Dans un recueil d’articles publiés depuis une vingtaine d’années, Pierre Manent éclaire de grandes questions de la philosophie politique.

Le nouvel ouvrage de Pierre Manent, constitué d’une sélection d’articles publiés dans les revues Commentaire, Le Débat ou Esprit, se propose de scruter différentes notions de la philosophie politique. Il s’articule autour de trois ensembles qui correspondent aux trois aspects de la personnalité intellectuelle de Pierre Manent : le penseur, le lecteur et l’observateur.

Dans le premier groupement d’articles, Pierre Manent éclaire les grandes questions qui se posent à nos démocraties libérales en convoquant les noms prestigieux de la philosophie politique. Dans une deuxième partie, il rassemble diverses lectures de penseurs et philosophes qui lui ont été chers, de Machiavel à son maître, Raymond Aron. Dans le dernier moment de l’ouvrage, sans doute le plus inventif, il travaille l’articulation entre religion et démocratie.

Ode au libéralisme

S’il est un mot qui revient le plus souvent dans l’ouvrage de Pierre Manent, c’est bien celui de "libéralisme", objet de ses nombreuses recherches. Du libéralisme découlent selon lui toutes les questions qui se posent aux démocraties. "Si, écrit-il dans le propos liminaire de son ouvrage, à l’exception des libéraux doctrinaires qui prennent à la lettre les thèses libérales, la plupart d’entre nous ont en effet des réserves sérieuses quant à la philosophie qui sous-tend le mouvement libéral, il reste que nous sommes en quelque sorte obligés de consentir au libéralisme, sous peine de laisser le mouvement du monde nous filer entre les doigts et devenir ainsi "anachroniques", perspective que le libéralisme précisément nous a appris à redouter plus que la mort"   . Pour Pierre Manent, le libéralisme est une force, une dynamique à laquelle il est vain de vouloir se dérober. Mais l’absence de définition précise de ce terme nuit parfois à la clarté de ses raisonnements.

Pierre Manent retient-il du libéralisme la dimension théorique – les régimes politiques modernes convergent vers un modèle de démocratie libérale – ou la dimension pratique ? Il ne s’attache jamais directement au libéralisme, en particulier économique, comme pratique de conduite des nations et n’oppose jamais frontalement le libéralisme et l’Etat, dans la mesure où l’Etat est le cadre au sein duquel le libéralisme doit prendre forme. Mais dans le creux de cette défense philosophique du libéralisme se déploie à travers l’ouvrage une méfiance patente à l’égard de l’Etat et du volontarisme politique.

Le cheminement choisi par Pierre Manent se place toujours à la rencontre d’une réflexion philosophique et d’un jugement sur son temps ; son ouvrage n’est donc pas exempt d’une coloration politique qui apparaît au fil des pages.


Réjouissances et regrets

Tout en se réjouissant de la victoire du mouvement démocratique, Pierre Manent accorde une part sans doute exagérée à la prétendue dissolution des communautés et des appartenances qui constituerait le corollaire de la démocratie. Il interprète pêle-mêle un déclin du magistère parental sur les enfants, la fin de la conscription ou encore la perte d’autorité de l’Eglise romaine comme autant d’effets de la démocratisation   . Si sa démarche peut parfois sembler marquée par la nostalgie de temps plus anciens, il insiste davantage sur la grandeur de ce qui fut plutôt que sur la médiocrité de ce qui arrive.

En outre, il attribue à l’idée d’individu une signification intéressante : avec la dissolution des communautés, l’Etat constituerait de moins en moins un tout surplombant la somme de ses parties ; la démocratie serait tout simplement le processus par lequel l’individu prend sa pleine dimension. "Cette situation de la démocratie, cette expérience de la dissolution libératrice des liens, contient pour chaque individu une mission. Sa situation contient sa mission : il est "condamné à être libre". Tel est, reconnaissable sous bien des rhétoriques différentes, le pathos spécifique de l’individualisme moderne".

Dès lors que l’individu se singularise, à travers le processus démocratique, deux chemins s’offrent au philosophe : ou bien se réjouir que l’individu, indépendant, prenne sa pleine mesure ; ou bien déplorer qu’il se réfugie dans le banal, dans le commun, par peur d’affronter une indépendance sans doute vertigineuse. Pierre Manent privilégie, non sans chagrin, la seconde branche de l’alternative.


Religion, laïcité, république

On trouvera les analyses les plus stimulantes dans la dernière partie de l’ouvrage. Pierre Manent y mêle différentes réflexions sur la laïcité. "Il est assez troublant de constater, écrit-il, que plus le rôle de la religion décroît dans la vie de l’homme moderne, plus ce rôle s’accroît dans l’interprétation qu’il donne de son passé. Plus l’homme est athée, plus l’historien est croyant, plus il croit du moins au pouvoir historique formateur de la religion".

Ses idées sont stimulantes : dans la mesure où elles priveraient le christianisme d’inscription effective dans son temps, la démocratie, comme la Révolution française qui en a fondé l’essor contemporain, auraient "réalisé" le christianisme parce qu’elles en auraient fait un "idéal". "Ainsi idéalisé, écrit Pierre Manent, le christianisme n’est plus que la tautologie de la Révolution ou de la démocratie. Bref, le mouvement politique moderne culminant dans la Révolution française a consisté à transformer le christianisme en principauté vraiment imaginaire." Ainsi considère-t-il qu’un siècle après la grande loi de 1905, la République est sortie doublement victorieuse de sa lutte contre le clergé : à mesure que cette dernière affirmait une vision du monde et une morale détachées de toute influence religieuse, la foi chrétienne s’est recentrée de son côté sur des valeurs unanimement défendues, jusqu’à ne paraître qu’une pâle copie des grands principes de 1789. "L’Eglise répète, de façon plus emphatique, ce que la démocratie dit d’elle-même"   .

L’un après l’autre, ces articles éclairent donc le processus démocratique. Mais tout le monde ne s’accordera pas sur les présupposés ces analyses.


* Retrouvez en complément :

- Une critique des deux premiers volumes de la tétralogie de Marcel Gauchet, L'Avènement de la démocratie (Gallimard), par Céline Spector.
Face aux crises de la démocratie, comment préserver la liberté collective des périls qui la font se retourner contre elle-même ?

- Une critique de l'échange entre Pierre Rosanvallon d'une part, et Jacques Chevallier et Olivier Beaud paru dans la revue Commentaire (n°119, automne-hiver 2007 et n°120, hiver 2007-2008).
Faut-il voir dans les nouvelles pratiques de défiance un phénomène unifié, voire un tournant de notre démocratie, dans le sens d’une régression liberticide ?
 
- Une critique du livre de Jacques Julliard, La Reine du monde (Flammarion), par François Quinton.
La montée en puissance de l’opinion menace-t-elle la démocratie ? Non, répond ici J. Julliard : nous voici seulement parvenus à l’âge doxocratique.

- Une critique du livre de Pierre Manent, Naissances de la politique moderne (Gallimard), par Aurélien Bellanger.
Une étude consacrée à trois auteurs majeurs de la pensée politique : Machiavel, Hobbes et Rousseau, enfin rééditée.