Venant compléter, reprendre, déplacer un travail accompli sur Georges Bataille il y a vingt-cinq ans, “Sainteté de Bataille” tente de comprendre le rapport conflictuel de Bataille avec l’histoire et la politique ; il se conclut par un essai sur l’idiotie de Bataille.

“La mort n’achève rien : elle prolonge l’inachèvement”   . Les cadavres font encore de la poussière et les livres s’ouvrent comme les tombes. Parfois, c’est qu’ils ont été creusés pour qu’on y tombe : “J’écris pour qui, entrant dans mon livre, y tomberait comme dans un trou, n’en sortirait plus”   .

Pas d’oubli de Bataille donc, plutôt l’oubli de sa mort. Au curieux titre du nouvel essai de Michel Surya nous serions tentés d’y ajouter une interrogation : Sainteté de Bataille ? Bataille, un saint ? Quand on connaît de loin sa réputation d’écrivain de récits érotiques, de mystique, de fondateur d’une athéologie, etc., c’est douteux. En revanche, parfois on est tenté de le croire, comme saint inversé de la modernité : martyr d’abord (à côté d’un autre “crucifié” : Artaud), mystique toujours, dont l’œuvre recèle de reliques – une aubaine pour tout critique/universitaire en mal de “transgression”. Curieux titre. Michel Surya, hagiographe donc ? Peut-être, mais d’un saint ni exemplaire ni glorifié et sans Dieu, ça va sans dire.

Bien évidemment, il ne faudrait pas se méprendre sur le sens de la sainteté que Michel Surya attribue à Georges Bataille. Il écarte toute volonté de “provocation” – qui se sentirait-il provoquer d’ailleurs ? Cette sainteté n’est pas chrétienne, et Bataille n’a pas porté de bonne nouvelle. Pourtant, il y a bien une sainteté chez Bataille. Aussi faut-il avoir en tête cette phrase : “Je ne suis pas un philosophe, mais un saint, peut-être un fou” ; ou encore penser aux efforts de Philippe Lacoue-Labarthe pour en “arracher la signification au christianisme”   pour en faire une expérience de l’“inhumain en l’homme”   . Déjà, nous commençons à envisager ce que pourrait être une “sainteté” de Bataille – qui apparaît à travers ses “passions” (du mal, sexuelle, mystique, politique, intellectuelle, etc.) comme dans l’expérience de pensée qu’il s’est proposé. Si le saint – traditionnellement – est celui qui s’engage dans une expérience qui par son absolu dévouement devient exemplaire, l’expérience qu’engage Bataille, elle, mène au dissolu et reste… sans reste.

Idiotie de Bataille
Michel Surya revient sur l’hypothèse de la “folie” dont traite la dernière partie de l’ouvrage : “L’idiotie de Bataille”, sous-titré “Une passion paradoxale pour la raison”. À vrai dire, la figure du fou est assez vite mise de côté pour faire place à une nouvelle : celle de l’idiot. Pour l’expliquer il faudrait développer en profondeur l’expérience que propose Bataille à travers des textes tels que L’Expérience intérieure ou les conférences sur le “Non-savoir” – l’auteur même de l’essai avoue son échec. Disons simplement ceci : la réflexion de L’Expérience intérieure ne cherche pas à récuser la philosophie, à opposer au savoir un non-savoir indéfinissable, elle élabore plutôt une “philosophie paradoxale” qui pousse à l’excès la conséquence de la recherche philosophique : sa quasi-inanité. Autrement dit, toute réponse donnée à une question révèle autant qu’une nouvelle connaissance l’ignorance qui l’entoure : “Il n’y a pas quelque part un savoir auquel on n’atteindrait pas, explique Michel Surya, mais, partout et toujours, un non-savoir auquel l’action et l’exigence de savoir atteignent par le geste même qui les y porte”   .

C’est donc à l’extrémité fuyante de la philosophie que se révèle un non-savoir ; cet échec de la philosophie est aussi son éclat – jamais la philosophie n’est aussi grande que lorsqu’elle rampe pourrait dire Bataille ; il l’affirme volontiers de la poésie. Elle seule peut faire ce constat qu’elle ne peut aboutir : “Il n’y a qu’elle à ne pas pouvoir ce qu’elle ne peut pas”   . Telle est l’idiotie de Bataille – et celle de Surya – poussant la spécularité du discours philosophique jusqu’à l’éclatement. Or précisément cette posture n’est pas celle du fou qui récuse la raison, mais celle de l’idiot qui la met en jeu : “Le fou dénonce la raison, certes, mais par défaut. Alors que l’idiot la dénonce par excès. […] L’idiotie, ici, sert à qualifier cet excès de la pensée auquel celui-ci [Bataille] n’a pas cessé de tendre, non pas dans l’omission de la pensée, mais par le moyen d’une pensée dépassée, c’est-à-dire ayant épuisé les possibilités auxquelles il ne croyait pas moins qu’un autre, mais desquelles il ne croyait pas qu’elles rendaient justice aux possibilités, non pas seulement du pensable (l’idiotie est stricto sensu l’impensable) mais du vivable (ou de l’invivable)”   . L’idiot tend vers l’absurde, il “veut qu’on lui redonne le perdu, l’incompréhensible, l’absurde”   .

D’une communauté
Sainteté de Bataille réunit de nombreuses interventions ou préfaces écrites par Michel Surya au cours des différentes éditions qu’il a données de l’œuvre de Georges Bataille – à l’exception d’une préface destinée à un livre de Paule Thévenin, Antonin Artaud. Fin de l’ère chrétienne. L’ouvrage est donc composite en apparence mais s’organise néanmoins autour d’une tentative centrale : celle de comprendre le rapport conflictuel de Bataille avec l’histoire à travers sa formation philosophique et politique   . Autrement dit, il tente de comprendre l’influence à la fois de Léon Chestov et d’Alexandre Kojève – l’un nietzschéen tentant de penser une sortie de l’histoire, l’autre hégélien pensant sa fin. Le sujet est intéressant, difficile et souvent éludé par les commentateurs – pourtant assez nombreux.

Ce rapport est également l’enjeu d’un chapitre polémique sur l’interprétation du motif de “communauté” auquel Maurice Blanchot consacre, en 1983, La Communauté inavouable – tentant le rattachement politique posthume de l’expérience d’Acéphale à une théorie du communisme tel qu’il le pense avec Dionys Mascolo. Or, la “folie d’Acéphale” ne peut pas être pensée en dehors de l’expérience qu’elle a été, aussi monstrueuse fût-elle   . Cette communauté ni politique ni théorisée, elle fut au contraire, selon Michel Surya, “l’ébauche d’une anti-politique radicale  . Il rappelle aussi la “souveraineté” que Bataille oppose à ses amis Mascolo et Blanchot en 1958 : “Le refus inconditionnel est l’affirmation de ma souveraineté”   .

La guerre que Bataille a menée en s’opposant aux courants, parfois à ses amis, beaucoup sont là pour la comprendre, peu pour la poursuivre. C’est compréhensible ; elle n’est pas sans équivoque. Cette guerre n’accepte aucun repos, elle poursuit le politique par un autre moyen, à son défaut, à sa faille   . En effet, la politique de Bataille, s’il en existe une – et Michel Surya s’interroge –, révoque tous les fantômes de l’idéalisme : esthétique (s’opposant au surréalisme), littéraire et philosophique (contre Sartre, discutant Hegel), politique (opposant son refus à Dionys Mascolo, Maurice Blanchot, etc. – ceux-là même dont il était très proche), religieux (fondant l’athéologie). Retombe-t-il alors dans un idéalisme inversé ? À l’extrême du possible, il réclame la vie sans délai. Or, ce désir est comme le rire : fou, intenable ; il emporte tout : la beauté, les réponses, la morale, le salut. Quelque part, Philippe Lacoue-Labarthe : “Il n’y a rien à hériter de Bataille.” Si, malgré tout il y a un héritage de Bataille, il est sans testament