Un recueil d'articles de l'historien Tony Judt qui fait écho aux thématiques qui parcourent son œuvre.
L'historien britannique Tony Judt (1948-2010), spécialiste de l'histoire des intellectuels français, est principalement connu pour sa grande fresque : Après-guerre. Une histoire de l'Europe depuis 1945 . En parallèle de sa carrière universitaire, d'Oxford à la NYU en passant par Berkeley, Judt a été un contributeur régulier de ces grandes revues anglo-saxonnes consacrées à l'actualité éditoriale et des idées telles que The New York Review of Books ou The New Republic. Retour sur le XXe siècle. Une histoire de la pensée contemporaine regroupe ses articles, tous de taille conséquente, écrits entre 1994 et 2006, en un seul volume.
Le titre de la traduction française est relativement trompeur par rapport à l'original anglais, plus modeste : Reappraisals. Reflections on the Forgotten Twentieth Century. L'éditeur français cherche à donner une cohérence à cet ensemble de commandes de rédactions, qui constituent plus une galerie de portraits ou de réflexions qu'une "histoire de la pensée contemporaine", sachant que certains articles sont aussi consacrés à des événements historiques (la crise des missiles de Cuba, la guerre des Six Jours...).
Il ne s'agit par pour autant d'un recueil désarticulé. Outre que de grandes thématiques se dégagent (portraits d'intellectuels du XXe siècle, de pays européens, alors qu'un groupe d'articles a trait à l'histoire des Etats-Unis), le lecteur reconnaîtra certains des tropismes de Tony Judt : "le rôle des idées et la responsabilité des intellectuels" et "la place de l'histoire récente dans une ère de l'oubli : la difficulté que nous avons à dégager un sens du siècle troublé qui vient de s'achever et à en tirer des leçons." Le passé est au centre des réflexions que Tony Judt mène dans ces articles. Alors que certains annoncent la fin de l'Histoire, que des mémoires figées se substituent à une réelle compréhension du passé, Tony Judt en appelle à se souvenir que ce dernier a encore une utilité pour nos temps : "Nous croyons avoir appris suffisamment du passé pour savoir que nombre des vieilles réponses ne marchent pas ; et sans doute est-ce vrai. Mais ce que le passé peut réellement nous aider à comprendre, c'est l'éternelle complexité des questions."
L'un des autres grands thèmes du livre n'est autre que l'Etat, et surtout l'Etat-providence, dont Judt considère l'intervention comme encore indispensable en dépit de ses limites. Il voit en l'Etat un rempart contre les dérives du libéralisme économique auquel la chute du marxisme aurait laissé le champ libre. Encore une fois, pour Tony Judt, oublier les leçons de l'histoire du XXe siècle serait un gâchis formidable, comme l'histoire socio-économique récente semble d'ores et déjà en témoigner.
Outre le contenu, c'est aussi un ton, très bien rendu par la belle traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat pour la première moitié du livre, qui donne une certaine unité à ce livre. En particulier lorsque Judt redonne vie à des intellectuels comme Arthur Koestler, Albert Camus ou Leszek Kolakowski, sa passion est communicative et invite à la redécouverte de leurs œuvres respectives. D'autres portraits, comme la déconstruction en règle du mythe Althusser, philosophe marxiste, rendront difficile toute lecture de ce dernier à l'avenir. De même, si Tony Judt ne tarit pas d'éloges sur Eric Hobsbawm en tant qu'historien, cela ne l'empêche pas de pointer avec lucidité ses errements consécutifs au maintien de son engagement communiste après 1956.
Plus généralement, ces articles, écrit en amont de la publication de sa somme sur l'histoire de l'Europe, représentent en quelque sorte une genèse, une répétition générale de cette dernière, même si un certain nombre d'entre eux couvre des sujets qui ne la concernent pas directement (les Etats-Unis et Israël en premier lieu). La nostalgie et le pessimisme que l'on retrouve dans son œuvre font aussi surface ici, donnant parfois une impression de "l'ai-je bien descendu ?" Judt remet certes en cause avec lucidité les thèses des auteurs qu'il critique, pose un grand nombre de questions, mais frustre bien souvent le lecteur qui, troublé par le ton résolument engagé de l'historien, aimerait parfois que ce dernier fasse un écart pour proposer certains éléments de réponses afin de clore sa démonstration. Ce n'est que dans son dernier chapitre sur la Question sociale qu'il se livre, rapidement et partiellement, à cet exercice.
Pour autant, le Tony Judt critique littéraire n'en répond pas moins à la définition qu'en donne le poète anglais Philip Larkin en avant-propos de son propre recueil de recensions : "un bon chroniqueur associe la connaissance du savant au jugement et à la pertinence du critique et aux talents d'écriture du journaliste"