Une analyse subtile et pénétrante du cinéma de Visconti au regard de l'art pictural : en plus de sa valeur monographique, un ouvrage appréciable en qualité de contribution en théorie esthétique.

La tendance contemporaine au décloisonnement disciplinaire, à l'inter- et pluri-disciplinarité, s'avère favorable à une réévaluation du cinéma de Luchino Visconti. L'essai de Laurent Darbellay, universitaire au départ docteur en littérature, en donne une démonstration convaincante. Dans les milieux spécialisés en cinéma, celui de Visconti demeure entaché d'une réputation trouble. Depuis les accusations explicites de décadence, d'esthétisme, d'art pour l'art, de formalisme, prononcés par les partisans du néoréalisme contre ses films ultérieurs à La Terre tremble (1948), des reproches ou soupçons du même ordre ont été relayés envers le réalisateur de chefs-d'œuvre aussi somptueux que Le Guépard (1963) ou Ludwig (1972), en corrélation au présupposé d'un réalisme ontologique du médium cinématographique, communément répandu.

Proust, comme Baudelaire, en leur temps, s'étaient opposés à une conception équivalente du réalisme en art, avec l'invention de la photographie, technique de reproduction automatique des apparences visibles du monde sous forme d'images fixes. Sensibilisé à l'image poétique, littéraire, Laurent Darbellay procède à ce rapprochement entre l'homme de lettres et Visconti : "Il semble y avoir chez lui la même méfiance vis-à-vis de la photo que chez Marcel Proust, qui dénonce dans Le Temps retrouvé la plate et stérile reproduction extérieure des choses, la "simple vision cinématographique""   . Le mouvement de l'image cinématographique ne modifie pas fondamentalement le problème. Selon cette perspective, l'essayiste prend parti "pour un cinéma impur", reprenant la formule éponyme de l'article d'André Bazin en "Défense de l'adaptation"   pour intituler son premier chapitre : "Le cinéma impur selon Visconti". Il déplace cependant le problème quant à la source, de la littérature à la peinture.

La figure de Visconti se prête éminemment à l'étude du rapport entre le cinéma et les autres arts en général, et la peinture en particulier. Comme le met en avant l'auteur : "L'éducation et la vie de Visconti sont caractérisés par une grande proximité avec la peinture. Son père est un collectionneur de tableaux (…). Plus tard, il s'est familiarisé avec l'histoire de l'art en bon aristocrate italien cultivé, et il a surtout été un fervent collectionneur d'art. Il nourrit pour la peinture une profonde passion, empreinte de curiosité pour différents courants artistiques."   Il est non seulement metteur en scène de cinéma, mais encore de théâtre et d'opéra. Dans ces conditions, même le réalisme (auquel le cinéma de Visconti demeure en un sens attaché, il ne fait pas non plus des films abstraits comme il est de la peinture abstraite) passe par "une recréation du réel, une interprétation du réel à l'aide de l'art"   . On semble pouvoir à cet égard considérer comme un alter ego fictif du cinéaste le personnage central de Mort à Venise, où "certains effets picturaux paysagers du film renvoient à la perception des paysages vénitiens par Aschenbach, personnage qui intellectualise son rapport au monde, qui filtre tout par le biais de l'art"   , et de manière privilégiée, il y aurait de la sorte un "filtre pictural"   entre le réel et sa vision. Celle-ci se démarque évidemment de la "vue" cinématographique pure et simple. Quitte d'ailleurs à choisir une origine (laquelle est souvent confondue avec une essence) du cinéma, Visconti préfère Méliès à Lumière, Laurent Darbellay en rend compte en plaidant "pour un cinéma impur". Cela signifie essentiellement que Visconti, en tant que cinéaste, "revendique (…) le droit à une "vision plastique" d'origine picturale"  

Aussi, "en faisant appel à la mémoire artistique du spectateur, Visconti demande au public non seulement une grande participation, mais aussi une culture nécessaire", "il demande une grande culture pour être perçu à sa juste valeur"   . L'une des tâches de l'analyse répond à cette exigence, en révélant une part des sources iconographiques du cinéaste ; et le livre présente un beau corpus de reproductions d'œuvres picturales d'époques et de styles divers agencées avec des photogrammes de films de Visconti, ce qui en fait un objet non seulement agréable à lire mais également à regarder (en plus, soit dit en passant, du goût appréciable de l'éditeur quant aux choix des teintes de la couverture, d'un beau bordeaux, et des pages, et de la qualité du papier). Les essais denses au plan des idées, dont la vocation première n'est pas le "livre illustré", ne procurent pas forcément un tel agrément à la vue (on peut penser à certains partis pris ou contraintes éditoriaux d'austérité), c'est pourquoi l'auteur des présentes lignes s'autorise cette remarque superficielle. De surcroît, les images sont agencées dans le livre de manière éloquente, entre elles, et par rapport au texte. Le versant plus théoricien, considéré dans son ensemble, va au fond dans le même sens que la généalogie iconographique, en mettant au jour un type de rapport esthétique par lequel le spectateur peut "entrer en contact"   avec la forme filmique, puisque celle-ci vaut avant tout pour un ordre de qualités, plastiques, notamment, qui relèvent traditionnellement de l'expérience picturale plutôt que cinématographique. La théorie esthétique favorise une rééducation du regard du spectateur de cinéma.

Mais qu'on ne se méprenne pas. À rebours de "ce qui a été perçu par toute une critique qui voit en Visconti un esthète nostalgique du grand art"   , Laurent Darbellay démontre par l'analyse minutieuse les ressorts d' "un recours créatif au patrimoine artistique dans la pratique filmique"   . Car il convient de distinguer ce que Greenberg, dans son article "Avant-garde et kitsch" de Art et Culture   nomme "alexandrinisme ", soit un rapport réactionnaire à l'héritage culturel, et l'attitude revendiquée par un Visconti, concrètement dans ses films comme théoriquement dans son article manifeste, "Tradition et invention"   . Car il s'agit d'inventer des formes dans un médium actuel capables de maintenir vivant l'esprit d'une tradition artistique qu'on peut dire "élitaire"   en opposition à l'industrie culturelle de masse. Un travail dialectique analogue du rapport tradition/invention, bien qu'à travers des partis pris stylistiques différents, anime le cinéma de Jean-Marie Straub par exemple, ou d'autres dans l'avant-garde, auxquels l'on reconnaît par là même, déjà, une valeur politique. 

Cela étant, l'enjeu de l'analyse relève moins de la théorie de la culture que de l'esthétique. Cette première perspective a déjà été mise en lumière, bien que la seconde également à certains points de vue, dans l'essai de Youssef Ishagpour, Luchino Visconti, le sens et l'image   , que Laurent Darbellay mentionne, en proposant cependant une autre approche. Sa méthode articule analyse comparée et esthétique au sens empirique et primordial d'aesthesis : "sentir, percevoir". C'est ce qu'annonce la notion d' "effets" dans le titre de l'ouvrage Luchino Visconti et la peinture. Les effets picturaux de l'image cinématographique. Cet effort de penser à partir de l'expérience des formes filmiques, au lieu d'une esthétique "fondamentale", plus désincarnée, porte ses fruits à plusieurs égards. D'une part, cela donne une certaine densité à la valeur monographique, tout en la libérant des idées reçues. D'autre part, les rapports entre le cinéma et la peinture se voient pensés de manière à la fois subtile et concrète.

Par exemple, la question de la "citation" picturale est aussitôt dépassée ou affinée, en fonction des modalités formelles du rapport entre les films et la peinture. Une typologie fine se dégage des différents cas de figure analysés. Le mouvement de la pensée est largement inductif. Un équilibre est ainsi maintenu entre le versant plus analytique, monographique et le versant plus théoricien. La valeur du livre est donc double : du point de vue des études viscontiennes et de celui de la théorie esthétique (le livre peut compter parmi les références de première qualité sur la question des rapports entre le cinéma et la peinture, même pour un lecteur qui ne s'intéresserait pas particulièrement au cinéma de Visconti). La théorie, cependant ne se trouve pas dans une sorte de position diminuée, au sens où la pensée s'agencerait en "moitié-moitié", mais au contraire profite, se trouve renforcée dans sa nature pragmatique. On peut y apprécier la précision avec laquelle la logique citationnelle est ré-envisagée au profit de rapports complexes, même réciproques, entre les films et la peinture. (Réciproques, car l'auteur a raison de souligner que le recours à la peinture comme une source pour le cinéma ne tient pas à un complexe d'infériorité du 7ème art dans la hiérarchie des Beaux-Arts, que le cinéma peut même  permettre un épanouissement de certaines virtualités esthétiques picturales, comme Eisenstein l'a soutenu dans Cinématisme   , et comme à sa suite on le montrait récemment encore à propos de la littérature dans des actes de colloque intitulé en hommage au cinéaste et théoricien soviétique.) C'est l'occasion d'une appréciation concrète des propriétés du médium, des formes filmiques et picturales. Exemplaires à cet égard : la mise au jour d'un héritage "vénitien", les résonances d'un Véronèse dans les images filmiques viscontiennes, qui ne tiennent pas à la reconstitution de telle ou telle toile, mais à des principes de composition formelle et colorée ; ou l'étude d'une réactualisation du genre pictural (et d'ailleurs, poétique) de la vanité, dont le thème du passage du temps trouve, dans l'image-temps cinématographique, une forme d'expression idéale.

La question du genre est soulevée à l'occasion de cette étude de manière originale et féconde. L'auteur (par ailleurs, des Genres picturaux. Genèse, métamorphoses, transpositions   ) opère un déplacement de l'histoire de l'art pictural au cinéma. Au lieu des genres cinématographiques, standardisés par l'industrie culturelle, des genres picturaux s'avèrent de plus pertinents cadres de référence pour penser le cinéma de Visconti. C'est ce qu'indique déjà le titre du film Conversation Piece (en français, Violence et passion), un genre de la peinture anglaise du 18e siècle. Cette question des genres picturaux fait l'objet du second chapitre de l'essai. Ce chapitre est structuré en quatre sous-parties correspondant respectivement aux genres du portrait, de la scène de bataille, du paysage et de la nature morte (dont la vanité évoquée plus haut constitue un sous-genre). Aborder ces genres picturalement, même dans le cas de la scène de bataille qu'on pourrait confondre avec les genres cinématographiques du film de guerre ou du film historique, permet une plus juste appréhension du cinéma de Visconti, esthétique. Ainsi par exemple les valeurs d'action et de narration qui régissent les films de l'industrie du divertissement, peuvent se voir remplacées par des expériences de l'ordre de la contemplation et de l'appréciation de qualités picturales (iconographiques et formelles). Ceci vaut pour la forme filmique entière, figure humaine filmique comprise – dans des valeurs de portrait. L'acteur, selon cette perception picturale, peut composer des poses raffinées lors de stases narratives, dans un travail plasticien sur son corps plus proche du tableau vivant, sans qu'il y ait lieu pour le spectateur du film de s'impatienter du ralentissement de l'action. Le changement de paradigme, des conventions cinématographiques à picturales, constitue non seulement une opération théorique productive, mais la condition indispensable d'un rapport adéquat du spectateur au film. Car la question cruciale, avant même « qu'est-ce qu'il y a à voir ? » dans ce type de plan de valeur contemplative, est "comment voir ?". Les personnages-spectateurs des films de Visconti, hommes cultivés contemplatifs, peuvent à cet égard s'envisager comme les indicateurs figurés et fictifs d'une façon requise de voir le film, à la manière dont on peut apprécier une peinture.

De telles figures réflexives perturbent également la taxinomie habituelle en histoire du cinéma  qui oppose cinéastes classiques et modernes. Si la réflexivité caractérise l'œuvre du cinéaste moderne, la réflexivité de la forme filmique viscontienne s'éclaire plus justement en référence à l'histoire de la peinture. Là encore, le changement de paradigme, de cinématographique à pictural, permet un gain en pertinence de l'analyse. L'auteur s'attache par exemple aux mises en scène de trompe-l'œil picturaux ou de miroirs dans les décors filmiques, en ce qu'ils problématisent la mimésis, picturale et cinématographique. Car l'un des défis artistiques du cinéaste fut de réactualiser, dans un médium apparemment peu propice, certains canons de la beauté classiques, hérités de la peinture, voire de la statuaire. Rapporté à la figure humaine, et à la question de l'aura, ce défi esthétique relevé, honoré (il n'est qu'à voir la figure idéalisée de Tadzio dans Mort à Venise ; même si le livre, sans vouloir évidemment dé-sublimer, en dissèque les modalités concrètes de façonnement) fait de Visconti un Botticelli ou un Léonard de Vinci moderne. Ce qu'estime Youssef Ishagpour dans son essai sur le cinéaste, Laurent Darbellay en donne à saisir toute la substance formelle, la force d'inventivité à l'œuvre. Pour ne pas se méprendre sur ce recours créatif à la tradition, y percevoir justement l'invention formelle plutôt qu'un traditionalisme, Laurent Darbellay propose une comparaison aussi audacieuse qu'éclairante avec Un chant d'amour (1950), unique film réalisé par Jean Genet, qui sut transcender la nature mécanique de la genèse iconique, en faveur d'un sculptural des modèles en pose, révélant dans le corps humain lui-même une beauté digne d'un marbre de Praxitèle. Classicisme et modernisme se dialectisent pour une Renaissance des formes artistiques, cinématographiques.

Cette pluri- et inter-disciplinarité dans laquelle travaille la pensée du livre porte par moments au-delà des champs du cinéma et de la peinture, comme on vient de l'apercevoir. Qualifier pour autant l'approche de Laurent Darbellay d'esthétique post-moderne est peut-être inutile, car la théorie esthétique a toujours su englober les différents arts. Il est probable cependant qu'un tel livre fut favorisé par une tendance contemporaine d'ouverture et d'échanges entre les différents champs du savoir. Une notion à-propos, médiatrice, réside au cœur de cette étude, celle de "tableau", puisqu'on l'utilise non seulement en peinture, mais également en art dramatique (les théories du tableau théâtral sont utilisées par Darbellay dans ses analyses) ou dans le tableau vivant (pratique décrite par Goethe, dans l'anthologie littéraire, mais dont on pourrait remarquer qu'elle préfigure certaines performances de l'art contemporain). La démarche paraît aussi légitime car elle procède de la logique formelle du cinéma de Visconti, in-formée par sa pratique de la mise en scène dramatique. Mais la réflexion ne se désincarne pourtant pas dans ces entre-disciplines, l'analyse reste en prise sur les formes filmiques et leurs spécificités, la comparaison intervient pour précisions. La question du tableau, opératoire pour certaines caractéristiques formelles (telle la composition de "tableau-comble" à finalité expressive), ne rend pas compte de toute la richesse des "effets picturaux de l'image cinématographique", aussi d'autres outils de pensée esthétique sont mobilisés pour d'autres formes. Parmi les mises à contribution réussies de conceptions extérieures au champ cinématographique, notons la critique d'art de Diderot, ses fameuses expériences de projection et promenade imaginaires dans l'espace des paysages picturaux, dépeintes dans ses Salons : elles sont ici mobilisées habilement pour transposer la question du tableau pictural dans le dispositif de mise en scène cinématographique.

L'une des thèses sous-jacentes au livre peut tenir dans cette remarque : "dans son article de 1941, "Tradition et invention", Visconti revendique la nécessité créatrice de se tourner vers d'autres arts"   . Ce livre semble prouver qu'il en va de même du théoricien de cinéma