La "communauté imaginée arabe" trouverait-elle un renouveau grâce à la démocratisation d'internet ?

Arabisant, traducteur   , chercheur au GREMMO   , spécialiste des nouveaux médias arabes, Yves Gonzalez-Quijano anime un blog dans lequel ses chroniques proposent chaque semaine des analyses sur les systèmes de production et de diffusion des biens culturels et symboliques mis en relation avec les modes d’expression politique dans le monde arabe.

Dans son dernier ouvrage paru chez Sindbad, il livre un regard nuancé sur le rapport entre le développement d’internet et celui de la liberté d’expression dans le monde arabe, une soif de liberté dont la sophistication des méthodes de censure n’a pas su tarir à la veille du déclenchement des révoltes de l’année 2011. Mais de quelle révolution est-il question ? Bon connaisseur de l’histoire de ces sociétés, l’auteur revient sur les grandes séquences historiques de la modernité arabe :

- introduction de l’imprimerie et modernisation des sociétés arabes à la fin XIXe ;
- avènement de la presse transnationale arabe seconde durant la moitié du XXe ;
- création des chaînes satellitaires dans les années 1990 ;
- essor des réseaux sociaux dans la seconde moitié des années 2000 ;

Citant Dominique Cardon, Yves Gonzalez-Quijano démontre qu’avec l’usage du numérique dans le monde arabe, centre et périphérie tendent à se joindre. S’opère alors une jonction entre l’espace public et l’espace des conversations (chat, forums…), tandis qu’une nouvelle manière de définir l’identité arabe se peaufine à l’horizon. Dans ce livre truffé de données concernant la progression du net dans ces sociétés, on apprend que la langue arabe s’est hissée à la septième place en termes du nombre d’usagers sur la toile, juste devant le français, avec le plus fort taux de croissance entre 2000 et 2011 (+2500%).

Mais qui sont les acteurs de la e-révolution qui ont défrayé la chronique en Egypte et ailleurs ? Selon l’auteur, la plupart de ces cyber-activistes sont nés dans les années 1980, ils ont vécu la révolution des chaînes satellitaires panarabes avant de participer, au terme de leur apprentissage scolaire, à celle du Web 2.0. A ce titre Yves Gonzalez-Quijano prend acte de la démocratisation de l’accès à la toile qui n’est désormais plus l’apanage d’une minorité privilégiée et occidentalisée. Dans ce qui est une fresque réaliste entre l’avant et l’après printemps arabe, l’auteur étudie ce phénomène générationnel et son impact économique pour les grandes entreprises multinationales du Web. Selon lui, la progression de l’espace numérique arabe va de paire avec l’arabisation des applications phares. Une jeunesse en quête de seconde Nahda    se nourrit de cet outil et lui confère un nouvel espace de sens. Toutefois, l’analyse et la quantification de l’information et de la communication demeurent flouées compte tenu du caractère invisible voire immatériel de cette révolution.

Aussi, la toile arabe connait une mutation extraordinaire depuis quelques années nous dit l’auteur. Autrefois perçue comme le "territoire inquiétant du terrorisme international" (prolifération de sites et des forums islamistes voire djihadistes…), désormais ce n’est plus seulement le pouvoir politique qui est remis en cause mais, la question même de l’autorité qui est traversée par de multiples interrogations (mœurs, religion…), assène-t-il.

C’est en discutant des vertus démocratiques d’internet ou encore du pouvoir libérateur des réseaux sociaux capables de faire tomber les pires dictatures, que l’internet arabe refait surface avec un nouveau visage donc. Dès lors se pose la question essentielle de l’ouvrage : quelles sont les limites du rapport entre printemps arabe et essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication ? En cela, l’auteur livre une lecture intelligente et nuancée, décrivant l’impact social et révolutionnaire du phénomène avant de tempérer les portées des nouvelles technologies dans leur capacité à faire basculer des régimes autoritaires.

Ecoutons ce que nous dit Wael Ghonim, figure de proue de la révolution électronique égyptienne : "Facebook sert à planifier les manifestations, Twitter les coordonne et Youtube les communique au monde". On ne peut résumer de manière plus claire l’usage politique du Web 2.0 par ces jeunes activistes de la blogosphère arabe. Mobilisation, coordination, documentation : voici trois séquences privilégiées des "révolutions dites du Web 2.0" où Facebook est à l’honneur ; mais c’est oublier la puissance de feu électronique des régimes autoritaires arabes. A l’ère du Cyberpolitique l’auteur revient sur l’inventivité des usagers de tout bord mais aussi sur l’arsenal des systèmes de surveillance électronique qui ont tôt fait de porter des coups redoutables aux jeunes militants démocratiques. Dans ce contexte, la thèse d’Evgeny Morozov est mise à profit pour dénoncer ce que ce chercheur américano-biélorusse nomme "l’illusion du net". Un postulat qui fait fi de l’impact décisif des nouvelles technologies dans la réussite des soulèvements populaires où (Bahreïn, Oman, Syrie).

Un avis partagé par Marc Zuckerberg – le propre fondateur de Facebook -, lequel affirme que son réseau n’a pas joué un rôle nécessaire et/ou suffisant dans ces mouvements révolutionnaires. Autrement dit, le web ne peut-être une force unidirectionnelle qui pousse inéluctablement à une émancipation globale. En cela, l’auteur définit le cyber-pessimisme par l’idée que le Web peut renforcer les régimes autoritaires comme les affaiblir. Un exemple qui s’applique à l’espace numérique syrien, transformé en champ de bataille. Autre faiblesse, la dépendance vis-à-vis de l’extérieur (Google, Facebook, Twitter…) pour les activistes du net arabe et la couverture partiale des événements par Al Jazeera jette une ombre aux narratives révolutionnaires mises en ligne qui parfois portent un discrédit aux vertus du journalisme citoyen.

Ce tableau ne serait pas complet si l’auteur ne se pencherait pas sur le rôle du Département américain dans l’accompagnement de ses révoltes numériques. Aussi apprend-on que Washington a débloqué une enveloppe de 55 millions de dollars dans le cadre du financement d’un programme d’aide aux outils numériques en vue de renforcer les sociétés civiles des pays concernés. Terme passe-partout et dont le soutien américain ne va pas sans alimenter des crispations avec les régimes de la région qu’ils soient hostiles ou même alliés aux Etats-Unis.

C’est donc à un renouveau de la "communauté imaginée arabe" qu’Yves Gonzalez-Quijano se veut l’observateur passionné. Par leur maillage de plus en plus étendu, les réseaux numériques redessinent aujourd’hui les contours du monde arabe qui ne se réduit pas à sa seule affirmation politique. De fait, l’essor d’internet et la révolution de l’information vont ont delà des changements techniques nous dit l’auteur, puisqu’ils touchent désormais tous les domaines de vie. De sorte que si un lien direct pourrait s’établir entre l’essor de l’imprimé arabe au XIXe et l’ère numérique actuelle c’est bien l’idée de rupture.
Rupture justifiée par le sens des circulations d’idées et d’actions. Autrefois verticales à l’heure du nationalisme panarabe, celles-ci se veulent désormais horizontales, annonciatrices de prochains bouleversements sur le long terme

 

* Lire aussi sur nonfiction : 
- "Que sont les médias arabes ?", la recension de l'ouvrage Les médias arabes, confluences médiatiques et dynamique sociale, par Tourya Guaaybess