Un ouvrage collectif qui pense la sainteté comme le nœud de la redéfinition des interactions entre politique et religieux aux XVIe et XVIIe siècles.

C’est lors de séminaires de recherche, à l’université Bordeaux-III puis au Centre Roland-Mousnier, qu’est née l’idée de cet ouvrage autour de la question des rapports entre sainteté et État au temps du concile de Trente. Elle s’inscrit dans la continuité de la vague de renouvellement historiographique qui marque l’étude du politique depuis les années 1980. Se proposant d’analyser les interactions entre ces deux notions par le prisme de la communauté – de sujets et de fidèles – les auteurs du recueil entendent insister sur le lien indissociable qui se noue dans l’Occident moderne entre le religieux et le politique   . En l’occurrence, sainteté et État interagissent pour finalement se redéfinir l’un l’autre à coups d’idylles, de confrontations et de retours en grâce. Le livre met d’entrée en exergue quelques dialectiques récurrentes – sacré / profane ; religieux / politique ; local / universel – logiquement destinées à enrichir la réflexion.

Dans cette optique, l’époque du concile de Trente (1545-1563) et le siècle qui suit sont une période déterminante. Alors que l’État poursuit sa construction, tant institutionnelle que socio-culturelle, il use de la religion pour s’affirmer. En parallèle, l’institution ecclésiale se centralise et se renforce, engendrant une redéfinition des contours du concept de sainteté et de ses pratiques. Ces lentes mutations sont à relier au contexte plus immédiat, les affrontements religieux qui transpercent la Chrétienté de part en part, à toutes les échelles.

Redessiner les contours de la communion des saints

Les XVIe-XVIIe siècles sont un moment-clé dans la redéfinition de la sainteté, qui est d’abord confessionnelle, ce qui n’exclut pas pour autant la dimension profondément politique de la question.

Le déchirement de la Chrétienté dans le premier quart du XVIe siècle présente autant de composantes institutionnelles que dogmatiques. La communion des saints est précisément une pierre d’achoppement entre la religion catholique romaine et les défenseurs de la Réforme. Tandis que Luther conteste la place centrale du culte des saints, un nouveau modèle de sainteté se construit autour du martyr dans les milieux protestants. Dans ce sens, les martyrologes constituent une geste réformée, véritable guerre des images voyant s’affronter deux modèles de sainteté : celui dicté par le pape et l’autre émanant des hauts faits du peuple protestant en rébellion, dont les membres les plus méritants sont érigés au rang de martyrs. Dans cet affrontement symbolique, les écrits protestants brossent un tableau noir des réunions conciliaires de Trente. Simon Goulart, auteur d’une Histoire des martyrs, publiée en 1582 presque vingt ans après la fin de la dernière session tridentine, s’adonne à une virulente dénonciation du travail des prélats catholiques. Dans le royaume de France, l’opposition des deux modèles de sainteté éclate au grand jour pendant les vagues de répression menées par les Valois avant les années 1560, périodes lors desquelles les protestants découverts ou revendiqués se présentent à leur procès, qu’ils utilisent comme tribune religieuse et finalement politique.

Alors que Luther rejette la croyance en toute autre médiation que celle du Christ pour l’accès au salut, la sainteté est confessionnellement et juridiquement redéfinie par l’Église apostolique et romaine, au terme d’une lente évolution remontant à la fin du Moyen Âge. C’est au début du XVIIe siècle que la fabrication des saints se codifie de manière plus stricte. Les prémisses de cette transformation se mettent en place au Moyen Âge, mais ce sont deux séries de décrets d’Urbain VIII qui en marquent la rupture : en 1625, le Saint-Siège interdit tout culte en l’honneur d’un mort reconnu pour sa sainteté par des communautés mais non par les institutions romaines, nouveauté confirmée en 1634 par Caelestis Hierusalem cives qui accentue en plus le contrôle de l’Inquisition. Celle-ci impose alors l’obligation d’une enquête et d’un procès écrit pour chaque cause de canonisation ; il doit ensuite être transmis au secrétaire de la congrégation des Rites qui acquiert alors un rôle central dans la fabrication de la sainteté. Par ces textes, Rome renforce sa primauté que les derniers siècles du Moyen Âge avaient esquissée en matière confessionnelle auprès des foules de fidèles mais aussi auprès de l’institution ecclésiale.

Des États sous protection. Patronages nationaux et universalisme

La centralisation de la fabrique des saints n’est pas la seule nouveauté ayant trait à leur culte. C’est au travers des grandes vagues de renouvellement des patronages nationaux marquant les XVIe et XVIIe siècles que la question des rapports entre universalisme et localisme d’une part, entre religieux et politique d’autre part, se pose de la façon la plus manifeste. Les patronages des États qui pourraient avoir pour effet de morceler la Chrétienté tendent au contraire vers l’universel, notamment par l’intermédiaire du culte marial, qui connaît lui aussi un spectaculaire renouveau.

Le règne de Louis XIII illustre de la façon la plus manifeste les conséquences politiques induites par la Réforme tridentine, que les auteurs du recueil mettent en avant par une désormais classique méthode d’analyse religieuse des institutions   . Les contributions des différents auteurs ont le mérite de montrer que l’État se développe par l’instrumentalisation des prescriptions conciliaires. En 1638, en pleine guerre de Trente Ans, alors que les combats font rage contre l’ennemi espagnol, le monarque invoque la Vierge pour la protection du royaume à travers un vœu, acte validé par une lettre patente. Il s’agit de placer le roi, l’État ainsi que tous les sujets dans les plis protecteurs du manteau marial avec la victoire pour unique objectif. Une cérémonie du 15 août est ainsi instaurée, prônant la réunion et la prière publiques de l’ensemble de la communauté des fidèles qui revêtent en même temps leur rôle de sujets. L’imbrication entre les deux casquettes, religieuse et politique, du sujet du roi de France est encore plus remarquable dans les processions urbaines que le peuple des villes dessine annuellement à cette occasion. On assiste alors à une appropriation politique d’une pratique religieuse déjà censée marquer l’espace public, qui se trouve ainsi sacralisé. La relation directe du roi à Dieu est mise en scène par la nationalisation du culte marial. Dans le même temps, ce nouveau patronage universel rompt avec l’immanence propre à la religion corporatiste et aux patronages locaux. Par l’intermédiaire du patronage, les institutions de la monarchie Bourbon se renforcent et reçoivent une forme d’adhésion populaire suscitée par une propagande royale bien rôdée, deux conditions de son succès.

L’intégration des sujets à l’État par le biais de leur rôle de fidèle participe à ce que Dupront a appelé la "religion de la gloire", qui succède à la "religion christocentrique du Dieu souffrant   ." Le passage de l’une à l’autre, censé s’effectuer avec l’entrée dans les Temps modernes, marque le désangoissement des communautés de fidèles – protestants mais aussi catholiques – auxquelles on accorde une place moins ingrate dans l’économie du salut et que l’on situe ainsi dans une position d’élévation – vers l’universel et vers Dieu, par l’intermédiaire du prince. Les patronages nationaux deviennent de véritables participations à la gloire divine. Puisque le roi trône au cœur du dispositif de sacralisation du pouvoir temporel, les exigences religieuses à son égard sont accrues. Il se doit d’incarner un modèle de bon gouvernement qui passe par les deux vertus de la piété et de la justice. Dans ce sens, la tendance à la nationalisation de la conduite spirituelle s’inscrit précisément dans le sens de l’universalité.

L’État producteur de sainteté

Si la période du Concile de Trente est celle de l’aboutissement de l’effort de centralisation de la fabrication de la sainteté, le prince acquiert en même temps un rôle central dans l’établissement de patronages nationaux, produisant ainsi lui-même cette sainteté. Le phénomène s’exprime de façon encore plus manifeste lorsque le personnage reconnu par tous comme un saint est le prince. Les rapports entre sacré et profane sont ainsi continuellement redéfinis.

Les luthériens rejettent l’existence de saints intercesseurs dans le processus du salut ; la nature corrompue de l’homme empêche son accès à la sainteté médiatrice. Pourtant, l’homme peut être saint, par sa seule foi (sola fide) et non par ses œuvres. Cette redéfinition du concept donne naissance au modèle de la sainteté protestante, fondé sur son ethos. Pour cette raison, les nouveaux saints des tenants des réformes sont incarnés par les martyrs qui affirment par leurs hauts faits la sainteté de l’ensemble de la communauté des fidèles, pour l’unité de laquelle le prince occupe un rôle déterminant. Il en est le ciment : il doit unir ses sujets-fidèles autour d’une foi qu’il contribue à cadrer, tant par des textes que par la construction d’une mémoire collective. Après la confession d’Augsbourg en 1530, puis après la formule de Concorde de 1580, des peintures apparaissent dans les églises, comme celle d’Andreas Herneisen (Image de la confession, 1601), qui donnent à voir une communauté des saints telle que définie par Luther, unie, loin des querelles intestines   .

Le concile de Trente et son époque sont un moment important d’un renouvellement religieux perceptible dans l’universalisation de la foi et des pratiques. Les auteurs du recueil réussissent à mettre en avant l’influence du concile dans le processus de nationalisation du religieux et inversement de sacralisation et de consécration du politique, conduisant jusqu’à percevoir les princes comme de véritables guides spirituels. Peut-être vont-ils parfois un peu loin, comme par exemple lorsqu’ils considèrent de manière un peu trop évidente l’adhésion populaire à la monarchie française par le biais du culte marial, tandis que le royaume de Louis XIII est ravagé par les révoltes paysannes, qui refusent précisément l’intégration fiscale à la machine institutionnelle de l’État en développement. Preuve que le prisme religieux d’interprétation du politique produit des raisonnements parfois imparfaits