En publiant simultanément la biographie de Fritz Mauthner et la traduction de l'un de ses essais, Jacques Le Rider invite à la redécouverte d'un penseur injustement oublié.
Qui est Fritz Mauthner ? Si l’on consulte sur ce point la notice biographique de Wikipédia, l’on apprendra que Fritz Mauthner est "un écrivain et philosophe de langue allemande né le 22 novembre 1849 à Hořice en Bohême et mort le 22 juin 1923 à Meersburg". Complétons l’information. Fritz Mauthner, quatrième des six enfants d’une famille juive de culture allemande, a passé son enfance dans la petite ville de Horzitz-Hořice, voisine de Sadowa, puis sa jeunesse à Prague. Au lendemain du baccalauréat, obtenu en 1869, il s’inscrit en droit, mais s’intéresse à d’autres disciplines (la philosophie, l’histoire de l’art, la théologie, l’archéologie, etc.). Fritz Mauthner se rêve poète et dramaturge, et commence à publier à compte d’auteur quelques sonnets, qui passent inaperçus. A l’automne 1873, il décide d’interrompre ses études universitaires sans avoir obtenu de diplôme et, après avoir travaillé quelque temps au titre de stagiaire dans un cabinet d’avocat, se consacre désormais à sa vocation littéraire. En 1874, sa première pièce de théâtre est produite au Deutsches Königliches Landesthetater de Prague. En 1875, il entre comme critique théâtral à la rédaction du journal Tagesbote aus Böhmen, puis, après son départ à Berlin en 1876, au journal Deutsches Montags-Blatt.
C’est dans ce dernier journal qu’il commence à publier à partir de juin 1878 des parodies littéraires (qu’il réunira en volume en 1879), lesquelles lui vaudront son premier grand succès de librairie (18 rééditions en un an !) et lanceront sa carrière à Berlin. Il deviendra, à compter de ce jour, un auteur prolifique, signant des dizaines de romans, collaborant avec de nombreux magazines, fondant même sa propre revue culturelle en 1890. Fritz Mauthner sera alors un critique fêté, un journaliste influent, un écrivain à succès, un des animateurs les plus actifs de la vie littéraire et théâtrale allemande.
De toute cette activité et de toute cette production, il ne reste pour ainsi dire rien aujourd’hui. L’homme de lettres, le poète, le dramaturge, le satiriste, le chroniqueur littéraire, le publiciste : aucun de ces différents visages de Fritz Mauthner n’a été retenu par la postérité. S’il ne s’était assez soudainement converti à la philosophie au début des années 1900, et s’il n’avait commencé à publier des travaux de linguistique et des monographies consacrées à quelques-uns des grands penseurs de l’histoire de la philosophie occidentale, le nom de Fritz Mauthner aurait été tout à fait oublié de nos jours.
La biographie intellectuelle de Mauthner que vient de publier Jacques Le Rider (qui paraît parallèlement à la traduction de l’un de ses essais datant de 1906) vise à rendre compte de cette stupéfiante conversion, laquelle préfigure et annonce à bien des égards le "tournant linguistique" que prendra la philosophie au XXe siècle. Fritz Mauthner apparaît ainsi comme étant un penseur injustement oublié, dont l’œuvre aura exercé une influence significative non seulement sur la formation de la tradition autrichienne de philosophie analytique (dont les jalons sont Bolzano, Brentano, Wittgenstein, et le Cercle de Vienne), mais encore sur la naissance d’une nouvelle littérature dont quelques-uns des représentants les plus illustres comptent parmi ses plus fidèles lecteurs (notamment Joyce, Beckett et Borges).
La critique du langage de Fritz Mauthner
Par une ironie de l’histoire, il est probable que le nom de cet "écrivain et philosophe de langue allemande", qui aura publié de son vivant des milliers de pages, doive une bonne part de sa survie actuelle au fait d’avoir été mentionné par Wittgenstein dans une parenthèse de la proposition 4.00031 de son Tractatus logico-philosophicus : "Toute philosophie est ‘critique du langage’. (Non pas, il est vrai, au sens de Mauthner). Le mérite de Russell est d’avoir montré que la forme logique apparente de la proposition n’a pas besoin d’être sa forme réelle".
La remarque de Wittgenstein nous semble éclairante pour de multiples raisons. Tout d’abord en ce qu’elle indique justement le seul titre pour lequel la postérité a jugé digne de retenir le nom de Mauthner, à savoir pour sa contribution à la critique du langage. Ensuite, en ce qu’elle limite immédiatement l’importance de la filiation dans laquelle l’on pourrait être tenté d’inscrire le questionnement de Wittgenstein et celui de Mauthner. Enfin, en ce qu’elle suggère que l’importance réelle des écrits de Mauthner (qui justifie qu’ils soient mentionnés) ne demande peut-être pas à être située du côté de la philosophie, même s’ils ont une prétention philosophique.
De quoi est-il question dans le principal traité de linguistique philosophique que Mauthner publie en 1901-1902 sous le titre de Contributions à une critique du langage ? En un mot : de scepticisme linguistique. Influencée par la lecture de Kant, de Schopenhauer, de Nietzsche et de Humboldt, la critique du langage de Mauthner débouche sur la critique de la raison et de la connaissance, sur l’identification de la parole à la pensée, sur l’opposition du monde des mots et du monde réel, sur la conception des langues comme dispositifs métaphoriques, sur une réduction de la logique à la grammaire et sur la mise en cause des "fétiches verbaux" idéologiques et scientifiques. Les langues, selon Mauthner, consistent en actes de langage créateurs de lien social, d’une évidente utilité pragmatique, dotées de grandes ressources esthétiques, mais déficientes d’un point de vue cognitif en ce qu’elles se révèlent incapables de décrire le monde et de le connaître.
A en croire Jacques Le Rider (lequel se conforme d’ailleurs, sur ce point, à l’auto-interprétation de Mauthner), le scepticisme linguistique serait nourri de l’expérience de la guerre des langues à Prague et en Bohême, et répondrait à des motivations existentielles, conditionnées par la biographie et la situation historique de Mauthner. La critique du langage pourrait être interprétée comme un symptôme de la crise d’identité d’un Juif assimilé à la culture allemande et confronté au nouvel antisémitisme politique. L’idée que le nationalisme contemporain se fonde sur le concept abstrait de "langue nationale", que parler une langue c’est s’approprier les représentations nationales dont elle est le vecteur, est en effet le premier pas qui conduit de la critique du langage à la critique de l’idéologie nationaliste. "La" langue n’existe pas, affirme Mauthner : il n’y a que des langues individuelles ou des langues de communautés plus réduites que la nation, des idiomes ; il n’y a pas de langue parfaite, ni de langue supérieure aux autres : toutes les langues ont les mêmes faiblesses (comme instruments de connaissance) et le même potentiel (comme langage poétique, littéraire).
Œuvre de philosophie, donc – dont on ne voit pas pourquoi elle n’aurait pas exercé une influence sur la philosophie de son temps, à commencer par celle de Wittgenstein. Or c’est cette influence que Wittgenstein conteste dans le texte que nous citions précédemment, en opposant la "mauvaise" critique du langage (celle de Mauthner) à la "bonne" (celle de Russell). En quoi Wittgenstein nous paraît avoir raison, car il n’est pas sûr qu’en écrivant ses Contributions à une critique du langage Mauthner ait vraiment fait œuvre de philosophie.
La réception de l’œuvre
De fait, l’ouvrage a été plutôt mal reçu. En 1901, seuls 330 exemplaires du premier volume et 202 du second sont vendus en librairie. Pour le romancier à succès habitué aux gros tirages, la désillusion est rude. Il faut dire que l’ensemble de thèses que nous venons de résumer brièvement est livré pêle-mêle dans un ouvrage en trois volumes de 2094 pages, se présentant sous la forme de courts chapitres dont le titre est noté en marge, se succédant dans un ordre non rigoureusement systématique, avec de nombreuses digressions. Tout en se réclamant de Montaigne, Mauthner compose chaque chapitre comme une chronique littéraire : tantôt il développe un thème, tantôt il commente un ouvrage de référence, tantôt il esquisse le portrait d’un classique ou d’un contemporain. Le style est celui d’un essayiste qui ne s’interdit aucune liberté : certains passages sont humoristiques, d’autres polémiques, les notations primesautières voisinent avec des développements érudits. Les principales questions font l’objet de plusieurs approches successives réparties dans les trois volumes, et l’index des noms et des sujets traités, à a la fin du tome 3, permet de naviguer en tous sens dans ce vaste ensemble que chacun peut lire et consulter à son rythme. L’ouvrage est donc tout ce que l’on veut sauf systématique. Il faudra attendre 1906, pour que Mauthner publie le seul exposé systématique et condensé de sa théorie : le livre Le langage, commandé par Martin Buber.
Si l’on ajoute à cela que Mauthner se complait à se présenter lui-même comme n’étant pas un spécialiste diplômé, étiqueté et contrôlé par les autorités, qu’il jouit de son statut d’autodidacte, qu’il s’oppose même à la spécialisation des savoirs et considère les sciences du langage comme trop essentielles pour être confiées aux seuls spécialistes, alors même que la tendance était à la professionnalisation de la linguistique, l’on peut comprendre que les universitaires, philosophes, philologues ou linguistes, aient pu être enclins à considérer avec…scepticisme ce monument du scepticisme linguistique.
Et il est vrai qu'à en juger au bref exposé contenu dans Le langage – et dans l’attente de pouvoir lire en traduction française les Contributions à une critique du langage ainsi que le Dictionnaire de la philosophie, qui constitue l’autre grande œuvre de Mauthner publiée en deux volumes en 1910-1911–, les lacunes, les gaucheries et, pour tout dire, le caractère bricolé de la théorie linguistique de Mauthner n’invitent pas à la tenir pour une œuvre faisant date dans l’histoire de la philosophie. Comme le note Jacques Le Rider, on a l’impression, en lisant Mauthner, que son propos ne vise pas tant à apporter une contribution originale à la philosophie du langage qu'à renouveler la tradition philosophique de défiance envers les langues naturelles. Chez Mauthner, les apports de la linguistique sont mis au service d’une critique du langage et radicalisés pour aboutir à un scepticisme sans concession. Et pour parvenir à cette fin, il semble que tous les moyens soient bons – de là le caractère éclectique des références de Mauthner, le montage de citations auquel semble se ramener ses textes et leur désordre réel. Ce qui ne signifie pas que son œuvre soit sans mérites, mais qu’elle demande à être comprise comme une œuvre de transition, située à la charnière de deux époques, douée d’une grande valeur documentaire en ce qu’elle annonce à la fois la critique du langage à laquelle travailleront les empiristes logiques dans une autre perspective que la sienne, et l’apparition d’une nouvelle littérature marquée par ce que l’on pourrait appeler la crise du langage.
La crise du langage et la littérature
Parmi les facteurs qui ont contribué de manière décisive à la conversion philosophique de Mauthner, Jacques le Rider invoque l’évaluation critique à laquelle Mauthner a soumis son propre travail littéraire. Jusqu’à la fin des années 1890, Mauthner est en effet en littérature un disciple de l’école réaliste et naturaliste. Or ayant démontré dans ses écrits théoriques l’impossibilité d’une connaissance vraie du monde humain et de la nature passant par les mots, il ne pouvait pas continuer à écrire des romans réalistes. Sa critique du langage conduisait à une nouvelle conception, non dénotative et non cognitive, de la littérature qui s’appellerait désormais Sprachkunst (art du langage) tournée vers l’expression d’états d’âme et non vers la description et l’analyse des états de choses, vers une poétique du texte autoréférentiel consistant à mettre en jeu le matériau linguistique.
Comme le montre de manière convaincante Jacques Le Rider, il est possible d’interpréter le tournant linguistique de Mauthner à partir de 1901-1902 comme une modalité de dépassement du réalisme et du naturalisme, comme la métamorphose d’un écrivain qui découvre le style qui lui convient, un mixte d’écriture littéraire et d’exposé théorique. C’est ce mélange des genres qui fait toute l’originalité (s’il en est une) de Mauthner et qui donne à ses idées le caractère inclassable et insolite qui a intrigué, parfois même fasciné, les contemporains, de Hofmannsthal à Döblin, Borges, Joyce et Beckett.
A tout prendre, il se pourrait que l’influence de Mauthner ait été bien plus importante dans l’histoire de la littérature du XXe siècle que dans l’histoire de la philosophie. Il se pourrait que Mauthner ait été le premier à théoriser la "crise du langage" dont portent témoignage les œuvres de ses contemporains (Maeterlinck, Hofmannsthal, Musil, Rilke, Morgenstern - ainsi que ces derniers ont été plus ou moins disposés à le reconnaître), et qu’il ait été à ce titre celui qui aura rendu possible quelques-unes des œuvres littéraires les plus marquantes du siècle : celles de Joyce, de Borges et de Beckett.
De Mauthner, Joyce connaissait fort bien les Contributions à une critique du langage, qu’il a lues dès 1915. L’on sait également qu’il a relu attentivement Mauthner dans la dernière phase de composition du livre IV de Finnegans Wake, entre l’été 1937 et la fin 1938. Mauthner peut être tenu pour l’un des inspirateurs du jeu joycien de déconstruction du langage et d’invention d’une nouvelle langue, une pièce du vertigineux puzzle de citations, d’allusions et de références que met en ordre ce roman.
Beckett, quant à lui, pouvait d’autant moins ignorer Mauthner que c’est pour Joyce qu’il a parcouru ses livres en 1929 et 1930, en vue de nourrir Finnegans Wake – lecture qui semble l’avoir marqué durablement si l’on songe à sa propre pratique de l’écriture et à certaines déclarations explicites des personnages de ses romans, telle celle de Clov dans Fin de partie : "J’emploi les mots que tu m’as appris. S’ils ne veulent plus rien dire, apprends m’en d’autres. Ou laisse-moi me taire". Beckett semble avoir retenu de Mauthner l’idée selon laquelle la langue a perdu toute relation avec la réalité, qu’elle est constituée de formules figées, de sorte qu’elle ne permet plus la communication.
Borges, enfin, a découvert Mauthner pendant son séjour à Genève de 1914 à 1917, et tenait en grande estime son Dictionnaire de la philosophie, qui comptait parmi ses lectures favorites, à côté du Déclin de l’Occident de Spengler et de l’Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain de Gibbon. Les traces du scepticisme linguistique de Mauthner sont décelables dans plusieurs textes majeurs de Borges : Ménard, auteur du Quichotte, Emma Zunz, Thème du traître et du héros, Tigre bleus, L’autre, L’immortel, Le congrès du monde.
C’est sans doute par le biais de l’influence qu’il aura exercé sur la littérature du XXe siècle que la théorie linguistique de l’autonomie du langage poétique de Mauthner (dont, curieusement, lui-même, pourtant homme de lettres, n’aura tiré aucun parti) révèle toute sa puissance et sa fécondité, quels que puissent être par ailleurs ses fondements philosophiques. Pour cette raison, la connaissance de sa pensée s’avère indispensable. Il faut remercier Jacques Le Rider et les éditions Bartillat de nous l’avoir fait comprendre en nous donnant tous les moyens d’accéder à son œuvre