Réédition d’un ouvrage qui ouvre des perspectives sur de nouvelles façons d’être musulman ; une tentative de réinterprétation du Coran pour permettre aux musulmans qui le souhaitent d’oser choisir ce qu’est pour eux l’islam.

Le constat dont part l’auteur est celui d’une profonde envie de liberté chez les musulmans, aussi bien attestée dans les "révolutions arabes" de l’an dernier que chez les musulmans vivant en Occident   . C’est ce désir de liberté qui explique le sous-titre de l’ouvrage car A. Bidar définit simplement l’existentialisme comme le fait de vouloir exister par soi-même, de choisir soi-même sa vie (p. 11-12). Or ce désir de liberté semble incompatible avec l’islam tant qu’on traduit ce mot par "loi" ou "soumission". Parler d’un islam sans soumission serait contradictoire. La gageure de l’auteur est de montrer non seulement dans quelle mesure il est possible et légitime d’envisager à partir du Coran lui-même une telle façon de comprendre et de vivre l’islam, mais même d’établir qu’une telle conception de l’islam existe et est déjà bien plus répandue qu’on ne le croit   . D’après lui, les nombreux changements dans le monde ont rendu impossible ou extrêmement difficile et obsolète une fidélité littérale à l’islam telle que la pratiquaient les générations précédentes. Les musulmans seraient en passe de devenir les héritiers de l’islam, ce qui suppose à la fois un choix de réappropriation personnelle de l’islam (qui justifie l’appellation de "self-islam" qu’emploie parfois l’auteur : le self-made muslim est alors le musulman qui a choisi le rapport qu’il veut entretenir à sa culture islamique), et une fidélité à l’islam puisqu’en héritant on ne s’approprie pas n’importe quoi, mais on respecte et conserve un legs.

L’analyse de Bidar porte également sur un autre niveau, puisqu’il soutient en même temps que les musulmans n’ont pas, dans leur majorité, conscience de cet héritage, et même qu’ils en ont – d’une certaine façon – peur   .

C’est parce que le pouvoir politique a longtemps justifié son pouvoir et refusé aux hommes la liberté en s’appuyant sur le Coran que ce dernier passe pour interdire ou nier la liberté humaine   ). A. Bidar, à la suite d’autres lecteurs contemporains du Coran dont J. Berque (cf. Jacques Berque, Relire le Coran, Albin Michel : "Que dit réellement le Coran ?") à qui il rend hommage, met au jour des passages dans lesquels l’homme est libre. Il va même jusqu’à essayer de montrer comme l’anthropologie implicite du Coran fait de l’homme le successeur, l’héritier de Dieu lui-même, conformément à sa volonté.

La justification par l’auteur de cette thèse se fait en particulier par une analyse des versets 30 à 34 de la sourate II qui mettent en scène l’attribution par Dieu d’une fonction spécifique à l’homme. A. Bidar commence par montrer comment les premiers commentateurs ont à dessein interpréter ce passage dans le sens d’une lieutenance de l’homme par rapport à Dieu dans la création : "trop vite, comme l’écrit l’auteur, donc l’exégèse a fait de ces versets (…) le pivot d’une théologie de la servitude de l’homme, fait pour être ce domestique fidèle, cet esclave de confiance chargé de rendre à Dieu les comptes de la terre" Le texte dit notamment "je vais établir un khalîf sur la terre." Et c’est le sens de ce mot, khalîf, que questionne l’auteur. En effet, si on a traduit pendant longtemps ce terme par remplacer, au sens de suppléer, ou administrer, on pourrait le traduire également – et d’après l’auteur, on devrait, d’après les raisons qu’il donne – par succéder, c’est-à-dire remplacer de manière définitive. Il s’agirait de lire dans cette sourate que l’homme est le successeur de Dieu, proposition qui n’est pas sans entrer en contradiction avec la pensée musulmane de l’unité absolument transcendante de Dieu. Penser l’homme à l’égal de Dieu serait une marque d’impiété gravissime en Islam (et l’auteur souligne que de telles approches qui sembleraient trop accorder à l’homme par rapport à la transcendance de Dieu, comme celle des soufis, eurent des conséquences tragiques pour ces derniers). Pour étayer encore cette proposition de traduction, l’auteur relit la scène dans laquelle Dieu prononce ces mots et remarque que "Dieu étant présent semble demander aux anges de faire comme s’il n’était pas là – ni plus ni moins – et de se prosterner devant un autre que lui" (p. 92). Et du même geste, les anges se détourneraient de Dieu pour se tourner vers l’homme. Une telle relecture de ce passage apparaît comme un "évènement théologique" que l’auteur met en rapport avec la "mort de Dieu" de Nietzsche, "mort de Dieu" que le Coran ainsi lu permettrait peut-être alors de dépasser.

Une telle compréhension légitimerait le "self islam" en faisant de l’homme l’héritier de Dieu   . Mais il faut aller plus loin. Si l’homme succède à Dieu, c’est en tant que nouvel homme, enrichi des dons que lui lègue Dieu. Comme l’écrit l’auteur, "le voilà donc doté d’une nouvelle nature, ou plutôt maître d’une faculté de sa nature qui ne s’était pas actualisée auparavant." (p. 135) En effet, Dieu nous émancipant n’agit que nous sachant assez mûrs pour être autonomes. Une telle affirmation est appuyée par divers passages du Coran montrant comment Dieu perfectionne la nature de l’homme. Ainsi peut-on lire : "Lorsque ton Seigneur dit aux anges : Je vais créer un mortel d’une argile extraite d’une boue malléable. Après que Je l’aurai harmonieusement formé, et que J’aurai insufflé en lui de mon Esprit : tombez prosternés devant lui." On trouve ailleurs : "Nous avons ennobli les fils d’Adam." D’autres passages sont cités pour illustrer cette importance de l’idée d’une amélioration de l’homme par Dieu.

La question demeure néanmoins de savoir concrètement en quoi consiste ce que l’homme a désormais de plus qu’avant. Dieu lègue à l’homme une part de son esprit, comme on peut le lire dans le Coran, que l’auteur identifie à la connaissance universelle   . Et l’auteur associe ensuite, de façon conforme au Coran d’après lui, connaissance universelle et puissance créatrice. A partir de là, A. Bidar s’efforce de montrer comment comprendre la force créatrice de l’homme héritier de Dieu  

Si l’homme devient l’héritier de Dieu et qu’il se conduit en immortel, il faut étudier cette humanité infiniment créatrice à laquelle se serait donné Dieu après l’avoir formée. L’auteur se livre à une argumentation bien moins convaincante que dans ce qui précédait, puisqu’il s’agit d’établir que l’homme est destiné à l’immortalité. Que ce soit par référence à Iqbal (cf. L’islam face à la mort de Dieu : Actualité de Mohammed Iqbal, Abdennour Bidar, François Bourin Editeur : Comment penser autrement le sens de la modernité et inventer une autre histoire de la "sortie de la religion" ?) ou à Teilhard de Chardin, Bidar essaie de dessiner les contours d’une humanité qui s’accomplirait vraiment en ayant triomphé de la mort. Il argumente en montrant que la vie est progrès et que rien ne prouve que l’humanité soit une espèce fixe et achevée, qu’on peut l’imaginer différente, et il montre les enjeux nouveaux que ferait surgir cette humanité immortelle.

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à une autre question : peut-on dans ces conditions penser l’islam comme un autre modèle de " sortie de la religion" pour reprendre l’expression de M. Gauchet ? Comment vivre en héritier de Dieu ? L’auteur évalue et interroge les apports de l’occident à ces questions à travers plusieurs réflexions : celle de Gauchet, bien sûr, pour qui nous sommes dans une situation de "nudité" nouvelle compte tenu de la présence du divin aux époques antérieures et pour qui la sortie occidentale de la religion aboutit au "désenchantement du monde", mais également celles de Feuerbach, d’Iqbal, de Nancy, pour qui la figure christique signe le renoncement de Dieu à sa puissance et à sa présence (cf. Figures du dehors : autour de Jean-Luc Nancy, sous la direction de Gisèle Berkman et Danielle Cohen-Levinas, éditions Cécile Defaut : "Qu’est-ce que Nancy a à nous dire?"). Il montre qu’une autre façon de sortir de la religion serait possible, qui serait moins violence brutale contre la transcendance que recueil attentif et loyal de son héritage. D’une telle sortie de la religion, on pourrait espérer autre chose que la détresse spirituelle qui mine aujourd’hui l’Occident sans religion. Comme l’écrit schématiquement l’auteur, "l’héritage est tout le contraire d’un tel coup d’Etat contre Dieu" (p. 259). Cela permet à A. Bidar de conclure sur la "félicité de l’homme sans Dieu" (écho inversé à la pensée pascalienne) : sa lecture de l’islam semble l’autoriser à parler d’une sortie de la religion qui serait euphorique et non plus tragique, euphorique en particulier parce qu’elle initierait et autoriserait" un dépassement qui soit en même temps une intégration (…) dans une vision renouvelée de notre condition humaine." (p. 260).

L’ouvrage propose ainsi quelque chose de rare et de précieux. Il ne se contente pas comme beaucoup d’autres de procéder à une critique de l’islam, critique de l’islam politique ou de la façon dont certaines lectures du Coran interdisent d’autres lectures, etc.. Il propose une philosophie pour vivre pleinement sa culture musulmane, d’une manière qui se veut aussi légitime que celle qui s’appuie sur l’autorité de la coutume et de la tradition, et qui peut se trouver en rupture avec le monde actuel.