Un livre dense et érudit qui, en faisant dialoguer gnostiques et ecclésiastiques, souligne la richesse fécondante du christianisme des premiers temps

Si le christianisme apparaît comme une religion révélée et affirme un certain nombre de limites et frontières dans son canon scripturaire (défini et achevé entre les IIe et IVe siècle), il se présente aussi dès l’origine comme pluriforme, divers et complexe. S’affirme ainsi dès la fin du IIe siècle une forte tension entre les apologistes (Justin, Irénée, Clément d’Alexandrie), défenseurs d’une vision de l’Eglise et du christianisme unifiée autour de certaines normes de la foi, et les gnostiques, réservant le salut eschatologique aux seuls initiés ayant atteint la Gnose (la Connaissance ou la découverte de Dieu en soi-même). C’est précisément ce christianisme pluriel, ces tensions théologiques qu’Antonio Orbe, professeur de théologie à l’Université Grégorienne de Rome   , spécialiste notamment de la théologie patristique des tout premiers siècles, explore dans son ouvrage intitulé Introduction à la théologie des IIe et IIIe siècles (2 tomes). 

Le livre, paru initialement en 1987, fait ici l’objet d’une réédition : à la traduction de Joseph M. Lopez de Castro et Agnès Bastit s’ajoutent les références textuelles de Pierre Molinié (qui restaient très sommaires dans l’original), l’actualisation des données bibliographiques de Jean-Michel Roessli concernant les études parues depuis la sortie de l’ouvrage en espagnol ainsi qu'une bibliographie des titres cités par l’auteur et plusieurs index créés grâce aux soins de Bernard Jacob. 

 

Le plan du livre

Le présent ouvrage constitue une vaste introduction à la littérature chrétienne des second et troisième siècles de quelque provenance que ce soit, y compris gnostique ou apocryphe. Cette approche s’inscrit dans une vision de la théologie de l’histoire et adopte donc un plan qui suit les étapes du plan divin de salut, depuis le Dieu inconnu (premier chapitre : " Vers la connaissance de Dieu ") et son entreprise créatrice jusqu’au régime du Millénium et au Jugement Dernier, en passant par l’épineux problème du péché et l’incarnation du Verbe en Jésus. L’enchaînement des chapitres adopte donc la ligne narrative des deux Testaments comme s’il s’agissait pour l’auteur de mettre à jour les desseins du dieu de la Bible, autrement dit le sens et le but de l’économie divine. Le premier volume, comportant vingt-sept chapitres, débute ainsi avec la connaissance de Dieu et s’achève sur l’évocation du Nouveau Testament tandis que le second volume, comportant vingt-et-un chapitres, commence avec l’Incarnation et se termine sur la vision du Père. 

 

La confrontation de deux visions : celle des gnostiques et celle des ecclésiastiques

La méthode suivie par l’auteur est assez simple : chaque chapitre offre un schéma commun où les doctrines gnostiques, selon leurs différentes familles (Ophites, Valentiniens   , Séthiens, Marcionites), sont confrontées aux doctrines ecclésiastiques (entendons ici "orthodoxes"), notamment celle d’Irénée. S’inaugure dès lors sous les yeux du lecteur un dialogue fécond où l’auteur entend éclairer la compréhension de la grande Eglise à la lumière des doctrines gnostiques. De ce point de vue, Orbe privilégie clairement les camps valentiniens et irénéens et s’en explique dans le prologue : " D’emblée, sans aucun signe annonciateur, ils [les Valentiniens] ont manifesté une maîtrise absolue dans tous les domaines de la théologie et esquissé l’économie du salut, selon une ligne continue.

Bien souvent, cette méthode permet de souligner le caractère pluriel d’un christianisme originel traversé de tensions, mais préoccupé par des thématiques communes. La notion de péché, faisant ainsi l’objet de trois chapitres dans le premier volume, illustre bien la vigueur de la confrontation théologique autour d’un même thème, notamment dans le chapitre intitulé " Le péché des anges ". Aux ecclésiastiques qui voient dans l’exhortation à la désobéissance du serpent l’action d’un ange qui se serait, pour une mystérieuse raison, affranchi du commandement divin s’oppose la pensée gnostique qui considère le serpent comme l’agent de la Sagesse (Sophia) venu instruire l’homme et l’amener à la Connaissance. On voit donc là qu’il y a, selon les uns et les autres, une vision radicalement différente de la nature du péché : pour les ecclésiastiques, le péché est la désobéissance à Dieu alors que pour les gnostiques, le péché est un état d’ "ignorance" (autrement dit une impossibilité pour l’homme d’accéder à la Connaissance du bien et du mal (la Gnose)) qui doit être dépassé. En effet, à leurs yeux, le monde sensible se révèle corrompu et corrupteur et la seule façon de s’élever au divin, c’est d’accéder à la Gnose

Trois chapitres dans le deuxième tome apparaissent aussi particulièrement intéressants pour saisir les lignes de clivage entre gnostiques et ecclésiastiques : " La croix ", " La mort du Christ " et " La résurrection du Christ ". Ces chapitres révèlent en fait la façon différente dont ces deux camps appréhendent la figure du Christ. Alors que les gnostiques insistent sur sa nature divine, " en tant qu’homme de lumière ", Irénée, notamment, souligne la dimension charnelle du Christ glorifié en Dieu. Le chapitre " La croix " montre ainsi comment " la staurologie   à double niveau, divin et terrestre " des Valentiniens (autrement dit la séparation entre l’accès aux éléments spirituels et l’univers matériel) s’oppose à l’efficacité salvifique de la croix chez Irénée qui conduit au salut de l’univers sensible : le Verbe de Dieu s’est fait chair afin de favoriser pour l’homme, juif comme païen, l’accès à l’immortalité et à la vie éternelle. La croix salvifique du Calvaire vient ainsi s’inscrire en opposition à celle de l’arbre de la science, à l’origine de la désobéissance d’Adam et du péché. Quant au chapitre sur la mort du Christ, il révèle lui aussi en profondeur deux conceptions viscéralement opposées de l’univers. Pour les gnostiques, " partisans de la Salus spiritus", cette mort correspond à l’abandon du corps et à l’accès de  l’" esprit " au monde divin alors que pour l’évêque de Lyon, il s’agit d’une mort commune, autrement dit humaine et charnelle. De fait, le troisième chapitre, consacré à la résurrection du Christ, entérine cette différence radicale en montrant que les hérétiques admettent la résurrection du Christ, Fils de Dieu - d’entre les morts - mais c’est une résurrection qui passe sous silence l’économie charnelle de Jésus (elle reste pour ainsi dire métaphorique). Il n’y a donc pas pour les hérétiques (marcionites et gnostiques) de possible salut de la chair humaine alors même que pour l’Eglise, l’efficacité salvifique de la mort du Christ implique comme préliminaires la Passion et la mort humaine sur la croix.

 

A l’aube du christianisme

La présente introduction, aussi bien par sa forme que par son contenu, apparaît d’une grande originalité. En effet, le livre n’a pas été conçu originellement comme un ouvrage puisqu’il provient des notes de cours relues par l’auteur, d’où la grande liberté de forme. De plus, certains chapitres privilégient une approche philosophique (on pense ici notamment au chapitre "Création libre ou nécessaire ? ") qui réfère à des notions purement platoniciennes. 

Si la méthode suivie obéit à une grande clarté, la lecture de l’ouvrage reste ardue dans la mesure où s’y succèdent des chapitres tantôt analytiques et tantôt synthétiques   . A cette difficulté de forme s’ajoute une difficulté proprement intellectuelle : la plongée dans l’univers gnostique, notamment celui des Valentiniens, reste exigeante et il n’est pas toujours évident de se familiariser avec des notions telles que celles de Plérôme, d’Eon ou d’homme " hylique ".  A ce titre, la présence d’un index des principales notions valentiniennes aurait été, nous semble-t-il, utile. 

Reste que le grand mérite de cette étude est de nous plonger au cœur des débats théologiques des premiers siècles du christianisme. En focalisant notamment sa réflexion sur certains versets bibliques et sur l’interprétation qu’en donnent gnostiques et ecclésiastiques, Orbe fait de nous des témoins privilégiés de la naissance du christianisme, comme si nous assistions à la toute première réception des textes bibliques dans les communautés chrétiennes. A posteriori, ce dialogue permanent entre gnostiques et orthodoxes nous permet de mieux saisir la dynamique et l’enjeu du processus de canonisation qui s’amorce dès les troisième et quatrième siècles. Comprenons précisément que ce sont ces différentes doctrines, bien que certaines d’entre elles soient tombées dans l’oubli (on pense ici aux Valentiniens) qui ont, dans leur constant dialogue, conduit à l’élaboration d’un canon scripturaire. Se dégage ainsi de cette lecture une continuité fécondante entre tous ces courants théologiques des premiers siècles de notre ère, par-delà leurs divergences. Le livre d’Orbe met en avant précisément ces lignes de continuité en étudiant de manière approfondie les grands dogmes de l’Eglise (par trois voies parallèles : valentinienne (gnostique), alexandrine (origénienne) et irénéenne) : les étapes de la formation personnelle et divine du logos, celle de la procession du Saint-Esprit et les préliminaires de l’Incarnation.

De plus, cette somme, même si elle privilégie la doctrine d’Irénée, invite à mesurer à la fois le foisonnement et le rôle déterminant de l’ensemble des écrits patristiques dans le processus de canonisation. La mise en tension constante entre les doctrines gnostique et orthodoxe révèle l’importance de l’argumentation théologique dans l’élaboration de la doctrine de l’Eglise. Comme nous l’avons déjà évoqué, c’est bien autour de la notion d’incarnation que la ligne de clivage entre les deux camps se fait la plus saillante : si les gnostiques admettent l’existence d’un Sauveur descendu du monde supérieur, il se contente selon eux d’"habiter en Jésus" pour reprendre l’expression de Gustave Welter   . Or, une telle position, de nature docétiste, vient s’opposer aux fondements mêmes du christianisme naissant. Tout le travail d’argumentation des apologistes consistera précisément à affirmer la nature divine et humaine de Jésus. En ce sens, le présent ouvrage, en privilégiant l’étude du christianisme anténicéen   , constitue bien une introduction à la théologie, autrement dit une exploration des premiers grands débats relatifs à la nature et à la connaissance de Dieu