Un ouvrage de philosophie esthétique très orginal, remarquablement écrit et puissamment suggestif, sur les manières végétales de faire des mondes.

"Pour nous libérer, libérons la fleur" écrivait Francis Ponge dans un texte assez bref intitulé "L’opinion changée quant aux fleurs"   qui aurait pu servir d’exergue au beau livre que publie Thierry Marin entièrement dédié à une réflexion philosophique sur ce qu’il appelle les manières végétales de faire des mondes. Et Francis Ponge de poursuivre : "Changeons d’opinion quant à elle. Hors de cet involucre : le concept qu’elle devint. Par quelque révolution dévolutive, rendons-la, sauve de toute définition, à ce qu’elle est. Mais quoi donc ? – Bien évidemment : un conceptacle".

De quoi la fleur doit-elle être sauvée ? D’abord et avant tout de l’oubli. Car c’est un fait que les plantes, de manière générale, occupent la place d’un impensé profond dans notre civilisation. Dans le long et laborieux travail de définition de l’humanité, la plante n’aura jamais joué le rôle, dévolu à l’animal, de ce double (ou plus exactement : ce faux double ou ce mauvais double) par la distinction duquel se détermine le propre de l’homme. Comme le dit Thierry Marin : "La plante (…) n’entre pas dans la paire d’une structure ou d’un paradigme"   . Est-ce à dire pour autant que la plante a été purement et simplement forclose de la philosophie ? Certes pas puisque quelques grands philosophes lui ont notoirement réservé une place  de choix dans leur système – l’on songe ici bien sûr à Leibniz et à Hegel ; mais il est remarquable que quelque chose de la plante résiste à la conceptualisation, à telle enseigne qu’elle devient même l’adversaire redoutable du concept, comme c’est le cas chez Hegel ainsi que le montre Thierry Marin en des pages lumineuses   .

Mais il ne suffit pas de dire que les plantes ont été oubliées dans l’histoire de la pensée : elles ont été encore refoulées et écartées, et c’est cet événement du retirement des plantes du champ de la pensée que décrit Thierry Marin sous le nom de "bataille des plantes" ou de "guerre des fleurs", en désignant par là la guerre qui marqua le christianisme et l’ensemble du Moyen Age contre le paganisme végétal, qui fit des plantes des êtres dignes de peu d’intérêt   . Seule la juste compréhension de la guerre lancée par le christianisme contre les végétalies païennes peut permettre de comprendre ce que l’architecture gothique a pu avoir, en son temps, de proprement révolutionnaire, en ce qu’elle a fait remonter des profondeurs les plantes que le christianisme a ensevelies avec l’acharnement le plus tenace.

Cette dernière thèse – décisive – est sans doute celle qui permettra le mieux de comprendre le projet que conduit Thierry Marin dans ce livre très original, superbement écrit et puissamment suggestif. L’idée d’associer le gothique et le végétal, la comparaison des cathédrales gothiques avec des grandes fleurs de pierre, ne sont certes pas nouvelles, et ont été développées tout à loisir par Viollet-le-Duc ainsi que par Proust. Mais, comme le dit à juste titre l’auteur, elle n’est souvent restée qu’une vague métaphore et n’a jamais été prise au sérieux dans ses implications plus vastes. Car ce que la cathédrale gothique imite dans le monde végétal, ce ne sont pas les configurations végétales elles-mêmes, mais les manières de faire des mondes végétales, c’est-à-dire les puissances de la nature naturante, les forces de surrection et de germination caractéristiques des plantes. Si donc il est possible de parler d’une esthétique végétale, ce n’est pas au sens (trop large) d’une conception de l’esthétique comme ensemble des rapports au sensible dont l’art ne serait qu’un cas particulier, ni au sens (trop restreint) d’un agencement spécifique des relations entre artistes, commanditaires ou acheteurs et spectateurs, et surtout de l’invention de lieux et de moments consacrés à l’observation à la fois passionnée et désintéressée de l’œuvre d’art, mais au sens d’un esthétique comprise comme geste singulier de l’art inventant des propositions de mondes, ce que l’auteur appelle, en une référence à Aristote et à Ricoeur, des "mises en intrigue esthétiques du monde", des expériences faites sur le monde donné pour créer des mondes nouveaux   .

C’est ce projet général d’une esthétique végétale que l’auteur met en œuvre dans les trois grandes parties qui articulent son ouvrage.

L’art gothique comme capture des forces végétales

Dans la première partie, au ras des herbes et de la singularité des gestes de l’art gothique, il travaille à une capture des forces de germination, de la syntaxe de l’éclosion et de la géorythmie fractale des forces naturelles, pour rendre compte de l’esthétique gothique, en lieu et place de la géométrie classique des formes qui a longtemps servi de référence unique dans cette perspective. Le pari de la fécondité de l’hypothèse végétale n’est pas tant de montrer que les plantes ont pu être des motifs d’inspiration pour des œuvres d’art, que de témoigner qu’elles ont été et sont encore des germes qui rendent perceptibles des forces qui ne l’étaient pas encore.

C’est l’histoire de la mutation de la sensibilité qui s’est produite à la fin du Moyen Age que raconte dans les premiers chapitres Thierry Marin, dans lesquels ce dernier s’emploi à montrer comment le regard a fini par percevoir le monde naturel pour lui-même, c’est-à-dire non plus comme symbole d’une nature déchue ou en attente de sa rédemption, mais comme un spectacle tenant sa consistance de l’agencement de ses propres ressources. Le monde perd sa structure de renvoi signitif qu’il possédait dans l’ancienne conception symbolique du monde comme livre à déchiffrer. En schématisant à l’extrême, l’on pourrait dire que la fin du Moyen Age est le théâtre de la substitution d’un modèle vertical (ou transcendant) à un modèle horizontal (ou immanent). Les êtres vivants et les plantes ne sont plus les signes de vérités supérieures : ils captent à leur profit les regards et les subjuguent par leurs beautés immanentes. La cathédrale gothique déploie précisément cette conception de l’apparence comme apparence, de l’apparence-manifestation évinçant peu à peu l’apparence-voile.

Mais de quoi au juste la cathédrale est-elle l’apparence ? Des différentes formes végétales, des différentes parties des plantes, de leurs morphologies, des multiples manières de se ramifier, des différentes modalités d’inflorescence, des variétés de nervure et des indentations, des divers renflements de bourgeons ? Sans doute les bâtisseurs des cathédrales ont-ils admiré le monde végétal pour ces raisons. Mais, comme le montre de manière très convaincante Thierry Marin, le projet neuf des artistes gothiques visait bien plutôt à sculpter dans la pierre les forces de croissance et de germination à l’œuvre dans les poussées végétales – des forces, donc, et non pas tant des formes. La cathédrale gothique ne semble pas attirée par le dessin ou le tracé des belles formes ou des contours déterminés, comme l’était l’art grec et comme le rêvera l’architecture de la Renaissance italienne, elle apparaît plutôt aimantée par le désir de capter et capturer des forces, des dynamismes, des poussées, des croissances, des germinations, des ramifications, des processus. Cette capture des forces n’est pas une volonté d’abstraction ou de transcendance par rapport aux formes observées, comme le serait le geste de stylisation géométrique, mais bien le dépassement des belles formes vers le dynamisme profond qui les anime et les fait croître. Comme le dit Viollet-le-Duc : les artistes gothiques "ont observé comment procède la nature et ils procèdent comme elle"   .

Ce sont ces forces qu’ils laissent être et se déployer dans la beauté et la puissance de leur épanouissement : les forces de surrection verticale et de montée vers la lumière (Hegel témoignera, dans son Esthétique, de la fascination que lui inspire le modèle végétal du verticalisme solaire des cathédrales), la force de poussée par le milieu ou radialité vivante (Proust aura été très sensible à la manifestation de ce type de force dans l’esthétique des cathédrales), la force de ramification (Goethe est peut-être le premier à la détecter pour en recomposer les effets dans la cathédrale de Strasbourg), la force d’explosion et de bourgeonnement floral (Ponge est par excellence le poète qui aura su le mieux exalter la force d’explosion comme dynamisme).    

Formation cristalline, forme animale et force végétale de l’art

Dans la seconde partie, l’auteur teste la fécondité de l’hypothèse de la métaphore végétale pour reconfigurer l’esthétique en proposant l’invention d’un tiers élément – tiers exclu de toutes les dichotomies de l’esthétique comme discours sur l’art, poussant entre la formation cristalline et la forme animale : une force végétale de l’art.

Pour comprendre cette nouvelle thèse, il faut suivre Thierry Marin dans la déconstruction qu’il propose du dualisme hiérarchique de la forme et de la matière qui constitue, selon lui, le schème prédominant de perception et de pensée responsable du maintien dans l’invisibilité des nouvelles forces de croissance végétale. Ainsi que le montre l’auteur, de l’Antiquité grecque jusqu’à Kant, la thématique de l’imitation de la nature est restée prise dans la tenaille de l’antithèse disjoignant la forme et la matière – "le ciel euphorique de la forme à visage divin ou humain et la terre dysphorique de la matière ou de la simple nature impuissante"   . L’imitation de la nature s’est toujours donnée pur objectif d’être, non pas la copie servile de la matière, mais l’œuvre d’une idéalisation opérant par une forme ou une idée. C’est toujours la forme du beau qui dompte la matière, impuissante, opaque, ténébreuse, irrégulière, incapable de trouver consistance par elle-même.    

L’esthétique végétale gothique, et c’est en cela qu’elle manifeste sa radicale originalité, ne monte ni ne descend aux extrêmes sur une seule échelle verticale, elle se loge au milieu, dans l’entre-deux des choses. Elle n’est pas une esthétique de la forme (une esthétique organico-animale où la forme humaine du cerveau se donne  une matière pour la dompter), ni une esthétique de la matière (unes esthétique de la formation cristalline qui tenterait de défaire la forme par une matière informelle et déliée), elle est une esthétique des forces et des énergies déployées dans le processus naturel du monde (une infra-esthétique des puissances virtuelles de la nature).

Parmi les penseurs qui ont été le plus sensibles à la nouveauté de cette tierce esthétique de puissance végétale résolument anti-kantienne (il faut lire sur ce point les pages passionnantes que Thierry Marin consacre à la critique de l’esthétique kantienne   ), l’auteur cite Worringer, Caillois, Wölflin, Focillon et surtout Deleuze – le Deleuze qui décrit si bien le jeu des forces de déformation et de dissipation du visage humain à l’œuvre chez Bacon, mais aussi le Deleuze qui, dans Mille Plateaux, propose une généalogie des puissances cosmiques de l’art, empruntant à Paul Klee cette idée que l’art doit décoller de terre par poussées pour s’élever au-dessus d’elle et se brancher sur les forces cosmiques, en chevauchant des forces centrifuges qui triomphent de la pesanteur. L’art n’imite pas la nature, mais l’acte de la nature dans le processus de sa production, les opérations mêmes de la physis, sans se poser en relation d’extériorité mais en glissant entre les choses, au ras des herbes, sans descente dans la matière imparfaite ni montée au surplomb solaire. 

L’arabesque musulmane

Dans la troisième partie, enfin, Thierry Marin éprouve la fécondité de l’hypothèse végétale à travers une autre singularité : l’arabesque musulmane. Selon lui, dans l’art de l’arabesque islamique s’exprime, comme nulle part ailleurs avec un tel éclat, l’idée, fort bien élucidée par Focillon, que l’ornement n’est pas un graphisme abstrait évoluant dans un espace quelconque, mais que la forme ornementale crée ses propres modes de l’espace, qu’elle est emportée par des poussées à dominantes végétales, entraînant dans leurs volutes géométrie et calligraphie.    

La thèse de Thierry Marin, dans ce chapitre, est que l’on aurait grand tort de croire que l’art islamique des arabesques végétales n’aurait été pratiqué avec une telle ampleur que parce que les plantes, considérées comme des êtres inanimés dans le Coran, auraient permis à un sentiment artistique de se déployer sans enfreindre l’interdit de la figuration. Il apparaît en fait que cette fonction secondaire de pis-aller a été vite évincée par une fonction ornementale de pervasivité généralisée, placée sous une tonalité franchement végétale où une métaphore fondamentale est envisagée d’abord comme une simple hypothèse heuristique, puis continuée dans toutes ses conséquences. A terme, s’élabore ainsi un monde végétal configuré par le seul déploiement de formes et de forces de germination et de ramification. L’hypothèse lancée par l’arabesque musulmane est qu’un monde peut se construire par le seul déploiement de forces végétales.     

L’auteur s’efforce alors de préciser la corrélation entre certains types de forces et d’impulsions végétales et les caractéristiques les plus frappantes de l’arabesque islamique : la planéité foliaire (i.e. la croissance des surfaces au détriment de l’occupation des volumes), l’apparence florale (i.e. l’autotélisme ou l’autoconsistance des formes et des lignes), la pervasivité généralisée (i.e. la prolifération interne par fractalisation), l’expansion germinale (i.e. la modulation à toutes les échelles de germes vécus comme virtualités denses), la métamorphose généralisée (i.e. l’échange réciproque entre géométrie, épigraphie et plantes), la dissémination externe (i.e. l’envahissement par les végétaux des espaces qui ne leur étaient pas destinés), et les chevauchements et fouillis végétaux (i.e. la superposition des structures déployant une logique de la coexistence et de la simultanéité).

Il est impossible dans les limites de ce compte rendu de donner un juste aperçu de la richesse de ces pages consacrées à une analyse détaillée de l’arabesque musulmane, où l’ampleur de la culture artistique de l’auteur et la force de conceptualisation dont il fait montre d’un bout à l’autre de l’ouvrage font ici particulièrement merveille. Si l’on regrette l’absence de toute iconographie dans ce livre de philosophie esthétique qui ne cesse de renvoyer à la figuration des forces germinales et à leurs manières de faire monde, cette lacune (qui n’est probablement pas du fait de l’auteur) constitue bien la seule réserve que peut inspirer un ouvrage à tous égards remarquable