Un grand livre sur les images-mouvements contemporaines.

* Cet article est accompagné d'un disclaimer. Vous pouvez en prendre connaissance en fin d'article.

 

Composé de quinze textes écrits entre 1981 et 2007, La question vidéo constitue une réflexion théorique d’ampleur, en mouvement, et quasiment "en direct", sur un des phénomènes d’images les plus marquants de notre époque : la vidéo. L’auteur le précise d’emblée : s’il existe une question vidéo, ce n’est pas au sens de la quête d’une impossible spécificité ontologique du médium ou de la nature de ses images. C’est, bien plutôt, parce que la vidéo constitue elle-même un processus de questionnement sur les images – sur toutes les images, quelles qu’elles soient.

Ce n’est pas un hasard si le terme "vidéo" est forgé à partir du latin videre : "video = je vois". La vidéo est, en effet, une façon neuve de regarder les images, de les mettre en perspective, de les interroger, de déployer leurs puissances, de les critiquer, de les mettre en crise, etc. À cet égard, la question posée au fondement de l’ouvrage n’est pas à proprement parler : "qu’est-ce que la vidéo ?" (comme une transposition du fameux Qu’est-ce que le cinéma ? proposé en son temps par André Bazin). Elle serait plutôt : "où en est-on avec les images, aujourd’hui (aux niveaux esthétique, technologique, existentiel) ?". Selon Philippe Dubois, la vidéo se révèle, depuis une quarantaine d’années, un puissant instrument d’approfondissement de cette question essentielle : "Voir (avec la vidéo), c’est penser (en direct avec l’image)."

La "modestie" apparente de l’image vidéo ("sale", tramée, vernaculaire) n’a d’égale que sa puissance conceptuelle. Au confluent d’autres types d’images (cinéma, télévision, arts plastiques) auxquels elle se greffe ponctuellement, la vidéo n’est pas seulement une image-objet, elle est en même temps une image-processus : elle est "l’acte même du regard". Elle constitue, dans une époque saturée d’images, un instrument majeur pour poser la question de l'impact des dites-images, et du (des) regard(s) que nous portons sur elles. Avec la vidéo, l’image redevient, potentiellement, un événement. C’est à ce titre que la vidéo nous permet de "faire le point", à un moment précis de notre histoire, sur l’évolution et la portée des divers dispositifs d’images qui nous entourent.

 

L'image et son référent : enjeux esthétiques

Si l’essence de la vidéo est introuvable, cela ne veut pas dire qu’on ne puisse pas l’approcher pour elle-même ; qu’on ne puisse pas "essayer de lui donner un corps esthétique" en posant la question de sa place dans la grande histoire des systèmes de représentation et des machines de production d’images ; qu’on ne puisse pas s’interroger sur l’existence d’un langage audiovisuel propre à la vidéo – c'est-à-dire un langage qui se distinguerait des catégories cinématographiques (le plan, la profondeur de champ, le hors-champ, le montage, etc.) pour privilégier les termes de composition, d’épaisseur ou de mixage d’images ; ou qu’on ne puisse pas, enfin, reconnaître les puissances spécifiques de la vidéo lorsque celles-ci sont mobilisées par des artistes parmi les plus importants du temps présent (au premier rang desquels Jean-Luc Godard ou Bill Viola).

L’ouvrage constitue, sur tous ces points, une référence incontournable. Son ambition théorique, principalement déployée dans les huit premiers textes, est considérable. L’article inaugural et séminal intitulé "L’ombre, le miroir, l’index", en est une excellente illustration. Il propose de revenir aux origines de l’image – du principe même de toute image – pour montrer en quoi les premiers dispositifs "légendaires" à l’origine de la peinture (parmi lesquels le miroir de Narcisse, mais également le dispositif inventé par la fille du potier de Sicyone qui, selon Pline l’Ancien, aurait tracé sur un mur les contours de l’ombre projetée du corps de son amant) contiennent en germe les principes de la photo et de la vidéo. La thèse défendue est que la photo et la vidéo, en tant que régimes d’images, prennent leur source dans des "scènes primitives" largement antérieures à leurs apparitions effectives en tant que technologies (le geste décisif de la jeune femme de Sicyone, par exemple, anticipe les techniques d’images à venir dans la mesure où il consiste, déjà, à "fixer" sur un plan récepteur une image obtenue par une projection lumineuse, qui manifeste la présence ponctuelle de son "modèle").

L’approche de la photo et de la vidéo par le biais de ces "scènes primitives" permet dès lors de les définir et de les comprendre à nouveaux frais, en les reliant à la catégorie conceptuelle de l’index : la photographie et l’art vidéo sont conçus comme "deux formes de pensée artistique qui renouent, en tant que pratiques indiciaires, avec la forme théorique de la peinture saisie dans son moment "originaire" ", c’est-à-dire dans le fantasme de son origine, travaillé par la question de la présence et de la contiguïté du référent (de l’empreinte, de la trace), tout autant, sinon davantage, que par la question de la ressemblance. Parmi les points d’aboutissement contemporains de cette histoire parallèle des images-index, on trouve notamment les dispositifs vidéo en circuit fermé (qui simultanéisent l’enregistrement d’un corps par la caméra et sa visualisation sur un écran), qui tentent de s’approcher au plus près de cet "idéal inaccessible qui nous a été donné comme l’Origine de la peinture : la représentation de sa propre ombre".

Se situant à un haut niveau de conceptualisation, la réflexion de Philippe Dubois n’est pour autant jamais abstraite ou désincarnée : cette histoire parallèle des images (qui est en même temps une véritable histoire des techniques d’images) a affaire avec des catégories telles que le désir amoureux, le manque, l’inquiétude existentielle, le rapport à la transcendance, etc. L’étude analytique et théorique des formes est toujours raccordée à celle de leurs significations immédiates, toujours en prise avec les grandes émotions humaines, avec ces énergies et ces affects qui nous propulsent chaque jour au cœur du monde. On peut citer, à titre d’exemple, le beau commentaire qu’effectue l’auteur sur le récit par Pline l’Ancien du geste de la jeune femme de Sicyone :

"Les circonstances amoureuses dans lesquelles se déroule cette histoire mythique de la naissance de la peinture, et qui la motivent directement, ne sont évidemment pas innocentes. Il est clair en particulier que cela indique une évidente congruence entre désir et index. Ce que la fable pose finalement, c’est qu’au regard du désir, la représentation ne vaut pas tant comme ressemblance que comme trace. Pour l’amante qui cherche à conjurer l’absence imminente de celui qu’elle aime (comme on sait, il n’y a de désir que sur fond de manque), l’important est de trouver une chose qui émane directement de lui, qui soit le témoignage de la présence réelle du corps référentiel. La proximité physique qui définit le statut spécifique de l’index correspond tout à fait aux exigences de la relation amoureuse. La leçon de la fable est bien celle-ci : la mimesis vient après la contiguïté, le désir passe d’abord par la métonymie et la peinture naît index parce que le désir la fonde."

Il en va de même pour la fable de Narcisse telle qu’elle est relatée par Philostrate (comme un principe d’adhérence concrète du sujet à lui-même comme représentation), qui met en lumière, selon l’auteur, l’essence narcissique de tout rapport à l’image : regarder une image, c’est toujours s’y reconnaître. Se reconnaître dans l’image que l’on contemple : la "question vidéo" se révèlera à cet égard, tout au long du livre, comme une porte d’entrée idéale vers certaines questions esthétiques de toujours (la fonction mimétique de la figuration, le rapport du spectateur à la matière des images, etc.), qu’elle permet de réactiver à nouveaux frais ; car la "question vidéo" est aussi une manière de se confronter, par les images, aux éléments tragiques de la condition humaine (par exemple, le rapport à l’enfance perdue).

Mais l’image qui (nous) "réfléchit" est aussi une image qui "pense". Sur ce point, la familiarité de l’auteur avec la discipline ancestrale de l’ekphrasis (art rhétorique visant à la description verbale la plus "vivante" possible des œuvres d’art), qui l’amène d’ailleurs à dialoguer régulièrement avec les plus grands textes issus de cette tradition, le conduit à souligner avec bonheur le lien à la pensée qui se tisse à partir des bandes ou des installations vidéo qui "constituent, en elles-mêmes, d’authentiques machines théoriques, des dispositifs métacritiques qui produisent par eux-mêmes leur propre pensée". Ce parti pris méthodologique fait de l’"ekphrasis vidéographique" une véritable discipline autonome : à condition d’être indissociable d’un véritable investissement – non seulement intellectuel, mais également physique, perceptif, émotionnel – de la part de l’analyste, la description de telles œuvres constitue en elle-même leur propre commentaire analytique et théorique ; autrement dit, l’action de décrire engage une théorisation en acte qui donne à lire ce que l’œuvre "pense" par son agencement, en même temps qu’elle révèle la puissance symbolique de la dite-œuvre, ainsi que sa faculté à rencontrer notre corps et notre imaginaire de spectateur-visiteur.

Prolongée par un style d’écriture vivant et imagé, cette méthode a pour effet de résoudre, en grande partie, un des problèmes récurrents propre à l’analyse de ce que l’on nomme une "installation" (et qui, chez certains autres exégètes, rend hélas cette étape de l’analyse pour le moins aride et fastidieuse) : je veux parler de la difficulté éventuelle du lecteur de l’étude à se "représenter" l’œuvre dans toute ses dimensions – chaque installation ayant pour particularité d’inventer son propre dispositif. Sur ce point, il faut noter que la méthode d’accompagnement des œuvres vers leur propre "pensée" proposée par Dubois, en plus de rendre l’étape analytique pénétrante et vibrante d’enjeux, se double d’un questionnement approfondi sur les dispositifs producteurs d’images, saisis dans leurs profondeurs techniques et ontologiques. C’est, pour le dire autrement, à partir des œuvres elles-mêmes que l’on peut réellement penser les dispositifs.

 

L'image et le dispositif : technologie, humanisme et création

On comprend, à cet égard, que Philippe Dubois préfère parler de "dernières technologies" plutôt que de "nouvelles technologies", au motif que la soi-disant "nouveauté" des images les plus récentes est essentiellement, selon lui, un "effet de langage", un "discours d’escorte" porteur d’une "idéologie de la rupture", "le lieu privilégié [d’une] "intention révolutionnaire" qui se révèle à l’examen […] inversement proportionnelle à sa prétention". On touche là à une des thèses les plus régulièrement défendues par l’auteur, notamment dans le contexte de ce que l’on nomme souvent (et hâtivement) la "révolution numérique" : cette thèse veut que "les dernières technologies d’images n’ont […] guère fait autre chose que de remettre à l’ordre du jour d’anciennes questions de représentation, réactualisant (dans un sens pas toujours novateur) de vieux enjeux de figuration" (la mimesis, la question du réel, la place du spectateur, le jeu avec la matière, etc.).

Dans les œuvres vidéo qu’il décrit et interprète, l’auteur cherche toujours, derrière le talent individuel des artistes, à s’emparer de ce qui constitue le "génie" du médium lui-même : on ne peut pas, écrit-il, "penser une image en dehors de l’acte qui la fait être". A cet égard, il réfute l’opposition fondatrice, "qu’on a voulue et organisée comme irréductible", entre image et dispositif. Pour penser la vidéo, il préconise au contraire de penser ensemble l’image et le dispositif, et même plus : de "penser l’image comme dispositif [par exemple Global Groove de Nam June Paik, image-présence fondée sur le multiple et la vitesse de "l’être-vidéo"] et le dispositif comme image [par exemple Suspension of disbelief de Gary Hill, installation vidéo où le dispositif finit par "faire image"]". Cette proposition théorique trouve, là encore, à se nourrir d’une vaste réflexion historique sur la nature esthétique et technique des images.

Ainsi, en faisant la généalogie de la "machinisation" progressive de la fabrication des images (depuis les dispositifs optiques de la Renaissance jusqu’à l’image de synthèse informatique, en passant par la photographie, le cinéma et la télévision), l’auteur souligne que les étapes successives de cette machinisation ont souvent été perçues comme une perte d’humanisme, et donc d’artisticité. Pourtant, "l’évolution du machinique d’une part (c’est-à-dire l’histoire des technologies) et la question de l’humanisme ou de l’artisticité (c'est-à-dire la question esthétique) d’autre part sont deux choses bien distinctes, [et] l’essor de l’une n’est pas nécessairement corrélé à la progression (ou régression) de l’autre". Par ailleurs, l’examen de la vaste histoire des images montre que la question du rapport machinisme/humanisme n’est pas à lire au sens d’une progression continue (de plus en plus de machine, de moins en moins d’humain), mais au sens d’une tension dialectique permanente, qui, "toujours élastique, fait la vraie part d’invention des dispositifs, où l’esthétique et le technologique peuvent se rejoindre".

Si l’on revient dans cette perspective sur l’image informatique, on remarque que loin de constituer une pure nouveauté, elle vient au contraire, dans son principe-même, se réinscrire au point de départ de toutes les images, au sens où elle engendre elle-même son propre Réel – indépendamment du Réel préalable et extérieur à elles-mêmes que les précédentes machines à image s’efforçaient, le plus souvent, de reproduire. Le constat selon lequel "la plupart des images de synthèse, alors qu’elles pourraient inventer des figures visuelles totalement inédites, jamais vues, s’efforcent au contraire de re-produire des images déjà là, des objets connus du monde", s’inscrit dans cette réflexion comme un paradoxe, riche en enjeux pour la pensée contemporaine.

Il en va de même pour la dialectique ressemblance/dissemblance, pour laquelle l’examen historique des dispositifs producteurs d’images dément l’idée d’un progrès continu en direction d’une reproduction toujours plus fidèle du monde. Cela, parce qu’avant d’être posée en termes technologiques, la question doit être posée en termes esthétiques : au fond, tout dispositif permet, avec ses moyens spécifiques, de jouer avec cette dialectique. La question devient alors celle d’un rapport métaphysique à la Réalité (chez Barthes dans la photographie, chez Bazin dans le cinéma) qui, en englobant la portée quasi-épiphanique de la trace (le fameux "ça a été"), excède de loin la question de la seule "ressemblance"  au sens mimétique. A la faveur de ce saut théorique et existentiel, c’est tout notre rapport aux images qui se reconfigure, en accueillant les multiples façons dont les dispositifs producteurs d’image fabriquent, en dépit de leurs potentiels respectifs de reproduction mimétique, des stratégies de dissemblance, d’informe, de défiguration.

 

La vidéo au coeur des images

Si la théorie ontologique n’est pas en mesure de donner de réponse satisfaisante à la "question vidéo", c’est essentiellement en raison du caractère multiple et volatile de l’objet-vidéo. ""La vidéo" – que l’on parle d’elle comme une image ou comme un dispositif – ne cesse de nous glisser entre les doigts, comme du sable, à chaque fois qu’on entend la ressaisir dans une forme stable." Il n’y a pas de spécificité en nature à "la vidéo", car la vidéo n’est pas un "objet" (une chose en soi, un corps propre). Ce que la vidéo est, avant tout, c’est "un "état" (expérimental), un état du regard et du visible, une manière d’être des images (…), une forme qui pense". A la "question vidéo", il ne s’agit donc pas, au fond, de fournir une "réponse" (comme on répond à un problème mathématique par exemple) ; il s’agit, au contraire, en suivant les artistes qui réfléchissent en vidéo sur l’image et ses diverses formes de présence visuelle, de déployer tous les enjeux contenus dans la question. Ces derniers permettent en effet de voir circuler, et de réfléchir, la majeure partie des problèmes d’images posés dans notre civilisation.

Cela concerne les images de la télévision, qui présentent la particularité de partager leur être électronique avec celles de la vidéo. Cela fait de cette dernière, lorsque des artistes au discours méta-critique (Bill Viola, Richard Serra, David Hall, Jean-Luc Godard) s’en emparent et la mobilisent dans cette direction, "l’autre de la télévision", c'est-à-dire "une manière de penser la télévision avec ses propres formes, […] comme image et comme dispositif", voire de retourner les procédures télévisuelles contre elles-mêmes. La vidéo est dès lors considérée comme outil fondamental de "réflexion", non plus seulement sur mais de la télévision. La vidéo est également un outil de "réflexion" du cinéma : ici ce n’est pas la ressemblance des images qui joue, mais au contraire leur dissemblance, la vidéo étant une "image sale striée et instable" à l’opposé de l’image propre du cinéma, avec laquelle elle entre en rapport dialectique. Au fond, quel que soit le médium référent auquel la vidéo se confronte, et quel que soit le rapport technique et esthétique qu’elle entretient avec lui, le même constat demeure : la vidéo n’est pas seulement l’instrument de la pensée des artistes, elle est la forme même de leur pensée.

C’est surtout la diversité des formes d’interaction entre la vidéo et le cinéma qui retient l’attention de l’auteur. Cela implique : d’abord, l’incorporation de dispositifs vidéo dans les films (depuis Les Mille Yeux du docteur Mabuse et son dispositif de surveillance panoptique, revisité à l’aune de Bentham et du mythe de Saint-Thomas, jusqu’à Videodrome de Cronenberg ou Benny’s Video de Haneke) ; ensuite, la manière dont certains cinéastes se sont servis de la vidéo pour réfléchir (sur) le cinéma (Scénario du film Passion de Jean-Luc Godard) ; enfin, la façon dont les œuvres vidéo se sont nourries de la "grande forme" cinématographique – parfois pour lui rendre hommage (le cinéma comme figure d’origine, moment de rencontre avec l’image première, chez Jean-André Fieschi ou Thierry Kuntzel), parfois pour la vampiriser (recyclage, parodie, etc.), parfois pour la soutenir (la vidéo pour exacerber les puissances plastiques du cinéma, ou pour "penser ce que le cinéma crée"), parfois pour la critiquer.

Cela va jusqu’au rêve (encore inabouti, malgré des tentatives passionnantes) d’une œuvre audiovisuelle qui mêlerait indistinctement le cinéma et la vidéo, et qui a suscité plusieurs expériences "extrêmes" à leur façon : We can’t go home again de Nicholas Ray, Nick’s Movie de Wim Wenders, Numéro deux de Jean-Luc Godard, Le Mystère d’Oberwald de Michelangelo Antonioni, etc. Des expériences qui sont, pour l’essentiel, demeurées lettres mortes, comme si elles annonçaient à chaque fois le terme d’un parcours (au sein des images) plutôt qu’un commencement. L’auteur administre ici la preuve de sa capacité à théoriser aussi bien à partir de chefs d’œuvre reconnus qu’à partir de demi-échecs passionnants par les questions qu’ils posent aux images et aux techniques : ces derniers constituent pour lui des films-matrices, des supports idéaux pour la pensée des images, et c’est à ce titre qu’on les retrouve d’article en article, à divers moments de l’ouvrage.

Judicieusement placé au centre du livre, l’incontournable article "Cinéma et vidéo : correspondances, montages, incorporations" (coécrit avec Marc-Emmanuel Mélon et Colette Dubois, et initialement paru dans la fameuse revue Communications en 1988) en constitue la pierre de touche. Réactivant le geste de "pliage" historique et théorique du premier article (au risque, du reste parfaitement assumé, de l’"anachronisme"), ce texte-fleuve est bâti sur l’hypothèse que "la vidéo"(au sens conceptuel) était dans le fond déjà au travail bien avant son apparition technique, en particulier dans certaines recherches du cinéma des années 1920 (dans les pensées formelles d’Epstein, Vertov, Gance, et tant d’autres, sur le ralenti, la surimpression, l’écran divisé, la vue aérienne, les mouvements d’appareil, le direct, le temps duratif continu, etc.). Cet article vient clore les deux premières parties de l’ouvrage ("Vidéo et théorie des images" et "Cinéma et vidéo"), qui sont, par leur ampleur théorique, les plus déterminantes. Quant au geste critique des deux dernières parties ("Jean-Luc Godard" et "Vidéo et art contemporain"), s'il concentre le questionnement général sur des objets en apparence plus restreints, il ouvre à partir d’eux de nouvelles et passionnantes pistes de réflexion.

Représentant, selon l’auteur, le cinéaste qui a poussé le plus loin la question de la mutation des images, Jean-Luc Godard a, à partir des années 1970, fait de la vidéo l’outil fondamental d’un rapport existentiel au cinéma, et par-delà, au monde entier (pensé comme image, comme mémoire et comme histoire). Plus que pour quiconque, la vidéo semble être pour lui "une forme de regard et de pensée qui fonctionne en continu et en direct à propos de toute chose", une forme-essai "qui permet d’écrire avec des images et des sons, mais en direct avec sa pensée". En un temps où la télévision a, comme on le dit souvent, "gagné la bataille des images", au moment historique où elle a recouvert de son flux indifférencié l’évènement lié à la perception des images, la vidéo constitue pour Godard "une façon de respirer en images, de respirer avec elles". Elle est une façon de se réapproprier les images, de les décomposer analytiquement et de les recomposer plastiquement, bref d’en restaurer, de façon à la fois organique et cérébrale, la portée et la complexité, et de les re-constituer comme événements pour le regard (ainsi des fameux ralentis vidéo de Sauve qui peut (la vie), qui retrouvent, avec l’idée des différents "mondes" contenus dans le mouvement, le pouvoir de sidération des chronophotographies d’Etienne-Jules Marey). Ayant exploré toutes les dimensions possibles du rapport entre vidéo et cinéma, au point d’incarner quasiment à lui seul la "question vidéo", Godard les a ainsi portées à leur point culminant dans "ce Monument inégalable que sont les Histoire(s) du cinéma".

La dernière partie, qui examine les rapports entre vidéo et art contemporain, s’inscrit explicitement dans le courant de pensée très actuel autour du cinéma "élargi", et plus précisément du "cinéma d’exposition" : à savoir "toutes ces démarches d’artistes qui, soit utilisent directement le matériau film dans leur œuvre plastique, soit inventent des formes de présentation qui font penser ou s’inspirent d’effets et de formes cinématographiques (…), tout en bousculant plus ou moins fortement le rituel classique de la réception du film (…)", et pour lesquelles la vidéo constitue l’instrument essentiel.

 

En conclusion

Très richement illustré (comme il est de coutume pour les livres sur le cinéma édités par Yellow Now) et proposant, par la mise en page, de fructueuses mises en relation d’images tirées de contextes très divers (les "mains négatives" de Lascaux côtoient par exemple les Rayographies de Man Ray ou les Photogrammes de Moholy-Nagy, ces photographies réalisées sans appareil photo, en prenant directement l’empreinte lumineuse d’objets opaques disposés sur du papier sensible), l’ouvrage est d’une lecture continuellement soutenue et stimulante, notamment portée par l’étonnante faculté de l’auteur (qui a conscience qu’il réfléchit avec très peu de recul historique, on pourrait dire "sans filet", sur un phénomène d’images qu’il observe et commente quasiment en temps réel) à fournir "clefs en mains" le recul sur sa propre théorie.

On insistera également sur la force et la pertinence de son style d’écriture, qui joue un grand rôle dans la communication au lecteur d’une pensée parfois ardue. À l’heure où les recherches universitaires sur le cinéma ont tendance à faire la chasse – sous couvert d’une "scientificité" trop souvent confondue avec l’application stricte de critères de vérifiabilité importés des sciences de la nature – à toutes les marques de subjectivité du chercheur comme à tous les "effets" d'écriture pourtant nécessaires pour décrire le lien (sensoriel, émotif, intellectuel) qui nous unit aux images, il est bon de lire un ouvrage d’une telle rigueur méthodologique (réellement inattaquable sur ce point) au sein duquel la sensibilité personnelle de l’auteur est à ce point palpable, portée par un style imagé, évocateur, souvent jubilatoire. D’autant plus que l’auteur n’enferme jamais son propos dans des barreaux théoriques : les références convoquées, y compris les plus prestigieuses, le sont toutes dans la perspective d’un dialogue, d’un aller-retour permanent entre les concepts et les œuvres, qui échafaude des pistes précieuses pour la compréhension de notre monde d’images, tout en laissant globalement ouverte, et brûlante, la question des images en général. On a ici, tout simplement, accès une (véritable) pensée en mouvement, sur (et pour) des images en mouvement