Une riche et passionnante étude dédiée à l'analyse du motif de l'utopie dans l'oeuvre de Rousseau.

Tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau oblige, les études sur le philosophe genevois se sont multipliées ces derniers mois. Pour n’en citer que quelques-unes : Bonheur et fiction chez Rousseau de G. Farrugia   , La religion de Jean-Jacques Rousseau de P. M. Masson   , Rousseau et  les arts sous la direction de G. Scherf   , Les promenades matérialistes de Rousseau d’Y. Vargas   , Jean-Jacques Rousseau, l’homme qui croyait en l’homme de M.-W. Howlett   , Rousseau et la comédie des masques d’O. Marchal   , Rousseau 1800-1912 de R. Trousson   , La question sexuelle. Interrogations de la sexualité dans l’œuvre er la pensée de Jean-Jacques Rousseau sous la direction de J.-L. Guichet   , Jean-Jacques Rousseau, la cité et les choses de D. Faïck   , Rousseau et la révolution sous la direction de B. Bernardi   , Jean-Jacques Rousseau, la conversion d’un musicien philosophe de M. Stern   , Eduquer selon la nature sous la direction de C. Habib   , Déplaire au public, le cas Jean-Jacques Rousseau de C. Hamman   , etc.

A cette liste devraient encore s’ajouter les rééditions critiques de quelques-unes des œuvres de Rousseau (la Lettre à M. Philopolis, le Contrat social, la Botanique, la Profession de foi du vicaire savoyard, le Manuscrit de Genève, le Projet de constitution pour la Corse, etc.) et les innombrables colloques et événements culturels organisés à cette occasion. L’ampleur de l’hommage national (et international) qui est ainsi rendu au philosophe des Lumières est telle qu’il paraît sans équivalent.

Dans ce concert louangeur orchestré par le monde universitaire, éditorial et médiatique, vient heureusement s’ajouter la voix d’Antoine Hatzenberger, qui signe une étude remarquable sur la présence de la thématique de l’utopie dans l’œuvre de Rousseau, considérée selon sa plus grande extension. L’ouvrage imposant de plus de 700 pages – issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2006 – impressionne par son érudition, par sa connaissance sans faille non seulement des écrits de Rousseau, mais encore de la littérature secondaire portant sur les interprétations du motif utopique dans l’œuvre de l’auteur, sans oublier la tradition des textes utopiques (de Thomas More à Bernardin de Saint-Pierre, en passant par Veiras, Diderot, Montesquieu, Voltaire et tant d’autres) et la vaste réflexion que le concept d’utopie a pu inspirer tout au long du XXe siècle (de Karl Manheim à Fredric Jameson) qu’Antoine Hatzenberger connaît de façon, semble-t-il, exhaustive et qu’il maîtrise parfaitement. C’est dire, aussi bien, qu’un compte rendu voulant rendre justice au travail considérable qui a été ici accompli relève de la gageure : il faut aller y voir de ses propres yeux, pour s’instruire presque à chaque page.

L’utopie chez Rousseau : tentative d’inventraire

Le thème de l’utopie chez Rousseau, assure notre auteur, n’est pas un thème parmi tant d’autres, mais l’un des rares à pouvoir prétendre conférer une unité à la diversité des écrits du philosophe des Lumières, en brouillant la distinction artificielle entre un Rousseau littéraire et un Rousseau politique, que dénonçait justement en son temps Paul de Man, en regrettant qu’elle ait pu conduire à une division du travail parmi les interprètes, de nature à empêcher la juste compréhension des rapports entre les différentes dimensions de sa pensée. L’une des caractéristiques de l’œuvre de Rousseau est la coprésence de divers sous-genres de l’utopie – elle en constitue, dit Antoine Hatzenberger d’une belle formule, une vaste synthèse non-systématique   –, dont l’inventaire, rapidement esquissé, pourrait être la suivant : utopie primitiviste (Second Discours), micro-utopie (Clarens, dans La Nouvelle Héloïse), utopie pédagogique (Emile), plan de constitution (Contrat social), projets de gouvernement (Projet de constitution pour la Corse, Considérations sur le gouvernement de Pologne), utopie pastorale (Le Devin du Village), thèmes exotiques (La Nouvelle Héloïse), robinsonnade (Emile et Sophie), utopie aérienne (Le Nouveau Dédale).

Mais l’étude d’Antoine Hatzenberger ne se contente pas de passer en revue la façon dont le thème utopique est décliné dans chacune des ces différentes figures, elle ne se contente pas de lire les multiples œuvres de Rousseau au prisme du motif utopique en ayant soin de mettre au jour les influences probables que Rousseau a pu subir, et en indiquant de quelle façon il enrichit, modifie et infléchit la tradition dont il hérite. Elle développe surtout des considérations théoriques originales en proposant de définir l’utopie non pas tant comme un genre (au sens de la description d’un monde imaginaire, en dehors de notre espace ou de notre temps), que comme un mode ou une expérience de pensée (compris comme exercice mental sur les possibles latéraux)   . A ce titre, l’utopie se caractérise par des procédés théoriques visant à produire une distanciation et une critique de toute situation historique donnée, où l’élaboration de fictions, de conjectures, de rêveries, de voyages imaginaires, de récits, joue évidemment un rôle capital. Par là une possibilité est donnée d’unifier dans l’œuvre de Rousseau ce qui est trop souvent séparé : les ouvrages de fictions et les ouvrages théoriques, en montrant que ce sont les mêmes facultés qui, ici et là, sont à l’œuvre   .

Le Projet de constitution pour la Corse

Le chapitre le plus audacieux et le plus original sans doute, eu égard à l’état de littérature critique consacrée à Rousseau, porte sur le Projet de constitution pour la Corse, dont Antoine Hatzenberger s’emploie à montrer qu’il constitue le texte clé du projet utopique de Rousseau, celui en lequel s’exprime le plus clairement le motif utopique omniprésent dans l’œuvre du penseur des Lumières, et celui en lequel se donne le mieux à voir l’originalité de Rousseau dans la longue histoire de la pensée utopique. La thèse ne va pas de soi car, après tout, le Projet a pour point de départ une situation historique précisément contextualisée, il vise à se réaliser dans une île existante et connue (plusieurs cartes de la Corse avaient été établies et plusieurs histoires avaient paru dans la première moitié du XVIIIe siècle). Le Projet, qui plus est, avance un programme détaillé de reformes ad hoc et potentiellement réalisables. Il ne semble donc pas que nous ayons affaire à une utopie proprement dite : il ne s’agit de toute évidence pas d’un récit imaginaire, mais bien d’un traité politique.

Tel est du moins le jugement communément prononcé au sujet de ce bref traité qui n’a guère eu l’honneur de la critique rousseauiste, généralement négligé au profit du Contrat social ou des Considérations sur le gouvernement de la Pologne. Avec un indéniable brio, Antoine Hatzenberger s’attache à démontrer deux points. D’une part, que la révolution corse, replacée dans le cadre de la philosophie de l’histoire de Rousseau, revêt l’importance d’un événement fondateur : "On pourrait dire qu’elle marque la coïncidence d’un événement historique et d’une pensée philosophique au même titre que le désastre de Lisbonne pour Voltaire, mais aussi l’engagement syracusain de Platon, ou la rébellion américaine pour les philosophes de la fin du XVIIIe siècle, et, un peu plus tard, la Révolution française pour Kant, les campagnes napoléoniennes pour Hegel, ou encore la Révolution de 1848 et la Commune de Paris pour Marx"   . D’autre part, que le Projet de constitution pour la Corse satisfait tous les critères de l’utopie comprise comme expérience de pensée visant à explorer les possibles latéraux. Ici encore, nous ne pouvons mieux faire que renvoyer le lecteur au remarquable travail par lequel Antoine Hatzenberger se livre à un relevé des constantes et des caractéristiques du genre de  l’utopie dans le Projet (importance des rôles du législateur et de la pédagogie, insularisme, uniformité, égalité, autarcie – l’échange épistolaire avec Buttafoco, qui est à l’origine de la rédaction du Projet, assumant la fonction du récit de dépaysement qui précède et introduit l’utopie)   .

Cosmopolitisme et voyages imaginaires

Le chapitre consacré à l’analyse du Projet de constitution pour la Corse nous semble constituer le sommet de l’ouvrage – probablement, celui que la critique rousseauiste retiendra comme constituant l’apport le plus significatif du travail d’Antoine Hatzenberger. Mais l’on aurait grand tort de négliger les quelques 200 pages qui lui font suite, tout aussi passionnantes, où il est question notamment du problème de l’établissement d’une confédération (option théorique constamment défendue par Rousseau en matière de philosophie politique), dont l’auteur montre qu’il procède directement de la manière dont Rousseau conçoit un Etat comme étant essentiellement insulaire, en sorte qu’il ne peut se lier à d’autres que par le moyen d’une extension en réseau et non pas par celui d’un englobement hiérarchique de plusieurs Etats au sein d’un Etat unique   . Mieux encore, l’ouvrage s’achève par une enquête captivante consacrée à la reprise rousseauiste de la thématique des voyages imaginaires à la façon de Cyrano de Bergerac et de l’hypothèse cosmologique de la pluralité des mondes habités, en mettant en lumière des textes peu connus et peu fréquentés de Rousseau, tels que Le Nouveau Dédale, les Cours de géographie et le Traité de sphère   .

Répétons-le : il faut aller y voir de ses propres yeux.