Dieu et Diable, rébellion et capitalisme, se côtoient dans le rap. En passionné, Sylvain Bertot s’empare de ces contradictions, et tente d’éclaircir le lecteur.
Comme une paresse de l’esprit, beaucoup de commentateurs et d’auditeurs déconsidèrent encore sans ménagement le rap et la culture hip-hop dans son entier. Ils n’y voient que vitupérations, jeux de mots simplistes, glorification matérialiste et misogynie diaphane. Or, si parfois le rap se vautre en effet dans sa propre caricature, il n’en demeure pas moins un objet culturel de premier plan, complexe et protéiforme, présent au creux de l’espace public depuis près de 40 ans. Pour répondre à ces idées reçues, à cette confusion généralisée, en somme pour déconstruire tout un édifice exégétique factice, Sylvain Bertot se livre à un exercice équilibré, alliance du cœur et de la raison, à mi-chemin du discours analytique expert et de l’éloge fanatique.
La première partie de l’ouvrage, sorte de vaste panorama majoritairement centré sur les Etats-Unis mais aussi soucieux de considérer d’autres cas (France, Grande-Bretagne, Canada…), lance des pistes et balise la route sinueuse de la compréhension de l’objet. L’objet ? Plutôt une pluralité, tant le rap et le hip-hop, au fur et à mesure de leur évolution, ont changé de visage et emprunté diverses orientations. D’abord, comme une confusion originelle à écarter, rap n’est pas hip-hop, et vice-versa. Si le hip-hop recouvre une pluralité de disciplines artistiques (art du dessin, breakdance, scratching ou manipulation de vinyles, MC’s, beatboxing), le rap quant à lui – bien que multidimensionnel – concerne spécifiquement un geste musical, une manière de poser sa voix (le flow) sur une instrumentation composite, empruntée ou originale.
Né via l’importation du sound system (système de sonorisation permettant de diffuser de la musique en plein air) du jamaïcain DJ Kool Herc vers 1973 jusqu’au cœur du Bronx, le rap éclot ainsi au creux d’une cité bouillonnante mêlée de disco et de glam-rock, de bohême et de funk. Ce côtoiement avec d’autres horizons musicaux lui insuffle une vitalité singulière. Très vite, à mesure que les concerts à l’arrachée s’organisent, portés par les harangues des MC’s (Masters Of Ceremony), le rap conquiert de plus vastes territoires. Planet Rock d’Afrika Bambaataa est à cet égard emblématique. Ouvert, coloré, le rap des origines se mue vite en un chant contestataire. En 1982, la parution de The Message de Grandmaster Flash & The Furious Five change la donne. Finis le divertissement et le frivole. Place à la chronique urbaine, à la revendication sociale: "A sa suite, le rap empruntera progressivement la voix du réalisme social" .
Dès lors, le tiraillement central, sorte de contradiction dorsale du rap, fait jour. D’un côté, des groupes vendent de l’amusement, de la légèreté et ne désirent rien d’autre que faire danser le plus de gens possible. De l’autre, des voix orageuses promulguent des valeurs, des textes engagés, "conscients" des malaises et des inégalités. Bertot le repère à juste titre : un parallèle peut être tracé avec le rock. Comme lui, le rap procède avant tout d’une révolution du corps. D’une libération sensorielle. D’une volonté d’insoumission, d’un plaisir sans bornes. Comme lui, le rap résulte d’une collusion. D’une rencontre entre divers courants musicaux noirs. Et comme lui, le rap tangue. Entre projections individualistes et matérialistes d’une part, et poings levés et préoccupations sociales d’autre part.
Au creux de ces années, rock et rap ainsi se répondent, se croisent, et s’interpénètrent. Des producteurs comme Rick Rubin, des formations comme Run-D.M.C (le fameux duo avec Aerosmith sur "Walk This Way") ou les Beastie Boys… les deux courants s’embrassent, l’un tentant de se revitaliser, et l’autre, de s’y substituer : "Le rap devenait disque d’or, il faisait la couverture de Rolling Stone, il tournait à travers le pays et passait en boucle sur MTV. Le hip-hop d’après Run-D.M.C ne serait plus un simple avatar de la black music, réduit à la portion congrue à la variété blanche. Il prendrait toute sa place, il serait tout à la fois : la nouvelle musique noire, mais aussi pour deux décennies au moins, le nouveau rock’n’roll" .
Après de nombreux déboires avec le conservatisme ambiant, censures et autres tentatives de musèlement, le rap affiche une tendance prononcée pour la provocation. Le Gangsta, initié par les californiens de N.W.A (formé entre autre par Dr.Dre), ne lésine pas sur la surenchère. Cylindrées rutilantes, poitrines opulentes, bijoux surdimensionnés, champagne par litres… la recette fonctionne à merveille, et l’impact culturel est décuplé.
Ostentatoire, virulent, outrageusement sexualisé, le gangsta se révèle rupture et continuité, sorte d’héritier révolutionnaire de la black music. Puisant ses racines au sein de la soul et de la funk (Dr.Dre sur son album The Chronicle sample du George Clinton), il se démarque aussi en radicalisant son nombrilisme, et en refusant l’idéalisme de ses pairs. "Avec le gangsta, le matérialisme faisait une entrée fracassante dans le milieu traditionnellement idéaliste, doublé d’un individualisme qui n’était que l’aboutissement logique du "moi-je" au cœur du rap depuis les origines" . La vision gangsta a contaminé l’imaginaire rap. Jusqu’à en devenir, avec le temps et les réussites commerciales, la tonalité dominante. Bien sûr, beaucoup d’artistes refusent de se vautrer dans le bling bling. Bien sûr, un rap indépendant subsiste, un rap underground conscient, engagé, concerné. Néanmoins, la victoire du gangsta est sans appel. Malgré son embourgeoisement et un retour marqué vers les clubs et le dansant (encore un trait commun avec le rock), le rap mainstream actuel conserve les traces, les prolonge, de cette mouvance née à la fin des années 80. Et ce ne sont pas les carrières impressionnantes de Snoop Dogg et Jay-Z qui diront le contraire.
De là, les confusions et les préjugés s’éclaircissent. Les observateurs peu scrupuleux, armés de leurs armures de chevaliers moralistes, disent vouloir combattre le rap au nom de valeurs essentielles (vertu, tolérance, respect des femmes et de l’ordre…). Mais comprennent-ils simplement que le rap, à l’instar du jazz, du rock, du cinéma, est un moyen, un terrain d’expression artistique ? Et que ces représentants se jouent des codes et investissent des rôles ? Bertot le signale. L’usage de pseudonymes, les découpages d’albums en chapitres… tout ceci n’est que du spectacle. A quelques exceptions près. Les meurtres de Tupac Shakur et Notorious BIG en sont de sinistres illustrations...
La partie inaugurale de l’ouvrage dessine le visage du rap. Un visage en perpétuelle évolution, jamais figé. Et la liste de la seconde partie, 150 albums répertoriés, et rapidement analysés, parachève ce tour d’horizon. De Kurtis Brown à Odd Future, d’Outkast à Kanye West, de Dizzee Rascal à Danny Brown, l’œil se promène à travers un répertoire dense, sans cesse invité à écouter de plus prés, à ne pas céder à la facilité de rejet. Voilà la leçon professée, sans dogmatisme, mais avec passion, par Sylvain Bertot