Un livre qui bouleverse notre compréhension de la Seconde Guerre Mondiale en démontrant que les grands massacres de 1930-1945 et le remodelage de la carte de l’Europe après 1945 furent "une coproduction des Soviétiques et des nazis". 

Ce livre jette un éclairage nouveau sur la Shoah et les grands massacres de civils perpétrés par l’URSS stalinienne et l’Allemagne nazie entre 1930 et 1945 et en tire une vision originale de la Seconde Guerre Mondiale et de l’ère des totalitarismes en Europe. Les "terres de sang", ce territoire correspondant à la Pologne, l’Ukraine, les Pays Baltes, la Biélorussie  et la frange occidentale de la Russie, subirent entre 1930 et 1945 une effrayante accumulation de violence que Snyder restitue dans un récit "acquis à jamais"    : il donne à ces massacres (14 millions de tués) leur place dans l’histoire européenne. Le livre éclaire et la continuité, et ce qu’il faut bien appeler la rationalité de la séquence qui a vu se succéder ou, plutôt, s’enchaîner la collectivisation des terres en URSS en 1929, la famine provoquée en Ukraine (3,3 millions de morts en 1932-1933), la Grande Terreur stalinienne de 1937-1938 (1,5 millions de victimes, exécutées ou déportées au Goulag), le dépeçage de la Pologne et l’extermination de ses élites par les nazis et les Soviétiques en 1939-1941, et la "guerre idéologique" (Weltanschauungskrieg) déchaînée par l’Allemagne à partir de juin 1941, avec son cortège de meurtres politiques : Shoah par balles dès l’été 1941 dans les territoires conquis sur l’URSS, tueries de civils, affamement organisé de millions de prisonniers de guerre et de civils en Biélorussie, et enfin, mise en œuvre à grande échelle de l’extermination des Juifs dans les cinq usines de mort polonaises à partir de la fin 1941. 14 millions de morts politiques, c’est-à-dire délibérément assassinés : ce chiffre ne compte donc pas les combattants ni les personnes tuées sans intention directe, victimes de bombardements, de maladie, mortes au cours de leur déportation.

La dimension des massacres politiques perpétrés en Europe centrale apparaît pour ainsi dire pour la première fois, du moins avec un relief, un sens inédits. Pourtant, on savait à peu près tout, parfois depuis longtemps ; pourtant, Timothy Snyder n’a pas exhumé des archives inédites, il a surtout lu d’autres livres d’histoire. Certes, sa connaissance d’à peu près toutes les langues slaves, outre l’allemand, lui a permis d’exploiter la production importante des historiographies polonaises, ukrainiennes, biélorusses, très vivantes car stimulées par l’ouverture des archives et le besoin de reconstruction de la mémoire nationale après la chute de l’empire soviétique. Beaucoup de livres importants sur le communisme, la Shoah, le nazisme ont paru ces quinze dernières années, notamment ceux de Florent Brayard, de Christopher Browning, de Saul Friedlander, de Christian Ingrao, de Mark Mazower, de Nicolas Werth   , pour en rester à des publications en français. En un sens, Snyder n’a fait qu’une brillante synthèse de tout ces livres, mais la synthèse est créatrice : elle transforme les pièces d’un puzzle en un tableau d’ensemble.

Entre deux empires

L’originalité du livre tient à sa perspective territoriale mais il ne propose nullement une explication par l’espace ou quelque fétichisation de territoires qui seraient maudits par destination. Au contraire, il traite très peu, voire trop peu, des facteurs locaux de la violence : la longue histoire de l’antisémitisme traditionnel, les pogroms, les rancœurs interethniques, les périodes de violence diffuse faute de contrôle étatique, l’intrication — encore vivace aujourd’hui — entre nationalisme et antisémitisme. La singularité des terres de sang consiste avant tout dans leur situation de point de contact entre deux empires. Elles se trouvèrent ainsi occupées non pas une fois mais plusieurs, comme la Pologne orientale, occupée par les Soviétiques en 1939, puis par les nazis en 1941, puis à nouveau par les Soviétiques en 1945. Snyder montre comment les sociétés furent dévastées en profondeur, non seulement par la violence physique de la répression et des prédations, mais aussi moralement : des individus, des villages, des groupes entiers ont été forcés à plusieurs reprises de faire un choix impossible entre se soumettre, collaborer ou résister. Le livre évoque par exemple ces hommes biélorusses qui, après avoir participé aux tueries de Juifs de l’été 1941 ou servi dans les usines de morts de Treblinka, Belzec, Chelmno, Sobibor et Birkenau, se retrouvèrent dans les maquis soviétiques… où ils avaient été recrutés par des officiers juifs.

"L’Europe de Molotov-Ribbentrop fut une coproduction des Soviétiques et des nazis"   . "Europe de Molotov-Ribbentrop" : l’expression souligne l’importance de l’alliance entre nazis et Soviétiques de 1939 à 1941, puis la lutte à mort qui les opposa en une "complicité belligérante", que symbolise la ligne Molotov-Ribbentrop. Cette ligne au milieu des terres du sang délimitait les zones  d’influence allemande et soviétique de la Baltique à la Mer Noire, elle fut négociée en août puis en septembre 1939 (c’est-à-dire juste avant puis après l’invasion de la Pologne)   . Cette complicité belligérante, Snyder l’explique à la fois par le haut, à savoir l’existence de deux projets impériaux, rivaux mais homologues, et par le bas, à savoir les conditions de leur confrontation sur le terrain, l’engrenage d’initiatives, de réactions, d’imitations, de surenchères de part et d’autre. Hitler et Staline avaient tous deux l’ambition de construire un empire autarcique, qui exigeait, pour le premier la colonisation de tout le continent, et pour le second l’autocolonisation des marches occidentales (non russes) de l’URSS. Comme l’écrit Snyder dans une formule ironique et profonde, "Staline avait son ‘socialisme dans un seul pays’, Hitler pensait à une sorte de national-socialisme dans plusieurs pays"   .

"Une coopération mutuellement avantageuse"

"Qu’est-ce qui, dans les systèmes nazi et soviétique, permit une coopération mutuellement avantageuse entre 1939 et 1941, mais aussi la guerre la plus destructrice de l’histoire de l’humanité, entre 1941 et 1945 ?"   C’est cette double énigme que Snyder entreprend d’expliquer. La Shoah met l’idéologie et la politique nazies à part, mais les deux régimes ont en commun la pratique à grande échelle de l’ingénierie démographique par les moyens les plus brutaux, la famine provoquée et la déportation de populations entières. De 1929 jusqu’à l’après guerre, Staline mena de façon continue des politiques de terreur ethnique à base de répression et de déportation. La dékoulakisation elle-même, en dépit de sa référence à une classe sociale imaginaire, n’était pas sans une base ethnique : les Polonais et les Ukrainiens étaient surreprésentés parmi les koulaks réprimés. Un dicton des officiers du NKVD dit bien ce glissement : "Polonais un jour, koulak toujours"   . Il s’agissait pour Staline de briser la paysannerie et de détruire ou d’éloigner des frontières les peuples susceptibles de collaborer avec l’ennemi : Coréens à la frontière sino-soviétique, alors menacée par le Japon, Polonais, Baltes, Soviétiques d’origine finlandaise, musulmans, etc. L’Ukraine fut le laboratoire, observé attentivement par les nazis, de la politique de la faim en 1932-1933, destinée non seulement à punir l’Ukraine et ses paysans mais à modifier en profondeur le "matériau ethnographique" du pays et à permettre l’industrialisation à marche forcée.

Le "Plan de la Faim" allemand dépassait largement l’échelle et l’horreur du modèle soviétique, mais les nazis ne parvinrent à l’appliquer que très partiellement. 45 millions de Slaves devaient être exterminés par la faim, dont 30 millions dès l’hiver 1941-1942, les villes devaient être rasées, de façon à transformer l’immense territoire conquis en colonie agricole, supervisée par des colons allemands et exploités par des esclaves locaux, dont le nombre et le niveau d’éducation devaient être strictement ajustés aux besoins de l’empire, tous les inutiles, intellectuels, paysans surnuméraires devant être éliminés. La Pologne fut dès 1939 le théâtre de ce remodelage démographique radical, avec la germanisation de la partie occidentale du pays, réservée aux colons allemands et aux Polonais "germanisables", et la déportation des autres à l’est dans le Gouvernement général, qui allait également concentrer les Juifs d’Allemagne et de Pologne, avant leur extermination. Le Plan de la Faim élaboré dès 1940 par les technocrates du ministère de l’économie de Goering puis par les services de Himmler ne connut qu’une exécution très partielle dans la guerre avec l’extermination planifiée de civils en Biélorussie et en Ukraine dans le but de ravitailler la Wehrmacht sans amputer les ressources alimentaires des Allemands. Malgré la frénésie de leur entreprise de remodelage démographique en Pologne, les nazis n’eurent jamais l’emprise sur le territoire qui avait été celle de l’État soviétique en Ukraine en 1932-1933.

Snyder a remarqué dans une conférence qu’il y avait une symétrie ironique entre les politiques d’affamement de Staline et de Hitler : le premier cherchait à édifier à marche forcée une puissance industrielle en sacrifiant le grenier ukrainien, tandis que le second voulait ramener l’Europe centrale et orientale à une société agraire préindustrielle, les deux pour préparer une révolution mondiale.

De la guerre à l’extermination

La Shoah fut-elle un programme décidé et appliqué d’en haut, par Hitler et les hauts dirigeants nazis comme le pensent les "intentionnalistes", ou fut-elle le fruit d’une "radicalisation cumulative" où les initiatives de la base et les contraintes nées de l’échec de l’invasion de l’URSS pesaient au moins autant que les impulsions venues de Berlin, comme le pensent les "fonctionnalistes" ? Depuis que ce débat a éclaté il y a quelques décennies, les lignes ont bougé, les positions se sont nuancées, mais il restait une tension énigmatique entre deux types d’explication dont on voyait de plus en plus la complémentarité, mais sans parvenir à les réunir dans un vue cohérente. Les travaux d’un Kershaw ou d’un Browning témoignent de cette difficulté, que la reconstitution minutieuse de la décision (qui a décidé quoi, à quelle date, comment l’ordre fut-il transmis, etc.) ne fait que redoubler. Le récit de Snyder me semble clarifier cet écheveau en faisant droit à la fois à la constance du programme nazi d’élimination des Juifs dès avant 1939, et au rôle clé de la guerre à l’Est et de l’expérience des massacres dans les terres de sang dans le déclenchement de l’extermination.

Le projet primitif des nazis était de déporter tous les Juifs d’Europe, à Madagascar dans un premier temps puis, faute de contrôle des mers, au fin fond de la Sibérie, une fois le continent conquis. Ils se seraient lentement éteints après la guerre. La Shoah est en fait la cinquième version de la Solution finale, adoptée quand les nazis comprirent qu’ils ne parviendraient pas à conquérir la Russie. Snyder démonte la logique délirante, et cependant rationnelle en un sens, par laquelle l’extermination immédiate des Juifs se substitua littéralement au projet d’empire racial dans l’esprit des nazis.

Après 1945 : l’empire et la mémoire

La fin de la coproduction en 1945 n’est pas la fin du martyr des terres de sang. Amputées de la nation juive, dévastées par les massacres, les terres de sang allaient subir encore une politique impériale de nettoyage et de manipulation ethniques sous la férule stalinienne. Entre 1945 et 1949, l’URSS va poursuivre les déplacements forcés de population de façon à séparer les peuples autrefois mélangés (Polonais, Ukrainiens, Baltes, Biélorusses), en attisant au passage leurs contentieux, et à imposer en URSS même une russification des républiques périphériques   . Parallèlement, il fallait imposer aux citoyens de l’empire et au monde entier la version stalinienne de la "Grande Guerre Patriotique", image d’Épinal de l’affrontement du Bien contre le Mal (les "fascistes"), dans laquelle la spécificité de l’extermination des Juifs devait être noyée dans l’ensemble des victimes, autant que possible russifiées. C’est parce que cette version de la Guerre était le fondement de la légitimité du régime que l’antisémitisme stalinien se développa dès 1948, à bas bruit puis de façon tonitruante, avec la campagne contre le "cosmopolitisme", les procès de Prague, et le complot des blouses blanches à la veille de la mort de Staline. Le stalinisme était exténué à la mort du void en 1953, mais l’invention par l’URSS post-stalinienne de l’"antisionisme", promis à un grand avenir, et la vigueur du mythe de la Grande Guerre Patriotique dans la Russie de Poutine montrent la persistance de l’empreinte stalinienne jusqu’à aujourd’hui.

Après avoir souligné l’originalité de la vision globale des deux totalitarismes extrêmes et de leur interaction que procure ce livre, à partir de la théorie des deux empires autarciques rivaux, j’aimerais conclure en rendant hommage à un autre dimension de l’intelligibilité historique chez Snyder, son talent pour reconstituer le sens vécu des protagonistes, des chefs aux exécutants de base, SS, soldats, "bourreaux ordinaires", agents du NKVD, cadres du parti. Expliquer les massacres, c’est comprendre la signification que les acteurs donnaient à leur action, la façon dont ils les justifiaient à leurs propres yeux. Le totalitarisme n’existe que pour autant que l’idéologie parvient à prendre racine, par la séduction de l’idée ou les contraintes de la situation, dans la trame des raisons d’agir, du sens de la vie des agents : des officiers de la Wehrmacht qui décidèrent d’affamer des millions de Biélorusses pour ravitailler une armée qui ne pouvait de toutes les façons plus gagner la guerre, des dirigeants régionaux du parti en Ukraine qui cédèrent aux injonctions du Centre alors qu’ils savaient qu’ils allaient détruire leur propre peuple