La sortie du livre d'entretien "Mémoire vive" d'Alain de Benoist résonne comme le testament du théoricien de la Nouvelle Droite.

Cette entreprise de normalisation d'un mouvement dont l'influence souterraine est très importante au-delà des franges de la droite radicale est l'occasion de faire un bilan critique d'une mouvance qui a désormais presque cinquante ans d'histoire et qui n'a jamais semblé autant sur le devant de la scène depuis les années 70. L'occasion de mener un combat culturel et de répondre sur le fond à cette Nouvelle Droite dont les positions heurtent de plein fouet une gauche qui doit repenser son logiciel pour lui faire face.


Alain de Benoist est certainement le penseur qui a le plus influé sur l'évolution des droites en France depuis les années 60. Il faut lui reconnaître un indéniable talent de créateur et d'animateur de revues, réussissant à faire coexister sur plusieurs plans des titres dont la qualité intellectuelle est reconnue. Des revues comme Eléments, Nouvelle Ecole, et surtout Krisis mêlent de manière assez rare la réflexion politique et philosophique et développent une démarche que de Benoist a qualifiée de métapolitique. Elles sont d'ailleurs très lues et pas nécessairement rattachées à l'extrême-droite.

Cette démarche que certains ont qualifiée de "gramsciste de droite" laisse des regrets à gauche à ceux qui rêveraient qu'un courant intellectuel refonde à son tour des concepts  pour reconquérir l'hégémonie culturelle perdue. De Benoist est certainement le grand artisan de cette capacité retrouvée de la droite à articuler pensée et politique, concepts et propositions, tandis que la gauche persiste à se priver de telles démarches et à avaliser le remplacement de la réflexion politique pure par une recherche de solutions techniques.

Certainement la lecture de Heidegger n'est pas étrangère à l'enracinement de ce concept de métapolitique qui respire l'attirance pour une réflexion sur les fondements de la politique préalable à toute critique de la politique. Le "Grund"  heideggerien fonctionne comme une arkhê de la pensée politique, un soubassement à résonance métaphysique et ontologique. C'est certainement la captation de cette ontologie politique qui lui donne sa capacité à articuler une pensée à une réalité politique.

Si, vu de gauche, on doit méditer quelque chose du cheminement de de Benoist, ce serait une  manière de réaliser une métapolitique de gauche et de réconcilier ontologie politique et démocratie avec ou sans l'Histoire pour faire face à une pensée puissante qui s'articule sur un lien entre Ontologie politique et Nature.
 
Ceci étant écrit, la pensée de de Benoist, aussi subtile soit-elle, parle d'un lieu qu'elle ne peut éluder, même si l'on sent que sa demeure lui est par instants devenue inconfortable au fil des ans : elle reste partie intégrante de la droite radicale. La force et la faiblesse du livre est tout à la fois de l'exposer clairement et de montrer que ce positionnement n'a jamais semblé complètement accepté par de Benoist lui-même, quand arrivé au seuil de sa carrière intellectuelle, il s'apercevait que les forces politiques sur lesquelles il s'appuyait, ne drainaient pas les meilleurs "éléments", ceux qui seraient capables de prendre sa suite.

De Benoist demeure, parfois contraint et forcé, parfois lassé, comme le montre son excellente critique des défauts de la droite et de la gauche, un compagnon de route de cette mouvance même et surtout quand elle se réclame du "ni droite ni gauche" ou en l'occurrence du "et droite et gauche". Il représente une radicalité de pensée qui a créé sa tradition propre en puisant en particulier aux racines de la révolution conservatrice allemande, des communautariens américains et de la mythologie indo-européenne.
Sa grande faiblesse, outre une certaine indifférence éthique aux conséquences des pensées dont il se réclame, est de s'appuyer sur un matériau idéologique pour lequel il a plus de fascination que de conviction. On a souvent l'impression que des pulsions ont  dicté son parcours et qu'il a été plus dirigé par ses appétences qu'il ne les a choisies. De Benoist se donne l'image d'un esthète pour faire oublier qu'il est un idéologue.  

L'intérêt du livre n'est donc pas de constater l'évolution ou la normalisation de de Benoist, et il serait ridicule de vouloir attendre de lui une telle démarche. Mais à travers ses propos il est possible de réaliser un diagnostic de l'évolution d'un courant majeur de la grande famille tumultueuse de droites radicales ragaillardie idéologiquement et qui, à travers sa pensée, a réussi à imposer sur le devant de la scène certaines de ses thématiques.

 

Une vision ethno-différentialiste du monde

Un moment de sincérité confondant a lieu lorsque de Benoist revient sur son engagement de jeunesse à la FEN, la fédération des étudiants nationalistes. Le regard qu'il porte sur cette période est assez lucide et auto-critique, et il faut, lorsque l'on a eu son positionnement, un certain courage pour regretter ainsi une responsabilité dans la maturation de thèmes racialistes et une complaisance  envers le racisme grossier de son entourage de l'époque. Il raconte d'ailleurs de terribles anecdotes sur des réflexions, par exemple vis-à-vis des africains, qui le plongèrent dans la honte lors de dîners ou d'entretiens privés. On sent que de Benoist n'aime pas beaucoup ce petit monde étroit du post-pétainisme.

Ce qui nous laisse sur notre faim, sur cette période, c'est la disparition de toute référence à un livre qui alla, disons-le, beaucoup plus loin encore que la simple complaisance de dîner étudiant.

Vérité pour l'Afrique du Sud est une brochure de 1964 dans laquelle Fabrice Laroche alias Alain de Benoist, défendait le régime d'apartheid en des termes assez crus. L'absence de toute référence à ce livre dans la bibliographie placée au début de l'ouvrage indique certainement que de Benoist ne se reconnaît plus dans les idées de jeunesse qui furent les siennes, mais dont il ne faudrait pas nous faire croire qu'elles ne furent alors qu'accidentelles.

La confession de de Benoist ne doit donc pas éluder un fait important : du soutien à l'Afrique du Sud des années 60 à nos jours, si sa position éthique et même philosophique sur le racialisme semble avoir évolué, sa conception de la société demeure profondément ethno-différentialiste.

Le fait ethnique est pour lui objectif et il est considéré comme le produit d'un milieu et d'une culture liés à un territoire. La question du rapport aux "allogènes" – pour reprendre un terme utilisé dans Eléments – est donc parfaitement insoluble dans cette pensée puisqu'elle adopte comme fondement non pas le demos de la communauté politique mais l'ethnos de la communauté culturelle.
A l'arrivée, peu importe qu'un ami – ou se réclamant comme tel –  de de Benoist comme Pierre Vial, fondateur de l'inquiétant mouvement völkisch "à la française" Terre et Peuple, lui reproche l'abandon de la vision racialiste du monde puisqu'il lui a substitué en fait un ethno-différentialisme de type culturaliste qui sert les mêmes résultats sans passer par le détour bien incertain aux yeux de la  science des considérations raciales pathétiques et navrantes de cette frange de la droite radicale. Vial explique d'ailleurs très bien lors d'un entretien à la radio d'extrême-droite Méridien Zéro, qu'il s'agit plus d'une différence scientifique que d'un désaccord foncier sur les finalités politiques d'une défense des peuples et des traditions européennes.
 
De Benoist pose ainsi quelques termes fondamentaux qui reflètent pleinement l'originalité de sa démarche et explique comment elle a pu conquérir de nombreux cercles, depuis une base pourtant restreinte, jusqu'à devenir la matrice de toute une pensée politique contemporaine de droite qui a adopté sa vision ethno-différentialiste du peuple non pas fondée sur l'adhésion à des valeurs d'une communauté politique partagée, mais bien sur des usages culturels liés en fait à une anthropologie du même, assez loin de l'apologie du multiple livrée à de nombreuses reprises dans ces pages, une des contradictions profondes de la Nouvelle Droite.

La Nouvelle Droite, c'est Levi-Strauss subissant ce que Marx avait fait de Hegel, une remise à l'envers ou à l'endroit, selon le point de vue. Elle adopte une attitude mixophobe, l'antiracisme et le droit à la différence dont elle se réclame servent une critique du républicanisme ainsi qu’à préparer le terrain d'un vrai séparatisme. Ceci explique que la Nouvelle Droite ait entraîné une partie de la droite dans le tournant de la remise en cause radicale du droit du sol au profit du droit du sang puisqu'il s'agit non de réfléchir sur le lien entre citoyenneté et nationalité, mais de naturaliser au sens philosophique la problématique de la citoyenneté en la renvoyant à la question de l'origine. Elle a en outre profondément marqué les thèmes de l'écologie conservatrice d'une dimension identitaire européenne, élargissant l'écologie à la question des identités. Elle s'attaque désormais à une partie de la gauche sur le terrain de la défense des communautarismes.

 

Anti-universalisme et anti-humanisme

L'ennemi philosophique de de Benoist est très clairement identifié : c'est l’Universalisme. Voici un adversaire typique de la pensée de la droite radicale ou conservatrice depuis la Révolution. Il n'y pas d'homme qui ne soit en fait, pour ce courant de pensée, comme le disait Taine, le produit "de la race, du milieu et du moment". De Maistre rappelait qu'il avait croisé des Russes, des Allemands, des Anglais mais pas d'hommes. L'abstraction universaliste dont se réclame par exemple la République française ne saurait convenir à de Benoist en raison de son égalitarisme qu'il assimile à une uniformisation. Le conventionnalisme de Renan autour de la Nation conçue comme choix et donc comme une Société est le strict opposé de sa conception de la communauté qui n'est encore une fois pas liée à un destin mais à une origine, d'où l'obsession réitérée de l'indo-européanisme comme recherche du foyer primordial.

L'ethno-différentialisme de de Benoist s'accompagne ainsi d'un plaidoyer pour des formes d'organisation sociale et politique radicalement inverses du modèle issu de la Révolution française. En premier lieu, il engage par exemple un plaidoyer très fort pour l' "Europe aux cent drapeaux" – une forme d'organisation politique régionaliste et fédéraliste où s'épanouissent les identités et survivent les folklores – dirigée contre la figure de l’Etat-nation. A ce titre, et comme il le dit lui-même avec beaucoup de justesse, il ne serait pas exact de qualifier de Benoist de nationaliste. C'est d'ailleurs ce qui l'a toujours marginalisé au sein des familles politiques qu'il a pu côtoyer.

Sa vision fédéraliste s'accompagne d'une lecture de la distinction classique issue de Tönnies entre communauté et société  au profit de la première dont les liens sont considérés comme plus organiques que la seconde. La notion de société est jugée comme un concept faible car fondée sur la fiction philosophique du conventionnalisme et donc, sociologiquement, sur un individualisme lié à la tradition politique libérale et l'exercice de la volonté de l'individu de se rallier par un échange d'obligations mutuelles tant verticales qu'horizontales avec les citoyens co-contractants.

La conclusion est limpide : dans le paysage politique, de Benoist est du côté de l'Empire contre la République. L'Empire permet de penser à la fois la diversité et la puissance, et de renverser la hiérarchie entre l'un et le multiple au profit de ce dernier. De Benoist a vis-à-vis de la forme Etat-Nation une exécration qui l'amène à en penser le dépassement vers une nouvelle forme politique.

La subtilité est d'emprunter à la gauche différentialiste l'équation selon laquelle l'universalisme est le cheval de Troie de l'ethno-centrisme. Une fois érigé un différentialisme fondamental, la critique de l'Homme en tant qu'essence générique commune par exemple au marxisme et au christianisme peut commencer.

La pensée de de Benoist est aussi un anti-humanisme théorique, non au sens althussérien, car l'importance de la pensée de Nietzsche dans sa construction intellectuelle ne lui permet pas de faire une totale abstraction de la question du sujet, mais au sens plus littéral où le concept d'Homme est critiqué au nom du pluralisme intégral qui est le sien. Dans cette déconstruction, l'usage des communautariens américains lui est fort utile et est une référence plus facilement mobilisable que les vieilleries de de Maistre ou Taine, qui disent moins joliment des choses pas si éloignées sur "l'imposture de l'humanisme".

Que les communautariens américains se situent à gauche dans l'optique américaine parce qu'ils affrontent en fait l'individualisme méthodologique d'un Rawls dans sa définition de la justice, sert de Benoist dans sa construction d'une pensée qui serait, non le dépassement de l'opposition droite-gauche, mais sa déconstruction, pour y substituer un axe nationalisme européen contre mondialisme. Dans une stratégie de sortie de ghetto idéologique, la référence est également habile. Elle permet de réaliser son projet de synthèse de références parfois contradictoires pour renforcer l’influence de la Nouvelle Droite, y compris sur une certaine gauche qui s'en prétend la plus éloignée, mais qui communie ainsi malgré elle dans une idéologie communautariste à double tranchant.

De Benoist réussit en fait à effectuer une synthèse des penseurs réactionnaires et des communautariens, ce qui sera sans doute sa plus grande réussite à long terme, facilitée par le caractère anti-Lumières revendiqué de ces penseurs. Toutefois, elle ne fait encore une fois que servir sa mixophobie, ce qui prouve que la pensée de de Benoist est un faux pluralisme qui rejette par exemple le métissage du côté de l’Un.

La Nouvelle Droite, une pensée mythologique

A l'heure où il est de bon ton de s'abstraire totalement de l'arrière-plan éthique de la pensée de la Nouvelle Droite, pour demeurer dans une critique parfois esthétisante, on s'aperçoit à la lecture de cet ouvrage que, quelle que soit l'amplitude intellectuelle – incontestable – de de Benoist, sa pensée demeure prisonnière des mythèmes de l'ultra-droite.
 
On reste plus que dubitatif d'un point de vue simplement intellectuel sur ce brouet assez indigeste à base d'Indo-européens blonds (obsession d'un Jean Haudry qui a rédigé maints articles dans Nouvelle Ecole), de Grecs apolliniens ou dionysiaques, d'Hyperboréens eurasiatiques (le nouveau poulain de de Benoist, le russe Douguine), de néo-paganisme, de critique des Lumières et du Progrès, d'écologie et de décroissance. Tout cela  mène au final à une ethno-écologie qui vise à protéger la vieille Europe des allogènes et nous ramène à la mixophobie issue du renversement lévi-straussien. Toute cette arrière-boutique de la Nouvelle Droite nous fait penser à une librairie ésotérique où l'on mettrait en vitrine Abellio et Von Baader pour mieux vous vendre Adamski (le célèbre "contacté" faussaire qui prétendait avoir rencontré des vénusiens blonds) et David Icke (le théoricien complotiste, inventeur des humanoïdes reptiliens). De Benoist est un beau produit d'appel qui pousse à acheter  toute une cargaison d'irrationalisme nordiciste peu engageant dans le packaging global.

Sa pensée s'articule en effet sur des mythes, mais au contraire de Nietzsche qui les utilisait comme tels pour métaphoriser sa pensée, la distanciation avec le mythe n'est pas le propre de la Nouvelle Droite qui, au contraire, place sur le même plan mythe et rationalité. Ainsi la distinction entre usage et réalité du mythe dans l'économie générale de la pensée des sectateurs de la Nouvelle Droite est une des faiblesses de cette dernière, qui, en fait, adopte, en la déformant, la vision théorique de Dumézil et Lévi-Strauss sur l'interaction entre mythe et rationalité. Mais là où les deux grands chercheurs demeuraient des formalistes explorant les mécanismes de l'esprit humain parfois au sens cognitif du terme, la finalité mise en œuvre par la Nouvelle Droite est une trahison de ces pensées dans le but de légitimer une confusion des champs de l'expression de la rationalité et du mythe. Dumézil a par exemple toujours éludé la question de l'origine des Indo-européens et l'on doit à Benveniste d'avoir posé la problématique d'abord en termes linguistiques.

Une autre clef de lecture très importante de l'œuvre de de Benoist est sa critique de la religion et en particulier du christianisme. Elle se révèle radicale et on sait qu'elle s'accompagne, à travers la revalorisation des identités et du folklore, d'une nostalgie du paganisme qui, si elle ne s'exprime pas à travers l'accomplissement de rituels, se veut une apologie d'une morale nietzschéenne anti-égalitariste. Cette nostalgie du paganisme s'accompagne d'une réévaluation du mythe comme parcours initiatique.
De Benoist exprime un moment sa pensée comme un critique de l'Un, critique qu'il doit à Nietzsche et qui s'articule donc au vitalisme de ce dernier, posé en opposition à l'ascétisme du prêtre chrétien dénoncé dans Généalogie de la morale. La morale des maîtres est censée remplacer la faiblesse judéo-chrétienne. Si de Benoist n'utilise pas l'idée de l'origine étrangère et sémitique du christianisme, il n'en espère pas moins une forme de spiritualité européenne. Cette critique religieuse réussit à déplacer la question religieuse de l’Histoire vers la Nature et c'est un des points culminants de sa pensée, pour dépouiller cette dernière de tout soubassement continuiste et progressiste que peut amener l'eschatologie judéo-chrétienne. Le paganisme induit une conception cyclique du temps donc une temporalité issue de la nature.

La Nouvelle Droite se refuse à penser l’Histoire autrement que par des références à Spengler et à un penchant décliniste qui l'amène à refuser avec véhémence la religion du Progrès. Elle ne la pense ni comme processus comprenant une fin, comme eschatologie, ni comme une complexité qu'il s'agit d'ordonnancer par les sciences sociales pour y apporter davantage de compréhension. L'obsession ethno-différentialiste devrait l'amener à aimer Gobineau mais le pessimisme raciologique de ce dernier semble contrarier le volontarisme culturaliste de de Benoist.

De Benoist utilise donc à un moment la conception trifonctionnaliste de Dumézil. Bien que tout cela soit fort intelligemment dit et décrit, on ne peut échapper par exemple aux inévitables considérations sur les Indo-européens vus à travers le prisme – à première vue rassurant – du grand penseur. De Benoist ne fait pas, il est vrai,  des Indo-européens l'usage racialiste et la poursuite frénétique de l'origine qu'en font tant de militants d'extrême droite. Il préfère s'attarder sur le trifonctionnalisme comme modèle d'explication de l'évolution des sociétés, la nôtre ayant privilégié la fonction commerçante à la fonction guerrière autrefois dominante. Toutefois, on constate qu'à côté des grandes conceptions théoriques de l’histoire – Marx, Weber, Toynbee, Spengler, Simmel, Rickert, Löwith pour n'en citer que quelques-uns –  le renversement de la hiérarchie trifonctionnaliste est de peu de complexité et de profondeur.

Car en fait, la Nouvelle Droite ne peut penser l'histoire qu'en discontinuité et c'est pourquoi les emprunts structuralistes lui sont précieux, là encore pour revenir à la question biologique et naturaliste contre tout conventionnalisme, fruit d'une vision libérale de l'histoire et de l'ordre politique – on l'aura compris – et contre tout économisme, auquel est réduit le marxisme. De Benoist cherche in fine à replier l’Histoire vers et dans la Nature. En fait, il tente de replier Hegel dans Schelling et surtout Herder.

L'obsession naturaliste ressort de manière très intéressante puisqu'elle est combinée à une conception géopolitique du monde, typique de la dialectique Ami-Ennemi héritée de Schmitt. De Benoist par exemple emprunte beaucoup à son ami Alexandr Douguine (ses Indo-européens à lui sont hyperboréens et pré-slaves). Il cite le mentor de ce dernier, Lev Goumilev, et sa théorie du lieu-développement qui a pour conséquence de créer un rapport de nécessité entre le lieu et les espèces et populations qui s'y développent, intéressante synthèse de pensée völkisch, de tolstoïsme et de romantisme schellingien russifié. Pas tout à fait guéri de l'obsession biologique, de Benoist rajoute une référence à Von Uexküll et sa fameuse théorie de l' "Umwelt" animal. Or, Deleuze avait lui aussi utilisé Von Uexküll dans un sens différent pour montrer que les percepts devançaient le sujet avec le fameux exemple de la tique.

De Benoist exacerbe au contraire l'identité entre sujet et environnement, ce qui n'est ni la seule interprétation possible, ni la finalité de Von Uexküll, qui peut être lue autant comme le constat de la diversité des "mondes possibles " au sein d'un même "Umwelt" qu'une réflexion sur l'adaptation de l'espèce à son environnement. Mais cette lecture, totalement forcée, possède son utilité politique et vise comme d'habitude une autre finalité.

Lorsqu'on mêle ces réflexions à une vision géopolitique eurasienne où l'influence de la dialectique Terre-Mer empruntée à Schmitt correspond là encore aux caractéristiques des peuples et où les peuples de la terre s'opposent fondamentalement à ceux de la mer, nomades et commerçants (comme les guerriers aux commerçants chez les Indo-européens, la boucle est bouclée), on voit comment de Benoist ne cesse d'ancrer sa vision du monde dans la Nature et de constituer sa propre ontologie politique qui devient une sorte de bunker inattaquable puisque l'Histoire y est - comme chez Gobineau d'ailleurs - fondamentalement un fait de nature reposant sur la biologie.

On constate, en refermant ce livre, que quelle que soit la considération intellectuelle que l'on porte au personnage, c'est un gouffre idéologique qui nous éloigne d'Alain de Benoist avec lequel un républicain de gauche, par exemple, sera en désaccord sur presque tout sans avoir besoin de chercher la rhétorique antifasciste. Il y a chez de Benoist un complexe de la fascination pour la violence et la flamboyance politique qui l'a sans doute amené, plus par tempérament que par conviction, à choisir ce camp-là.
Il perdure des obsessions et des croyances plus étonnantes qui relèvent sans doute aussi de l'esthétisme.   

Que restera-t-il de cette œuvre, quel grand livre survivra au temps ? Alain de Benoist restera comme le Maurras de la deuxième partie du siècle, c'est-à-dire un doctrinaire et un organisateur de mouvements et de revues, quelqu'un qui aura pesé d'un poids non négligeable et souvent souterrain sur la vie intellectuelle de notre pays. Pour autant, sa pensée, comme celle de Maurras, prisonnière de l'hypothèque royaliste, s'est fondée sur une vision du monde qui ne repose pas tant sur l'empirisme du fait que sur le romantisme du mythe, non sur l'évaluation réelle des rapports de force historiques mais sur des appétences individuelles du culte du moi nietzschéen. Son obsession de l'origine la rend impuissante à vraiment penser le futur, sa volonté de se situer à contre-courant du mainstream l'amène à nier des évidences et à refuser de combattre frontalement la pensée qu'elle estime dominante. L'énorme problème qu'elle pose et qui fait qu’Alain de Benoist apparaît à la fin de ce livre plus comme un Oscar Wilde du nationalisme européen qu'autre chose, c'est son refus ou son impossibilité de penser les idées comme des productions historiques et de considérer leur valeur sur des critères éthiques et pragmatiques.

En effet, à la fin, comment ne pas voir les conséquences et les parcours des idées défendues par la Nouvelle Droite ? Comment ne pas voir le parcours idéologique de la pensée völkisch en relisant George Mosse plutôt qu’Armin Mohler pour constater les effets pratiques de ces idées ? Comment ne pas voir l'ineptie des recherches sur l'origine polaire des Indo-européens en relisant Bernard Sergent, le vrai héritier de Dumézil et de Benveniste ? Comment ne pas voir au final que toute cette imagerie qui se veut neutre n'a cessé d'être utilisée par tout ce que le siècle compta de théoriciens de la race et finit par mener à des conséquences dramatiques ?
Le pseudo-détachement de la Nouvelle Droite ne doit pas nous y tromper : elle est au mieux irresponsable, au pire hypocrite sur ce point. Si nous nous refusons à faire des procès d'intention, il semble évident que les successeurs de de Benoist auront à clarifier pour le moins leur discours et à répondre de cette dé-contextualisation d'idées qui pèsent d'un lourd poids historique. Nous retiendrons de la Nouvelle Droite la nécessité de mener le combat culturel, sans doute et d'abord contre elle et son influence