Un étude visant à reconstituer le projet philosophique du jeune Nietzsche, qui nous donne l'occasion de relire des textes qui n'ont rien perdu de leur actualité.  

Les écrits de jeunesse ne sont pas parmi les plus lus et les plus étudiés du corpus nietzschéen. Comme de juste, ils sont également parmi les moins vendus de l’œuvre : selon les chiffres disponibles en 1998, La naissance de la tragédie (1872) arrivait en cinquième position des ventes des éditions Gallimard (qui était jusqu’à récemment l’éditeur attitré de la traduction française de l’édition critique des œuvres de Nietzsche), et les Considérations inactuelles (1873-1876) en dernière. La tendance à se concentrer sur les œuvres de la maturité et à ne lire les premières œuvres que dans la mesure où elles préfigurent ou anticipent des thèmes tardifs est, ici comme ailleurs, à peu près irrésistible. Dès 1936, Karl Jaspers s’étonnait que les premiers écrits de Nietzsche puissent déjà présenter "les tendances et les pensées de sa dernière philosophie"   . Nietzsche aurait-il lui-même cautionné cette tendance, lui qui rappelait à ses étudiants que "l’expérience de tous les grands génies montre que les années de vingt à trente ans portent déjà en elles tous les germes de leur grandeur propre"   ?

Le mérite du livre de Martine Béland est d’apporter une réponse nuancée à cette question, en prenant à bras le corps, comme cela n’avait sans doute jamais été fait auparavant, la totalité des écrits (publiés ou inédits) de Nietzsche entre 1869 et 1876. Son projet est double : d’une part, restituer au projet philosophique que forme Nietzsche durant ces années sa cohérence et son unité, d’autre part rendre compte de la façon dont ce projet fait l’objet d’une redéfinition dans les années 1880 en expliquant comment ce projet s’inscrit à la fois en rupture avec l’entreprise précédemment menée et dans son prolongement. Le jeune Nietzsche portait-il en lui "tous les germes de sa grandeur propre" ? Non, dans la mesure où l’on a affaire à un penseur qui n'a pas développé sa philosophie de façon linéaire, par approfondissement, reprise et extension d'une interrogation initiale, mais bien plutôt par ruptures et subversions internes. Oui, dans la mesure où se laisse repérer quelque chose comme un système de gestes ou une posture caractéristique qui s’exprime peut-être plus nettement dans les écrits de jeunesse, et qui continuera de marquer les œuvres de la maturité.           

Le projet philosophique du jeune Nietzsche

Friedrich Nietzsche a vingt quatre ans, et n’a achevé ni thèse ni habilitation, lorsqu’il est nommé à la chaire de philologie classique à l’université de Bâle, en Suisse, en 1869. Il a été recommandé à ce poste par l’éminent philologue Friedrich Ritschl, son professeur à Bonn puis à Leipzig, qui ne tarissait pas d’éloges sur la qualité de ses travaux universitaires. Au total, Nietzsche n’enseignera que dix ans. Il donnera ses cours de façon régulière jusqu’à l’obtention d’un congé de maladie en 1876, reviendra enseigner en 1877, et demandera une retraite anticipée au cours de l’été 1879. A compter de ce jour, il deviendra l’astre errant, le philosophe sans chaire ni domicile fixe qui a abandonné la philologie classique comme activité intellectuelle principale pour adopter une nouvelle écriture de type aphoristique répondant à de nouveaux intérêts philosophiques. De cette rupture, la publication en avril 1878 d’Humain trop humain peut bien servir à la fois de repère temporel et de témoin.

Dans le travail remarquable qu’elle a consacré à ses écrits de jeunesse, Martine Béland s’efforce de reconstituer le cheminement intellectuel que Nietzsche a suivi jusqu’à la fin des années 1870, en défendant la thèse que les textes, apparemment hétéroclites du jeune professeur de philologie de Bâle (regroupant pêle-mêle des essais sur la personnalité d'Homère, sur le drame musical grec, sur l'Oedipe-Roi de Sophocle, sur les philosophes préplatoniciens, etc.), sont susceptibles d’être unifiés sous l’égide d’un projet unique : à savoir celui de la critique de la culture (Kulturkritik), conduite à des fins thérapeutiques. Selon la proposition qu’elle avance, le jeune Nietzsche se poserait en continuateur de la philosophie hellénistique, telle qu'elle fut pratiquée par les écoles cynique, épicurienne, stoïcienne et sceptique, en donnant à la préoccupation thérapeutique qui la caractérisait la forme moderne de la Kulturkritik. Le philosophe, plutôt que d'oeuvrer à remédier aux maux de l'âme et à garantir à chacun la paix et la tranquillité intérieures, devrait agir à la façon d'un médecin appelé à lutter contre la maladie de la civilisation qui frappe l'humanité dans son ensemble.

C'est en vertu de ce programme que Nietzsche va travailler à soumettre à la critique les postures caractéristiques du moderne (l’optimisme théorique, l’esprit scientifique, l’esthétique de l’imitation, la dignité accordée au travail, etc.), en interprétant ces divers maux comme autant de symptômes d'une crise d'ordre moral  (justifiant de parler  d'illusions, de mensonges, de fausses opinions, de gonflement de l’orgueil, etc.). En tant que tels, ils trouveront leur antidote dans une perspective philosophique fondamentalement différente de celle qui anime ce que Nietzsche appelle la civilisation "théorique " ou "alexandrine". La Kulturkritik se donne donc pour tâche d’assainir la civilisation contemporaine (l’Allemagne de Bismarck), en modifiant la perspective philosophique sur laquelle elle repose. Il s’agit alors pour le philosophe de préciser les limites que doit respecter le savoir scientifique, d’affermir les fondements d’une nouvelle esthétique et de fonder, sur ces bases, des orientations pédagogiques respectueuses d’une hiérarchie que Nietzsche considère comme naturelle.

Le fil conducteur suggéré par la métaphore médicale permet dès lors d’organiser la reconstruction selon trois niveaux d’intelligibilité, qui se présentent comme trois plans d’activités propres au philosophe médecin : un plan descriptif, un plan normatif et un plan réflexif, dont chacun correspond à une partie de l’ouvrage de Martine Béland (partie II : Sympatomatologie ; partie III : Thérapie ; partie IV : Comment vivre en philosophe).

Le philistin de la culture

Ce qui rend particulièrement intéressante la reconstitution du parcours intellectuel du jeune Nietzsche ici proposée (et qui est, en elle-même, très convaincante) tient à ce qu’elle donne l’occasion aux lecteurs de lire ou de relire les textes que Nietzsche écrit à l’encontre des manifestations les plus affligeantes de la déchéance de la culture de son époque - ce qu'il appelle "le vacarme du jour". Et sur ce point, force est d’avouer que non seulement le diagnostic de Nietzsche n’a rien perdu de son acuité, mais qu’il n’a jamais été plus cruellement exact que de nos jours.

Dans la galerie de portraits que le jeune Nietzsche brosse déjà (et à laquelle viendront s’ajouter plus tard, dans la Généalogie de la morale, le portrait de l’esclave, celui du prêtre, celui du tyran, etc.), une figure semble se voir reconnaître un certain privilège, en ce qu’elle concentre en elle tous les traits de la décadence : celle du philistin de la culture (Bildungphilister) – expression que Nietzsche forge à l’occasion de ce pamphlet qu’est la première Inactuelle. "On sait", écrit Nietzsche, "que le mot ‘philistin’ est emprunté au langage étudiant et désigne (…) le contraire de l’artiste, du nourrisson des Muses, de l’homme véritablement cultivé. Mais le philistin de la culture (…) se distingue de l’idée générale du ‘philistin’ par une superstition : il croit lui-même être un nourrisson des Muses et un homme de culture"   . Le philistin de la culture n’est pas un homme dépourvu d’éducation : il est un homme qui s’illusionne sur lui-même, qui se sent fermement convaincu que sa culture (celle qu’il tient des institutions scolaires qu’il a fréquentées, celle qui lui parvient par la voie des média, celle qu’il entretient par diverses lectures, etc.) est l’expression pleine et entière de l’authentique culture. Puisqu’il rencontre partout des personnes instruites de la même espèce que lui, puisque toutes les institutions publiques, tous les établissements d’enseignement, d’art et de culture, sont adaptés à son instruction et à ses besoins, il évolue avec le sentiment victorieux d’être le digne représentant d'une culture authentique, et formule en tant que tel ses exigences et ses prétentions.

Sous le nom de philistinisme culturel, Nietzsche s’emploie à dénoncer une forme de barbarie, d’autant plus insidieuse qu’elle ne vient pas de l’extérieur de la culture, sous la forme de hordes d’hommes sauvages vêtus de peaux de bêtes, mais bien de l’intérieur, comme sa sécrétion ou son produit le plus propre. C’est elle qui hante l’écriture de l’histoire, sous la forme de l’histoire antiquaire ou de l’histoire monumentale ; c’est encore elle qui inspire cette forme de scribouillage moderne qui fait horreur à Nietzsche et qu’il désigne sous le nom de journalisme ; c’est elle qui détermine les principales orientations de l’instruction publique ; c’est elle qui engendre cet homme moyen, à peine médiocre, tout juste capable de remplir la fonction sociale pour laquelle on l’a formé, enfermé dans un existence sans horizon et sans ailleurs dont il saura pleinement se satisfaire parce qu’"un pouvoir immense et tutélaire (..) se charge seul d'assurer [sa] jouissance et de veiller sur [son] sort" – une douce tyrannie, comme le dit Tocqueville en une page que le jeune Nietzsche aurait pu contresigner, qui "aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir".

En matière d’éducation, le philistinisme refuse l’idée qu’une éducation requiert nécessairement du temps et des questions – c’est-à-dire de l’incertitude, des temps d’arrêt et fort probablement peu de résultats tangibles. Il cherche plutôt des réponses rapides et il encourage les résultats concrets. "On en vient à haïr toute culture", écrit Nietzsche, "qui rend solitaire, qui propose des fins au-delà de l’argent et du gain, qui demande beaucoup de temps. (…) La morale qui est ici en vigueur exige (…) en l’espèce une culture rapide, pour que l’on puisse rapidement devenir un être qui gagne de l’argent, (…) une culture assez approfondie pour que l’on puisse devenir un être qui gagne beaucoup d’argent"   . L'utilité productive des savoirs devient l'unique critère en fonction duquel la légitimité d'un enseignement est évaluée. Ordre est donné à l'école de se professionnaliser, de se conformer à l'organisation du marché du travail, de distribuer les savoirs qui répondent à la demande du marché (et eux seuls). La valeur sociale d'une activité se mesure à sa capacité à s'inscrire comme rouage dans l'une des machines géantes de la bureaucratie - de là l'énorme baisse de prestige, à l'époque moderne, de toutes les activités artistiques ou strictement intellectuelles.    

En matière de culture, le philistinisme ne vient rien savoir de l'existence d'un domaine qui pourrait donner l'idée d'une autre activité que celle de la consommation facile et frivole. Aussi le domaine de la culture est-il pillé par l'industrie des loisirs, dans l'espoir de trouver un matériau approprié. Pour que ce matériau devienne loisir, il faut bien sûr le modifier, le préparer pour qu'il soit facile à consommer et qu'il puisse se répandre dans les masses; il faut convaincre aussi lesdites masses que lire un livre, écouter de la musique, contempler un tableau, etc., est un acte aussi commode, quotidien et facile qu'une promenade estivale en auto, et c'est à quoi s'emploie, selon Nietzsche, le journalisme, qui s'impose ainsi comme un allié très efficace du philistinisme. Nietzsche tient le journalisme pour directement responsable de la déchéance de la culture. Le journaliste n'est pas uniquement l'auteur maniant la plume pour le compte d'un grand quotidien : il est aussi l'écrivain qui réfléchit aux problèmes du jour et qui formule son appréciation ou son jugement à la première personne du singulier. Ce journaliste peut par exemple être un auteur de romans à la mode qui véhicule des "opinions publiques" et des "veuleries privées" - tel Gustav Freytag (1816-1895) qui est, aux yeux de Nietzsche, l'exemple paradigmatique d'un tel produit de librairie. Mais le journalisme se manifeste encore en ceci que "la langue est malade", et ce sont ici les écrits de David Strauss (cible privilégiée de la première Inactuelle) qui donnent à voir le plus clairement "les armoiries écoeurantes de la barbarie cultivée (Bildungsbarbarei) qui a cours aujourd'hui". La maladie de la langue a pour cause le fait que les Allemands cultivés et lettrés, les savants comme les écrivains, ne maîtrisent plus la langue : les principes de la rhétorique, les règles de la syntaxe et même de la grammaire leur échappent.   

Du fait de la diffusion illimitée du scribouillage journalistique, nous finissons tous par nous accoutumer à la langue des "laquais littéraires", et par perdre les mesures nous permettant de distinguer une grande œuvre d’une réalisation médiocre. "Aujourd’hui, personne ne sait à quoi ressemble un bon livre, il faut le leur montrer : ils ne comprennent pas la composition. La presse tue de plus en plus le sens de ces choses là"   . Et dans un texte encore plus remarquable : "Je ne vois nulle part trace d’une quelconque providence protectrice des bons livres : les mauvais ont presque plus de chances de durer. Cela semble un miracle qu’Eschyle, Sophocle et Pindare aient été constamment recopiés, et c’est manifestement par le plus grand des hasards que nous possédons une littérature antique"   .

Reconnaissons que rien n'a changé depuis le temps où Nietzsche rédigeait ces lignes. Un regard sur le classement mensuel des livres les plus vendus, en littérature comme en sciences humaines, donne immanquablement le tournis. Ainsi, pour le mois de novembre 2012, la première place est occupée par Cinquante nuances de Grey de E. L James. Si Nietzsche ne trouvait pas de mots assez durs pour s'indigner du succès public d'un David Strauss ou d'un Gustav Freytag, qu'eût-il dit s'il avait vécu assez longtemps pour voir un Alexandre Jardin être encensé, à chacune de ses publications, par la critique littéraire   ?

Malgré la curiosité qui l’anime – ou plutôt en raison même de la forme que revêt cette curiosité, c’est-à-dire celle d’une activité frénétique qui reste sourde aux questions fondamentales –, le monde moderne, tel que Nietzsche en fait le diagnostic, est une civilisation déclinante, nullement incompatible avec ce qu’elle affiche pourtant comme son contraire : la barbarie. Nul autre mieux que Nietzsche n’aura su en observer avec autant d’acuité les symptômes. A ce titre, la lecture de ses écrits de jeunesse demeure, aujourd’hui plus que jamais, indispensable