Pourquoi l'éthique de Hans Jonas devait-elle se développer de manière privilégiée en une éthique médicale ?  

Jean Beaufret parlait naguère, en ayant bien sûr à l’esprit les écrits de Martin Heidegger, du regrettable retard à la traduction caractéristique de la culture française. Il aura en effet fallu attendre plus d’un demi-siècle pour qu’Etre et temps soit enfin intégralement traduit, et l’on sait que ce travail a non seulement donné bien du fil à retordre à ses traducteurs, mais qu’il a encore donné lieu à une querelle entre ses divers traducteurs, s’accusant les uns les autres d’incompétence. Touchant Heidegger, ce retard a incontestablement été rattrapé : la traduction de ses œuvres complètes va bon train, et il ne se passe plus une année sans qu’un nouveau volume voie le jour aux éditions Gallimard. Mais d’autres livres majeurs de la philosophie du XXe siècle attendent toujours d’être traduits – sans parler de ceux dont la traduction, déjà vieillie et devenue inutilisable, exigerait d’être révisée.

Mais, plus grave encore peut-être que le retard à la traduction et procédant de celui-ci, est ce que l’on pourrait appeler le retard à la réception. La philosophie de Hans Jonas a souffert et souffre encore de ces deux retards : les textes majeurs de ce penseur ne sont disponibles en français que depuis le début des années 1990, et quelques autres attendent toujours d’être traduits ; quant aux études critiques qui lui sont spécifiquement consacrées, elles se comptent malheureusement sur les doigts des deux mains, à quoi s’ajoutent naturellement les chapitres de livres et les articles où il est plus ou moins directement question de lui – lesquels, au reste, ne sont pas non plus légion. Cet état de fait est d’autant plus dommageable que la pensée de Hans Jonas, qui s’est développée dans de multiples directions au cours d’une longue carrière intellectuelle couvrant plusieurs décennies, ne se laisse pas aisément embrasser du regard et demande impérativement pour être comprise un patient travail de lecture, de commentaire et d’analyse.

Aussi la parution de tout ouvrage dédié à une telle tâche nous semble-t-elle constituer en soi une bonne nouvelle, d’autant plus lorsque ce travail s’accompagne d’un important effort de traduction. Tel est le cas du travail remarquable accompli par Eric Pommier, qui livre coup sur coup une étude de la pensée de Hans Jonas, et une version française de quelques-uns de ses articles de bioéthique et de philosophie médicale contenus dans son recueil Technik, Medizin und Ethik de 1985   .

L’ouvrage dont nous rendons compte, de format modeste, porte un titre qui suggère que l’opus magnum de Jonas publié en 1979 sera mis au centre de l’attention : à savoir le Principe Responsabilité, traduit par Jean Greisch en 1990, auquel à l’heure actuelle aucune analyse serrée et exhaustive n’a réellement été consacrée. Disons-le sans plus tarder : l’essai d’Eric Pommier ne comble pas cette lacune, contrairement à ce que le titre pouvait donner à entendre (par où ce dernier apparaît assez mal choisi), et se donne un projet différent, lequel vise plutôt à élucider le versant médical de l’éthique jonassienne. C’est ce parti pris, assumé dès les premières pages de l’essai, qui nous paraît problématique, en ce qu'il souffre d'être insuffisamment justifié.

La thèse que défend Eric Pommier est que l’éthique élaborée par Jonas est une éthique fondée sur l’ontologie de ce qu’il appelle, en référence tacite à Heidegger, l’être-en vie   , et qu’à ce titre elle a vocation à dépasser le cadre humain trop humain des éthiques anthropocentrées   . Si humanisme il y a de l’éthique jonasienne, alors, insiste Eric Pommier, c’est un humanisme résolument non anthropocentrique prenant en considération aussi bien la biodiversité que les espèces elles-mêmes ou les écosystèmes   , c’est-à-dire la totalité de la vie et de la nature   . Empruntant son vocabulaire à l’éthique environnementale contemporaine, dont le nom est d’ailleurs prononcé à plusieurs reprises   , l’auteur n’hésite pas à qualifier l’éthique jonassienne de biocentrisme   , pour désigner par là une éthique globale de la nature   .


D’une éthique globale de la nature à l’éthique médicale

Dans de telles conditions, ce qu’il faut bien évidemment expliquer, c’est la raison pour laquelle cette prétendue éthique globale de la nature s’est tournée de manière privilégiée vers l’élaboration d’une éthique médicale, à laquelle Jonas a consacré la plus grande partie de ses écrits, au lendemain du Principe Responsabilité, examinant tour à tour les problèmes que soulèvent l’expérimentation sur les sujets humains, l’intervention chirurgicale et l’insémination artificielle, la fécondation in vitro, le don du sperme, etc., et plus radicalement l’eugénisme, le clonage et l’euthanasie – autour desquels, fort logiquement, s’organise plus de la moitié de l’essai d’Eric Pommier   . Or il n’est question en tous ces problèmes de bioéthique que des êtres humains, du type de soin qu’il convient de leur prodiguer, de l’image de l’homme qu’emporte avec soi l’idée même de certaines interventions médicales, de la dignité du patient et du mourant, de la détermination de la responsabilité du médecin, etc. C’est de l’homme qu’il s’agit en cette affaire et non pas de la totalité de la vie et de la nature. Qu’est devenu le projet, que revendique en effet Jonas dans le Principe responsabilité, d’une éthique globale de la nature échappant à l’orientation anthropocentrique des morales traditionnelles ?

Ce point, qui nous paraît décisif en toute discussion de la pensée de Jonas, fait l’objet d’un examen de la part d’Eric Pommier aux pages 55 à 61 de son étude. L’argument principal qu’il invoque pour justifier la restriction de l’éthique jonassienne aux dimensions d’une éthique médicale consiste à dire que le corps humain est "une totalité plus facilement modélisable que la  biosphère"   , et que pour cette raison les conséquences éthiques des modifications techniques introduites dans le corps peuvent être évaluées plus directement. En l’absence d’"une science intégrale de l’environnement", comme le dit Jonas   , il est impossible de s’appuyer sur des lignes causales claires et donc de pouvoir envisager les conséquences de tel ou tel développement technologique en les évaluant au plan éthique. "Alors que l’éthique de l’environnement", commente Eric Pommier, "ne peut faire fond sur une science qui prendrait en compte la globalité des facteurs causaux permettant d’expliquer en toute certitude l’évolution d’un climat, d’évaluer l’impact d’une déforestation massive ou de la disparition d’une espèce, l’éthique de la médecine peut, quant à elle, s’appuyer sur une expérience qui montre en quoi le vivant est affecté directement et sans équivoque par une technique"   .

En admettant que cet argument soit celui qu’invoque Jonas lui-même, il reste à en apprécier la validité. Existe-il une seule science pouvant prétendre posséder une connaissance intégrale de son propre objet ? S’il apparaît que la médecine (dont la problématique scientificité mériterait d’être expressément discutée puisque, comme le dit Eric Pommier elle est à la fois un "art" devant prendre en charge le corps singulier d’un patient qui souffre, et une "recherche scientifique" considérant le corps de manière exclusivement objective   ) ne satisfait pas plus qu’aucune autre science de telles exigences exorbitantes, alors pourquoi "les missions et les moyens de l’art médical" pourraient-ils donner lieu à une évaluation éthique, tandis que les interférences avec l’environnement naturel ne le pourraient pas ? En outre, pourquoi faudrait-il s’assurer, avant d’énoncer quelque obligation que ce soit dans le domaine environnemental, de posséder une science intégrale de l’environnement ? Jonas ne se donne-t-il pas une idée erronée du réglage du discours philosophique et du discours scientifique qui fait fi non seulement de ce que les théoriciens d’éthique environnementale, dès le début des années 1970, ont réalisé dans ce domaine, mais aussi bien de ce que les Naturphilosophen ont entrepris en liaison avec d’autres champs du savoir positif au début du XIXe siècle ?

Le rejet affiché de l’anthropocentrisme            

Quelle que soit la pertinence de ces objections de principe, il est probable toutefois qu'elles se trompent de cible car la véritable raison du privilège accordé par Jonas à l’éthique médicale se trouve, nous semble-t-il, ailleurs, à savoir dans l’anthropocentrisme résiduel dont sa philosophie est affecté et qui l’incline à se tourner principalement vers l’homme.

Il n’est pas sûr en effet que le Principe Responsabilité, contrairement à ce que prétend Jonas, puisse réellement échapper au soupçon d’anthropocentrisme. A première vue, il semblerait pourtant que pareil soupçon soit singulièrement injustifié concernant une œuvre qu’inspire un rejet constant de l’anthropocentrisme et qui reconnaît la communauté de destin de l’homme et de la nature. Jonas n’écrit-il pas que l’éthique dont il forme le projet "ne peut plus s’arrêter à l’anthropocentrisme brutal qui caractérise l’éthique traditionnelle, en particulier l’éthique grecque-juive-chrétienne de l’Occident"   , et qu’il convient d’élargir la responsabilité à la nature, en y incluant non seulement l’ensemble des vivants, mais encore le règne végétal et les ensembles écosystémiques ? Ne déclare-t-il pas que "la solidarité de destin entre l’homme et la nature (…) nous fait (…) redécouvrir la dignité autonome de la nature et nous commande de respecter son intégrité par-delà l’aspect utilitaire"    ? N’est-il pas l’auteur de telle page superbe, que les défenseurs les plus radicaux de la cause animale n’hésiteraient pas à contresigner, dans laquelle il dénonce dans l’élevage intensif "l’avilissement ultime d’organismes doués de sens, capables de mouvement, sensibles et pleins d’énergie vitale, réduits à l’état de machine à pondre et de machines à viande, privés d’environnement, enfermés à vie, artificiellement éclairés, alimentés automatiquement"    ?      

Quant au primat reconnu à l’homme et assumé comme tel dans certains textes, notamment dans les articles réunis dans Le phénomène de la vie, ce privilège résulte d’une décision méthodologique en vertu de laquelle il se pourrait bien que "l’homme [soit] après tout la mesure de toute chose – non pas il est vrai de par la législation de sa raison, mais de par le modèle constitué par sa totalité psychophysique qui représente le maximum de complétude ontologique connue de nous, une complétude à partir de laquelle, par réduction, on devrait pouvoir déterminer la spécificité de l’être au moyen d’une soustraction ontologique progressive jusqu’au minimum de la simple matière élémentaire"  

Or les règles d’une saine méthode ne recommandent-elles pas de partir "de ce qui en dit le plus, du plus manifeste, et non du plus caché, du plus développé et non du moins développé, du plus plein et non du plus pauvre – donc du ‘plus élevé’ qui nous soit accessible"   – bref, de l’homme auquel il conviendrait en conséquence de reconnaître une place à part dans l’étude des phénomènes de la vie ? Il n’y a là nul anthropocentrisme, mais bien plutôt anthropomorphisme méthodologique, comme le dit Eric Pommier   .



L’anthropocentrisme résiduel de l’éthique jonasienne

Et pourtant, dans le texte même où Jonas proclame la nécessité de mettre fin à l’anthropocentrisme brutal de la tradition occidentale, on le voit se contredire étrangement, ou du moins limiter étroitement la portée révolutionnaire d’une telle déclaration, en écrivant que "pour autant que l’ultime pôle de référence qui fait de l’intérêt pour la conservation de la nature un intérêt moral est le destin de l’homme en tant qu’il dépend de l’état de la  nature, l’orientation anthropocentrique de la morale classique est encore conservée ici"   .
      
Si, de manière ultime, l’impératif de responsabilité entend mettre à l’abri "l’image de l’homme", alors nous n’avons d’obligation à l’endroit de la nature qu’en tant que le processus évolutif s’est montré capable de déboucher sur l’homo sapiens, c’est-à-dire dans la stricte mesure où notre destin coïncide avec le sien. Si l’être qui nous a produits a le droit d’exiger que ses créatures ne détruisent pas la création comme telle, c’est précisément parce qu’elle nous a produits, en sorte que l’impératif inconditionnel revient ni plus ni moins à rendre moralement contraignantes le respect des conditions générales de la survie de l’humanité. "On veut seulement dire par là", conclut à juste titre Paul Ricœur, "que l’intérêt de l’homme coïncide avec celui du reste des vivants et celui de la nature entière en tant qu’elle est notre patrie terrestre", ce qui n’est pas exactement la même chose que de fonder une éthique de la nature qui revendique la protection de "la plénitude de vie produite pendant le long travail créateur de la nature (…) pour son propre bien"   .
    
Il ne suffit donc pas de dire, comme le fait à l’occasion Jonas, que l’homme, parce qu’"en lui le principe de la finalité a atteint son point culminant et en même temps le point qui le menace lui-même en vertu de la liberté de s’assigner des fins et du pouvoir de les exécuter », que l’homme – donc – devient pour lui-même « le premier objet du devoir"   , il faut dire qu’il est à lui-même le seul véritable objet du devoir. Jonas en fait lui-même l’aveu lorsqu’il écrit qu’en ce qui a trait aux êtres qui existent indépendamment de nous, leur existence peut à la rigueur concerner notre "conscience métaphysique", mais non pas notre responsabilité, car, au fond, "pour l’essentiel, la nature prend soin d’elle-même et n’a que faire de notre approbation et de notre approbation évaluative"   .

On dira que la rupture des équilibres naturels que provoquent les interventions humaines fait que justement la nature ne peut plus prendre soin d’elle-même, raison pour laquelle elle doit devenir un objet de préoccupation morale, mais aussi étonnant que cela puisse paraître, Jonas semble parfois être le premier à douter que notre pouvoir causal puisse franchir les limites que la nature pose elle-même. Contrairement à ce qu’affirme Eric Pommier   , Jonas ne croit pas que l’homme puisse réellement être le fossoyeur de la nature.

Ce passage proprement stupéfiant du Principe Responsabilité, où capitule une éthique de la nature digne de ce nom, vaut d’être longuement cité : "Demander si le monde doit être n’est pas une chose insensée, mais n’a pas grand sens, étant donné que la réponse, qu’elle soit positive ou négative, est sans conséquences : le monde existe déjà et continue à le faire ; son existence n’est pas en danger et même alors nous ne pourrions rien y faire. (…) Ce qui existe par soi et en totale indépendance de nous, son devoir-être, une fois qu’il est connu, peut sans doute importer à notre conscience métaphysique – certainement dès lors que, comme c’est le cas ici, il inclut notre existence – mais à notre responsabilité. Autre chose est la question de savoir si le monde doit être plutôt de cette façon ou de cette autre, plutôt ainsi et ainsi, car là il pourrait y avoir de l’espace pour une collaboration de notre part, et donc également pour une responsabilité et cela nous renvoie au domaine plus étroit de la causalité humaine. (…) Ce qui subsiste par sa propre force – le monde tel qu’il est – peut attendre au-delà des nécessités présentes de l’homme et en règle générale il maintient lui-même ouverte la chance que son être-tel reçoive tôt ou tard un soutien contre le pire"  
      
Enfin, l’idée même selon laquelle l’homme incarnerait une sorte de complétude ontologique – dont on ne voit pas bien, au demeurant, en quoi elle se distingue radicalement de l’ancienne théorie de l’échelle des êtres – ne laisse pas d’être extrêmement problématique, car elle semble rendre possible une discrimination non seulement entre les êtres humains et le reste de la nature, mais encore entre les êtres humains eux-mêmes en fonction de leur degré de complétude ontologique. S’il fallait appliquer la règle de soustraction ontologique dont il a été question précédemment, on voit mal comment Jonas pourrait résister à l’objection à laquelle les Anglo-Saxons ont donné le nom de l’objection ou de l’argument des cas marginaux, consistant à montrer que certains critères de considérabilité morale sont à ce point restrictifs qu’ils menacent d’exclure des groupes d’individus en les exposant par là même à un traitement inhumain. N’est-ce pas ce qui risque de se passer chez Jonas dès lors que certains êtres humains (par exemple, ceux qui sont gravement handicapés) se révèlent ontologiquement inférieurs à d’autres ? L’idée de complétude ontologique est-elle bien capable de fournir des principes permettant de soupeser et d’arbitrer en toute impartialité les prétentions rivales de considération morale ?

Sur tous ces points, il faut avouer que Le Principe Responsabilité ne livre pas de réponses claires. La thèse selon laquelle la vie serait bonne en soi, ou celle selon laquelle la nature demanderait à être préservée pour elle-même, l’idée d’une valeur sacrée de la vie, qu’Eric Pommier attribue à Jonas   et que ce dernier revendiquait lui-même, ne trouvent aucune justification chez lui, et c’est cette absence de justification qui explique en fin de compte que son éthique ait été conduite à privilégier la seule forme d’existence à laquelle elle avait les moyens de reconnaître un statut moral – celle de l’homme –, et qu’elle se soit logiquement développée sous la forme d’une éthique médicale