Une enquête sur la "précocité intellectuelle" des enfants et les problématiques que cela engendre.

Wilfried Lignier, sociologue enseignant à l’Ecole Normale Supérieure, propose dans cet ouvrage intitulé de façon très orientée La petite noblesse de l’intelligence, trois grands axes d’approche de la question de la "précocité intellectuelle" : un aspect historique, la question psychologique et celle du diagnostic, et, enfin, son rapport social et scolaire. Le terrain d’enquête est celui des enfants diagnostiqués et dont les familles sont adhérentes d’une association de familles d’enfants présentant un "haut potentiel intellectuel" (HPI). Autant dire que cela ne recouvre qu’une partie des enfants au "QI" élevé et que cela oriente les résultats de l’étude, ce dont l’auteur s’explique en écrivant "l’objet sociologique qui est le mien est bien l’appropriation sociale de la précocité intellectuelle, et non sa simple détection"   . Pour ce faire, l’auteur a envoyé 2000 questionnaires aux adhérents de l’AFEP (Association Française pour les Enfants Précoces) et il a eu 25% de retour. Il a ensuite eu 17 entretiens d’environ deux heures avec des parents d’enfants "précoces". L’étude s’appuie donc sur ces 25% de réponses de parents adhérents à l’AFEP.

L’intelligence et l’école

La présentation historique faite par Wilfried Lignier amène le lecteur à penser que le désintérêt de l’enfant HPI par la psychologie scolaire et l’institution scolaire est structurel. En effet, le système scolaire français est passé à la fin du XIXe siècle d’une école religieuse, payante et facultative, à une école laïque, gratuite et obligatoire, amenant une massification d’enfants scolarisés présentant un développement intellectuel moindre (ceux qui auparavant allaient travailler dès leur plus jeune âge au lieu d’aller à l’école). Face à cette population scolaire nouvelle, le système éducatif a dû faire des choix. Ainsi, la France a commandé à Alfred Binet et Théodore Simon des tests d’intelligence (1905) pour sélectionner les élèves les plus en difficulté afin de leur proposer un enseignement adapté. A la même époque, les Etats Unis d’Amérique mettent au point leurs premiers tests d’intelligence pour sélectionner non pas les élèves les plus en difficulté, mais les meilleurs élèves afin de former l’élite de la nation…

Aujourd’hui, le système scolaire est encore fondé sur cette dynamique sociale, offrant dans chaque département du pays un nombre important de classes adaptées pour les élèves présentant un retard de développement intellectuel : IME, SEGPA, classes à une douzaine d’élèves pour un ou deux adultes, plus parfois une aide apportée par des enseignants spécialisés du R.A.S.E.D. qui travaillent aussi avec ces élèves, lesquels représentent seulement 9% de la population scolaire   . Or, de l’autre côté, les 9% d’enfants les plus efficients   ne bénéficient quasiment d’aucune aide ou pédagogie adaptée à leurs capacités dans l’enseignement public, et ce malgré la loi d’orientation de 2005…

La terminologie : surdoué, précoce, HPI

En complément de cet aspect historique, la question terminologique est également reprise de façon chronologique : "surdoué", "précoce" et "HPI". Le "surdoué" aurait visiblement été un enfant pour lequel le savoir lui serait venu comme ça, comme par miracle, un enfant qui saurait tout sans avoir à l’apprendre. C’est faux, bien entendu. Comme tout autre enfant, il apprend, certes très rapidement, souvent seul et avec de la déduction, de l’intuition, mais il apprend. De plus, des enfants "surdoués" sont aussi en échec scolaire, se déscolarisent et interrompent (voire cessent) leurs études. Avoir des facilités intellectuelle ne fait pas de l’enfant quelqu’un de nécessairement "doué " ou "sur-doué" pour l’école.

Cette dénomination a été suivie par celle d’enfant "précoce", enfant qui, comme un légume, atteindrait une maturité en avance par rapport aux autres enfants non "précoces", lesquels atteindraient donc eux aussi, mais un jour plus lointain, le même niveau de développement intellectuel que celui des enfants "précoces". Là encore, c’est faux. Le fonctionnement intellectuel de l’enfant "précoce" est différent de celui des autres enfants et les autres ne deviendront pas comme lui un peu plus tard. Enfin, l’enfant HPI (Haut Potentiel Intellectuel), terminologie récente, indique bien un haut potentiel, mais sans don (pas "sur-doué"), sans avance sur les autres (pas "précoce"), et sans réussite scolaire nécessairement associée. Remarquons que l’auteur s’enracine dans cette terminologie passée, sous-titrant son ouvrage "une sociologie des enfants surdoués", et qu’il y parle d’enfants "précoce". 

D’ailleurs, l’enquête rejoint l’observation souvent faite en consultation de ville et qui montre que bon nombre de ces enfants HPI sont en difficulté à l’école. Dans les deux cas, il s’agit d’une population clinique, la seule existante car, nous dit l’auteur, n’est HPI que l’enfant qui a été diagnostiqué. Cette conception logique est peut-être à nuancer car un certain nombre de passages anticipé au moment du CP-CE1 se font sans qu’il y ait de test de QI de réalisé, juste à partir de l’observation d’un enseignant attentif aux capacités de l’enfant. Néanmoins, cette étude permet de constater que, bien souvent, "l’école" est inadaptée à ces enfants, soit parce qu’ils présentent un fonctionnement intellectuel qui n’est pas pris en compte pas l’école ordinaire, soit parce qu’ils présentent également des éléments de développement psychique et relationnel tellement différents des autres enfants (non HPI) que cela les met en difficulté dans leurs relations sociales, amicales et affective.

Il est d’ailleurs fort regrettable que cet aspect psycho-affectif soit peu présent dans l’ouvrage car le tableau clinique de l’enfant HPI ne se réduit pas à de hautes performances intellectuelles. Ces enfants arrivent aussi en consultation à cause de difficultés psycho-affectives dans des familles où la question HPI n’a jamais été évoquée. L’anamnèse permet alors de faire une forte suspicion de HPI, et le test vient généralement confirmer et apporter un complément d’information au diagnostic. L’un sans l’autre, la performance intellectuelle sans prise en compte des éléments psycho-affectifs, et réciproquement, conduit à une prise en charge souvent borgne des difficultés de l’enfant   .

Qui fait le diagnostic ?

Avant et après le diagnostic, c’est bien souvent l’errance des familles qui est au premier plan. D’abord à l’école, où il est généralement difficile de faire reconnaître cette différence   , et encore plus difficile de faire accepter une adaptation de l’enseignement pour ces enfants qui, à l’école primaire, peuvent être de brillants premiers de classe dont les enseignants ont du mal à se séparer. Auprès de la psychologie scolaire, il est souvent malvenu qu’une famille demande la passation d’un test si l’initiative ne vient pas de l’enseignant, les psychologues scolaires travaillant plutôt avec les enfants en difficulté scolaire pour des raisons psychologiques, voire pour un retard de développement intellectuel, qu’avec des enfants ayant des facilités intellectuelles. D’ailleurs, l’auteur nous indique que 83% des premières évaluations psychométriques sont faites par des professionnels en cabinet et non par les psychologues scolaires… Dans la population enquêtée, 32% des enfants ont été testés deux fois. Parmi ceux-là, l’auteur nous apprend que 55% des enfants testés par un psychologue scolaire (des 32% des enfants ont été testés 2 fois) font un second test mais en libéral, contre seulement 27 % des enfants testés la première fois en libéral. On apprend aussi qu’auprès de ces 25% des familles de l’AFEP, l’âge moyen du test est de 6 ans et 10 mois pour les enfants de classe sociale supérieure contre 7 ans 8 mois pour ceux des classes sociales populaires. Enfin, la scolarisation des enfants enquêtés est très majoritairement dans l’enseignement privé et non public, un tiers des enfants quittent leur établissement d’origine, et seulement 10% des enfants enquêtés sont scolarisés dans une classe spécialisée (92% au collège).

Une psychologue citée dans l’ouvrage indique que les enfants HPI représentent 60% de sa patientèle. Il y aurait même des conventions signées entre l’AFEP (Association Française pour les Enfants Précoces) et les psychologues recensés dans leur liste pour qu’ils offrent un tarif réduit au test, et qu’ils s’engagent à fournir un compte rendu indiquant si l’enfant est "précoce" ou non, le QIT, et le résultat à tous les tests. Il faut préciser que bon nombre de professionnels refusent, pour des raisons totalement obscures, de donner les chiffres obtenus par les enfants aux tests alors qu’il est évident qu’il faut communiquer au patient le résultat détaillé et chiffré de son test, sans quoi il ne peut d’être de quasi aucune utilité. Certaines familles vont également en centre de soin. L’auteur rapporte une étude faite en 2004 à l’hôpital Sainte Anne qui montre que, pour les consultations visant un diagnostic HPI, 82% des demandes de test sont faites dès la prise de rendez-vous, et 18% apparaissent lors de la première consultation.

A qui profite le test ?

Dans la population enquêtée, 60% des enfants ont un père cadre ou exerçant une profession intellectuelle supérieure contre seulement 4% de père employé et 3% de père ouvrier. La question du niveau de formation de la mère est également analysée avec intérêt, l’auteur nous fournissant plusieurs tableaux statistiques sur les professions et le niveau de diplôme des parents. Ainsi, 72% des enfants diagnostiqués et dont les parents adhèrent à l’AFEP ont au moins un parent exerçant une profession supérieure. Qu’en est-il pour les autres enfants, ceux dont les parents n’appartiennent pas aux classes sociales supérieures ? L’auteur avance qu’il y a une sélection sociale avant la confrontation de l’enfant au test, et qu’ils ne parviennent tout simplement pas jusqu'au stade du test. Son explication est qu’un test de QI coûte entre 150 et 250 euros, ce qui nécessite un niveau économique assez élevé. Or, quand le psychologue scolaire fait son travail, ce test est gratuit car cela fait partie de ses missions de la fonction publique. Enfin, il faudrait des compétences culturelles que n’auraient pas les autres parents, non exerçant une profession supérieure. Il avance également que le recours au soin psychologique dépend de la position sociale, ce qui est ignorer les structures publiques et non payantes telles que les Centre Médico Psychologique, et plus récemment les Maison Départementale des Adolescents. Il y aurait donc peut-être derrière cela une affaire de style, nous dit l’auteur   .

Le test profiterait ainsi à un certain style de familles, mais aussi aux garçons ! En effet, on apprend que trois quart des enfants "précoces" enquêtés  sont des garçons. Or, cette enquête est basée sur 25% des parents qui ont reçu le dossier d’enquête, les 75% autres n’ayant pas répondu, il est difficile de dire si les garçons y sont là aussi surreprésentés. Enfin, la fratrie serait également bénéficiaire du test car 68% des parents de l’enquête (68% des 25% des parents qui ont reçu le dossier d’enquête et qui y ont répondu) déclarent qu’un autre enfant de la fratrie est ou serait "précoce". En revanche, cela nuirait aux filles qui seraient souvent moins "précoces" que les garçons parce qu’on les emmènerait moins chez le psychologue, avec l’idée qu’il serait moins pertinent de faire tester une fille car elles seraient plus autonomes   . L’auteur va jusqu’à écrire que "une fille […] qui se distingue par de bons résultats à l’école, peut se trouver symboliquement exclue d’emblée du domaine de la "véritable" intelligence, étant typiquement définie comme "scolaire" plutôt que potentiellement "précoce"    .

L’enfant "précoce" et l’école

Wilfried Lignier nous apprend que 65% des enfants "précoces" ont une année scolaire d’avance, alors qu’il n’y a que 2% d’enfants dans la population générale qui ont un an d’avance. Mais on retrouve également 2% des enfants "précoces" de l’enquête avec un retard scolaire… L’école est généralement vécue comme insatisfaisante par les familles, ce qui amène souvent un changement d’établissement. Une maman enquêtée indique que "la maternelle est complètement inadaptée aux précoces"   , critique souvent revenue lors des entretiens du sociologue avec les familles. Par exemple, la famille Rantain raconte que leur fils est en CP, qu’il présente des difficultés d’apprentissage alors qu’il manifeste un important goût pour le savoir scientifique et la lecture à la maison. La famille demande un entretien avec la psychologue scolaire qui les renvoie en accusant la famille "de "trop couver" l’enfant, et d’essayer de lui apprendre une autre méthode que la méthode [de l’enseignante]"   .

La famille passe alors par l’orthophoniste, puis le CMPP (Centre Médico Psycho Pédagogique) qui avance enfin un diagnostic de "précocité intellectuelle". Wilfried Ligner nous rapporte de nombreux autres exemples du même type et précise qu’il "s’agit toujours d’obtenir de l’école qu’elle traite l’enfant d’une façon spécifique, non pas au vu des propriétés qu’elle reconnaît naturellement en tant qu’institution (le niveau scolaire notamment), mais au vu d’une réalité qui lui est relativement extérieure, le fait que les enfants soient d’une intelligence hors du commun"   . En effet, la formation des enseignants ignore la question du Haut Potentiel Intellectuel, lequel ne se manifeste pas toujours par un élève aux résultats scolaires brillants. Et quand cela arrive, nombre d’enseignants préfèrent garder dans leur classe ces élèves brillants qui vont aider les autres en difficulté, les très bons élèves devenant l’assistant de l’enseignant, plutôt que de proposer un passage anticipé pour qu’ils puissent se confronter à un enseignement scolaire qui les oblige à se mettre au travail.

Au collège, l’AFEP recensait en 2006 soixante-quinze établissements proposant une classe ou une pédagogie adaptée, avec soixante-trois établissements privés contre seulement douze établissements publics. Ainsi, 90% des enfants scolarisés dans un cursus spécialisé le sont dans le privé, probablement pour se prémunir du risque d’une scolarité difficile au collège qui toucherait les deux tiers des enfants HPI.

Une vision borgne

Cet ouvrage nous apprend beaucoup de chose sur le parcours scolaire de ces enfants HPI et de leur famille, adhérentes à l’AFEP. Ainsi, l’auteur avance qu’il y a la recherche d’une petite noblesse de l’intelligence à avoir un enfant HPI, noblesse psychologique et non scolaire au début de la scolarité, qui devient noblesse scolaire avec des études dans des Grandes Ecoles, voire à terme noblesse d’Etat   . L’accent est clairement mis sur les performances intellectuelles de ces enfants avec un désintérêt (volontaire ou par ignorance ?) pour les éléments psycho-affectif et relationnels de ces enfants, lesquels sont dans bien des cas la première porte d’entrée vers un diagnostic HPI. 

Par ailleurs, Wilfried Lignier écrit que "parler de "précocité intellectuelle" pour un lycéen ou un étudiant est incongru. En parler pour un adulte est absurde"   . Cette affirmation n’est possible qu’en omettant justement tous ces éléments psycho-affectifs et relationnels de ces enfants devenus adultes. Cette vision borgne de la question est regrettable car la réalité de la consultation en cabinet auprès des enfants et adolescents HPI peut être bien différente de ce qui est donné à lire dans cet ouvrage. Quant aux adultes à propos desquels il serait absurde de parler de "précocité", lesquels sont pourtant dans ce cas souvent d’anciens enfants premiers de la classe, voire avec une ou deux années scolaire d’avance, major de leur promotion d’école d’ingénieur ou très bien placés dans leurs études supérieures, les éléments psycho-affectifs à l’âge adulte sont parfois similaires à ceux de l’enfance et, dans un certain nombre de cas, ils restent en difficulté psycho-affective et relationnelle même si la question scolaire a trouvé une issue favorable. 

Pour conclure, cet ouvrage est intéressant car il présente une population particulière (adhérents de l’AFEP) mais qui n’est pas représentative de l’ensemble des familles des enfants HPI. Il y a beaucoup de transcriptions d’entretiens avec les familles, ce qui permet de prendre connaissance en direct des témoignages, ce qui est très instructif. Mais l’auteur fait des choix méthodologiques et prend des positions qui méritent bien souvent d’être discutées