : “Je ne pouvais qu’écrire avec ma vie ce livre”   .

L’excès que comprend la biographie n’est pas seulement dû à la vie de Bataille, mais doit beaucoup à son auteur. Néanmoins il ne cherche pas à se mettre à la hauteur de l’excès bataillien, il développe un style qui lui est propre – un style plus brutal qui se confirmera dans ses écrits suivants. Aussi s’efforce-t-il d’arracher Bataille aux accusations dont il a fait l’objet et tente d’exposer les incompréhensions qu’a suscitées son œuvre. Il insiste ainsi sur ce point essentiel que Bataille n’est ni nihiliste ni pessimiste mais qu’au contraire il n’aura jamais cessé de dire “oui” au monde – et ceci jusqu’à l’angoisse. En guise d’hommage, Jean Piel faisait remarquer en 1963 : “Ce n’est pas la moindre contradiction que son œuvre, vouée à la recherche angoissée d’une expression à la limite de l’impossible, prenne souvent l’aspect d’une négation acharnée, alors qu’il ne cessa aussi de dire ‘Oui’ au monde sans aucune réserve ni mesure”   .

Enfance
À défaut d’originalité, commençons par le début. Georges Bataille est né le 10 septembre 1897. Son père – aveugle et paralytique (dès 1900) – meurt en 1915, abandonné à Reims alors que le reste de la famille a dû fuir la ville un an auparavant ; sa mère aurait alors sombré dans une quasi-folie – ce que le frère aîné de Bataille démentira.

“J’ai été élevé très seul et aussi loin que je me rappelle, j’étais angoissé par tout ce qui est sexuel”   . Devrait-on douter alors de la vérité de cette phrase qui ouvre les œuvres complètes de Georges Bataille ? C’est peu probable, mais à cette angoisse il faut en rajouter une autre : celle du religieux. En effet, 1914 correspond à la date où abandonnant un père, il s’en trouve un de substitution en se convertissant au catholicisme. Il suit le séminaire de 1917 à 1918 mais entre finalement à l’École des Chartes en 1918.

“On ne sait qu’assez mal, à la fin ce qui aura fait que le jeune homme si visiblement encore attaché à Dieu [en 1922] devint celui que rencontra en 1924 Michel Leiris, et qu’il décrivit ainsi : ‘Quand j’ai rencontré Georges Bataille, celui-ci avait déjà la vie la plus dissolue. Il était débauché, buveur et joueur’”   . Aussi fervent que sera Bataille jeune, aussi brutale sera sa reconversion : il renverse et retourne comme un gant son ancienne foi. “Au ‘Non’ que lui fit prononcer sa conversion d’août 1914, sa ‘reconversion’ de 1923 l’enjoint de prononcer un ‘Oui’ entier, sans élusion d’aucune sorte, un ‘Oui’ profond à proportion de ce qu’y trouve le monde léger, et de qu’y trouve d’enjouement celui qui le prononce”   . Cette reconversion, comme le souligne Michel Surya, est nietzschéenne ; Nietzsche qu’il découvre en 1922, en même temps que Gide. Aussi, cette période de transition est-elle fortement marquée par sa rencontre avec le philosophe russe Léon Chestov qui devient en quelque sorte son mentor – lui faisant lire Platon, Dostoïevski, Nietzsche. De Chestov, Bataille retiendra, outre son goût prononcé pour le tragique, son anti-idéalisme radical.

Faire le négatif
C’est à la fin de l’année 1924 que Georges Bataille rencontre Michel Leiris et André Masson, avec lesquels il se lie d’une amitié profonde. Vite agacé par le surréalisme où il prétend y voir “beaucoup trop d’emmerdeurs idéalistes”   , Bataille va se définir contre lui. Participant à Documents – revue qu’il dirige en tant que secrétaire général de 1929 à 1934 –, il occupe une position stratégique et gagne une nouvelle visibilité en développant une critique anti-idéaliste, principalement dirigée contre le mouvement mené par André Breton – Documents devient alors une “machine de guerre contre le surréalisme”   . “André Breton fit du surréalisme l’instrument du merveilleux […]. À l’autre pôle, Georges Bataille fit de Documents l’instrument du monstrueux”   .

En 1928, il n’a écrit que quatre textes : un est oublié (Notre-Dame de Reims), un autre fut détruit (W.-C.), L’Anus solaire accompagne des dessins d’André Masson, enfin, le dernier est publié sous le pseudonyme de Lord Auch. Il s’agit d’Histoire de l’œil – peut être le récit le plus violent et le plus “heureux” de Bataille. Comiquement, la parution du Second Manifeste du surréalisme va, malgré la volonté de Breton, mettre en avant Georges Bataille comme fédérateur des transfuges du surréalisme   . Répondant au second manifeste, la parution du pamphlet Un cadavre, à l’encontre de Breton, initié par Bataille et Robert Desnos, va marquer une rupture profonde entre le surréalisme et Bataille.

“L’offensive révolutionnaire ou la mort”
Tout ça n’est que de l’histoire littéraire. Les années 1930 vont changer la donne : montée des fascismes, Hitler élu démocratiquement chancelier suprême en Allemagne, instabilité parlementaire en France, révoltes fascistes à Paris, etc. Georges Bataille entre au Cercle communiste démocratique et écrit également pour La Critique sociale – dirigée par Boris Souvarine. Fortement marqué par les lectures de La Phénoménologie de l’esprit de Hegel que donne Alexandre Kojève à l’École des hautes études   , il commence à poser les jalons d’une pensée qui ne va cesser de croître, notamment en signant ses premiers textes politiques : “Structure psychologique du fascisme”, “Le problème de l’État”, “La notion de dépense”, etc.

La rupture n’est pas entièrement consommée avec Breton puisqu’en 1935 il fonde avec lui le groupe Contre-Attaque – l’un des derniers sursauts antifascistes de l’ultragauche intellectuelle française. Ce mouvement ne sera que de courte durée du fait de l’inimitié de ses deux figures principales. Il faudra attendre la fin de la guerre pour que les deux hommes mettent fin à leur opposition.

À la mort de Contre-Attaque, Bataille crée avec Roger Caillois et Michel Leiris le Collège de sociologie, puis un autre groupe, celui-là “farouchement religieux” : Acéphale – sous l’égide de Nietzsche, Sade, Kierkegaard, Don Juan, Dionysos. Michel Surya le rappelle, Acéphale “appartient à la légende bataillienne”   et désigne deux choses différentes : “Le nom d’une revue : nous la connaissons tout entière ; il n’y a pas de possibles difficultés. Et le nom d’une société secrète. Sur elle, nous n’avons que peu d’éléments. Chacun de ses participants s’engagea à garder le silence”   . Acéphale fut le nom d’un silence fait sur une expérience, sur laquelle Michel Surya revient plus amplement dans son essai Sainteté de Bataille   .

“Je suis moi-même la guerre”
La guerre éclate, Bataille se retire. Il écrit le 5 septembre 1939 : “La date à laquelle je commence d’écrire […] n’est pas une coïncidence. Je commence en raison des événements, mais ce n’est pas pour en parler”   . Quatre ans auparavant il décrivait dans Le Bleu du ciel – qui ne serait publié qu’en 1957 –, une Europe s’acheminant doucement vers sa propre ruine, sentant, à la vue d’un défilé d’enfant nazi, la “marée montante du meurtre”. En revanche, cette période de 1939-1945 est la plus prolifique de Bataille, pendant laquelle il écrit L’Expérience intérieure, Le Coupable, Le Catéchisme de Dianus, Sur Nietzsche, les poèmes de L’Archangélique et de L’Orestie, Madame Edwarda, Le Mort, Le Petit, etc. En retrait dans le Massif central ou à Paris – dans l’atelier du peintre Balthus –, puis à Vézelay où il rencontre sa seconde femme, Bataille élabore ce qui deviendra La Somme athéologique. C’est durant cette époque, en 1941 exactement, qu’il rencontre Maurice Blanchot qui participe activement aux lectures que Bataille fait de son livre en cours : L’Expérience intérieure.

Ce livre marque l’engagement de son auteur dans une mystique antichrétienne qui présente – assez curieusement – une volonté de système, mais fondé sur ce qui s’y dérobe : le point qui l’excède. Jean-Paul Sartre aura vite fait de démolir le “système” bataillien dans un article suivant la parution de L’Expérience intérieure, titré ironiquement : “Un nouveau mystique”. Le jugement de Sartre sera sans appel, concluant son article : “Le reste est l’affaire de la psychanalyse”   . L’Expérience intérieure n’est pas un livre facile, pourtant une entrée est donnée par Michel Surya : il faut le lire en regard du récit de Madame Edwarda.

Vers l’inachèvement
Au sortir de la guerre, Bataille tente de penser Auschwitz et Hiroshima, d’en comprendre le fait humain : “Comme les pyramides ou l’Acropole, Auschwitz est le fait, est le signe de l’homme. L’image de l’homme est désormais inséparable d’une chambre à gaz.” Cette volonté de comprendre le monde se voit augmentée par un nouveau projet, initié avec Jean Piel : Critique, mis au point fin 1945 et voyant le jour en 1946. Le but est de créer une revue qui rende compte de la pensée actuelle via une mise en critique. Ce nouveau projet se distingue clairement des anciens comme Documents ou encore Acéphale, qui furent nettement plus violents – mais ils ne répondaient pas à la même époque.

Ces années sont aussi le lieu d’un nouveau travail faisant suite à La Somme athéologique : le projet de La Part maudite, dont le premier tome (le seul publié de son vivant), La Consumation, paraît en 1949. Il continue la question posée dans “La notion de dépense” et dans un livre resté inachevé : La Limite de l’utile (1939-1942). Il conçoit nouvellement le sacré comme un rapport immédiat avec le monde dont le monde profane du travail a séparé l’homme. Comme il refuse tout salut dans L’Expérience intérieure, il établit ici une pensée de l’histoire qui n’est ni téléologique ni eschatologique – pour le dire vite : ni marxiste (politique) ni chrétienne (religieuse). À ce projet devait être joint l’ouvrage abandonné La Souveraineté où il tente de définir une autre politique que celle de l’engagement – comme dans La Part maudite en dehors d’une pensée de la finalité. La folie ou l’aporie d’une telle ambition n’est pas genre à stopper son auteur, qui entreprend de rédiger une histoire universelle. Projet qu’il abandonne – mais dont La Part maudite, L’Érotisme, Histoire de l’érotisme, Les Larmes d’Éros manifestent le désir   . Il envisage la politique autrement : dans un entretien qu’il accorde à Marguerite Duras en 1957, il avouera n’être “même pas” communiste, réclamant davantage l’“irresponsabilité des fous”   . Cette année 1957 est celle où il atteindra le maximum de sa notoriété littéraire – quasi nulle jusqu’alors – avec la parution de trois ouvrages chez trois éditeurs différents : La Littérature et le Mal chez Gallimard, Le Bleu du ciel chez Jean-Jacques Pauvert et L’Érotisme chez Minuit.

Dès 1955, lui est diagnostiquée une artériosclérose cérébrale dont on le sait à terme condamné. Il connaît des troubles violents de mémoire ou d’orientation qui ralentissent ses travaux en cours : il met trois ans pour rédiger la préface du Procès de Gilles de Rais ; deux ans pour Les Larmes d’Éros ; il ne livre pas certains textes promis – comme une préface d’une quinzaine de pages pour L’Impossible   . Tous ces livres et projets   participeront à l’“inachèvement constitutif” de l’œuvre de Bataille, selon la belle formule de l’auteur de cette biographie   .

Georges Bataille connaîtra un effondrement progressif de la conscience. Il meurt le 8 juillet 1962 – avec lui ses pseudonymes : Lord Auch, Pierre Angélique et Louis Trente. C’était un dimanche… C’est à croire qu’il eut le sens de l’ironie jusque dans la tombe. Il laisse derrière lui une œuvre dans sa grande majorité inachevée, totalement désordonnée. Une œuvre malgré tout. Considérable et en ruine, si l’on en juge à la proportion de ses écrits posthumes. Ils seront peu à accompagner sa dépouille au cimetière de Vézelay ; peu même ceux qui pourraient s’en émouvoir. Bataille mort, son œuvre allait ressurgir