Quelle place pour la France dans le monde du renseignement globalisé ?

L'affaire Merah et les polémiques qu'elle génère masquent par leurs sensationnalismes combien les plus hautes autorités de l'État se sont attelées à (re)définir le cadre d'action des services de renseignement. Rien de totalement surprenant puisque plusieurs proches de François Hollande s'étaient attachés, dès la campagne présidentielle, à une réflexion sur les inflexions à donner à la politique publique du renseignement   .

La concomitance de ces essais montre que la gauche de gouvernement a non seulement dépassé sa défiance ancienne vis-à-vis des institutions de la communauté du renseignement et de ses personnels mais qu'elle entend consolider aujourd'hui juridiquement, financièrement et institutionnellement un outil indispensable à la sécurité nationale et de l'Union européenne.
Les réformes s'esquissent tant dans les cercles du pouvoir exécutif que législatif. Les travaux de la Commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, présidée par Jean-Marie Guéhenno, préciseront les fonctions stratégiques d'information et d'anticipation mais aussi les moyens qui leurs seront dédiés car ce sont des outils essentiels à la lutte contre le terrorisme transnational et la prolifération des armes de destruction massive mais aussi pour une gestion optimale des crises internationales. Les parlementaires ne sont pas en reste en termes de propositions. Ils multiplient les auditions à cette fin. Il est vrai que dans une démocratie, les actions de la communauté du renseignement sont indissociables de l'État de droit. Le corollaire du renforcement de leurs moyens est celui du contrôle et de la transparence. C'est pourquoi la commission des lois de l'Assemblée nationale s’interroge à l'occasion d'une mission parlementaire - elle rendra ses conclusions en avril-mai 2013 - sur le cadre dans lequel les activités de renseignement se déroulent et sur la manière dont elles sont coordonnées ou contrôlées.

L'intelligence économique est-elle de l'espionnage ? 

Si les objectifs militaires et de police de la communauté du renseignement ne font guère débat, il n'en est pas de même pour les questions économiques. Première question sémantique : l'intelligence économique doit-elle être considérée comme une activité d'espionnage ? Le terme a fait florès ces dernières années au point d'avoir depuis peu, à l'initiative de la Délégation interministérielle à l’intelligence économique, son Guide du Routard   mais la plupart des responsables du secteur le conteste. Ils soulignent, en effet, qu'ils agissent, dans un cadre légal, de dispositifs de veille, d'actions d'influence ou encore de sécurisation des patrimoines industriels des entreprises. Ils ne sauraient donc être considérés comme des barbouzes. Mais, en temps de "guerre économique", l'ex-chef de l'Office Central de Répression du Banditisme (OCRB), Charles Pellegrini, ne s'embarrasse pas d'un tel distinguo. Il en veut d'ailleurs pour preuve les modes d'action de la guerre économique. Certaines entreprises n'hésitent pas à avoir des "implants" chez leurs concurrents et à récupérer des information sensibles y compris de manière illégale. Les agences de publicité, les imprimeries, les entreprises d'intérim, de gardiennage et de nettoyage sont ainsi particulièrement visées. Dans ce contexte, même s'il est juge et partie, l'ex-commissaire divisionnaire qui dirige depuis plusieurs années une société d'analyse risques (CPM/CP2M), appelle au nom de l'intérêt général à une meilleure articulation des espionnages "public" et privé". L'ex-officier de l'infanterie de marine prône, ni plus ni moins, une "compétitivité de combat".

La question est donc de savoir jusqu'où l'État doit pousser l'aide apportée aux entreprises nationales pour déjouer les pratiques déloyales des sociétés étrangères sur le sol national et aux quatre coins du monde. Nos partenaires jusqu'au cœur de l'Europe nous soupçonnent d'aller déjà très loin en la matière, faut-il donc se montrer plus ambitieux encore ? Une chose est sûre, nos alliés ne sont pas en reste pour soutenir leurs entrepreneurs, les services de renseignement allemand (BND) ou japonais ont d'ailleurs la réputation d'être des plus efficaces. Pour autant, à l'heure où la France ne cesse de perdre des parts de marchés à l'export, les synergies public-privé ne doivent-elles pas s'imposer à tous ? Y parvenir, n'est pas pour autant si simple !

Les services de renseignement français sont handicapés par la prégnance de leur culture d'origine militaire. Ils ont également des difficultés à travailler ensemble, même si la DGSE et la DCRI coopèrent dorénavant plus étroitement. Les carences à colmater ne sont pas propres aux services publics. Des synergies sont à créer entre les entreprises privées. Premier écueil à dépasser : les dirigeants des entreprises nationales n'ont pris que tardivement conscience de la mondialisation et de ses effets. En outre, selon C. Pellegrini, ils vivent dans une culture commerciale moins agressive que certains de nos concurrents. Il y aurait donc des réticences culturelles profondes à user de l'espionnage économique. En conséquence, l'intelligence économique à la française se limite trop souvent à de la veille, à une action passive et à la production d'informations descriptives à partir de sources ouvertes alors même que celles-ci ne sont pas imperméables à la désinformation.

Enfin, consolider les opérateurs d'intelligence économique nationaux est d'autant plus ardu qu'il est très simple de faire appel ponctuellement à d'anciens cadres des services rémunérés modestement. Plus embarrassant, il persiste un manque de confiance des grandes entreprises françaises dans la capacité des cabinets nationaux à conduire des enquêtes hors des frontières. Ils ne sont pourtant pas si récents dans le métier. François Vidocq n'a-t-il pas créé, dès 1832, une agence dénommée : "Administration de renseignements universels pour le commerce et l'industrie" ?

Pour illustrer combien les entreprises sont fragiles aux attaques, l'ex-spécialiste de la lutte anti-terroriste revient sur les affaires récentes les plus emblématiques : Perrier (1990), Shell (1995), Ericsson (2002), Michelin (2007), Rio Tinto (2009), l'empire Kroll, Areva (2010), les "espions" de Renault (2011), Volkswagen (2012). Autant d'exemples éclairants. Ils battent en brèche bien des idées reçues, y compris au travers d'une histoire Huawei qui nous rappelle qu'il peut arriver à la Chine d'être victime des mêmes agissements dont on l'accuse si fréquemment. Tout aussi instructif est l'analyse des activités de l'espionnage russe dans les pays d'Europe du nord, bien comparables à celles des pires moments de la Guerre froide. Prague est ainsi redevenu le cœur d'action du GRU pour l'Europe centrale et orientale.

Dans ce contexte, il est d'autant plus urgent de réfléchir à l'arsenal législatif pénalisant l'atteinte au secret des affaires, à nos pratiques judiciaires - nombre d'affaires d'espionnage économique sont "correctionnalisées", transformant des affaires d'espionnage en simples abus de confiance - mais aussi à la place à donner à la kyrielle de spécialistes qui alimentent la paranoïa des décideurs, justifiant des honoraires conséquents pour ne pas dire démesurés. A n'en pas douter, nous n'en sommes qu'aux prémisses de nouveaux essais sur les pratiques du renseignement. Ils seront autant d'occasion de traiter des nouvelles pratiques, telles que la lutte informatique offensive (LIA) ou les interrogations éthiques (par exemple le contrôle à l'export des logiciels espions)