L’autobiographie musicale d’un amoureux des années 80.

Pour beaucoup, les années 80 ressemblent à un long cortège de blondes péroxydées, d’apprentis chanteurs à minettes et de pseudos rockeurs tous plus caricaturaux les uns que les autres. Pour le critique Rob Sheffield, l’histoire est bien différente. La décennie MTV constitue en effet pour lui un moment charnière, une période cruciale de sa formation. Dix ans comme autant de possibles, de découvertes, d’horizons, d’expériences et de souvenirs.

Après une préface signée Elisa Costa, où elle pointe sa passion commune avec Sheffield pour la pop music ("nous entretenons un rapport exalté et viscéral avec la pop" p.13), la plume du critique embraye en dévoilant brièvement les mobiles de son entreprise. Secouer ses souvenirs, voir ce qu’il en ressort, partager ses obsessions, et bien sûr, parler de musique, de ces morceaux qui plus que de simples illustrations ou anecdotes, ont contribué à la définir : (" j’ai construit toute ma vie autour de mon amour pour la musique" p. 23).

De là, le récit autobiographique s’enclenche. Nous sommes en 1980, aux Etas-Unis et Rob a 14 ans. Il écoute en boucle la cassette Beauty and the beast des Go-Go’s. Ses trois sœurs, Ann, Caroline et Tracey le traînent dans une soirée dansante. Et pareil à de millions d’autres ados, il oscille entre fascination pour les filles et profond malaise existentiel. Dans ce tourbillon, seule la musique semble le comprendre, et lui fournit les réponses à ses angoisses. La radio devient alors une fidèle compagne, se déversant quotidiennement dans ces oreilles en quête de sens ( "rien ni personne ne pouvait m’aider à comprendre mon foutu corps de gringalet dégingandé dans lequel toutes mes hormones semblaient livrer bataille. Rien si ce n’est ma radio." p. 51).

Parmi l’ensemble de positions adoptées par Sheffield, le discours du cœur tient une place déterminante. Partout, à chaque recoin des ces 25 chapitres, Sheffield laisse libre cours à sa subjectivité, au flux de ses affects, à l’aléatoire de l’âme adolescente. Les femmes, sous leurs multiples visages, sont l’objet central et si paradoxal sur lequel s’arriment ses transports émotifs. De ses liens complices avec ses sœurs à sa timidité maladive ; de son envie débordante du corps de l’autre à son incapacité de concrétiser, la gent féminine s’apparente à un vaste territoire inconnu, désiré mais mystérieux.

D’où la musique. D’où le discours du fan. Sans sombrer dans une psychologie de bazar, il semble pourtant que la musique, et plus exactement la pop de ces années 80, ait été une manière de répondre à ce besoin oppressant de sonder l’énigme du féminin. Alors, il puise chez David Bowie, Prince, The Go-Go’s, Madonna et tout un tas d’autres artistes new wave des indices capables de l’aiguiller. Et à certains moments, à force d’identification, l’idolâtrie en devient encombrante (son amour pour The Smiths le conduit à la dépression). Mais Sheffield, aussi accro soit-il ("Je suis un fan hardcore" p. 312), adopte toujours de la distance. Certes, il est un collectionneur acharné, dévore toutes les revues spécialisées, assiste aux concerts, passe son temps à écouter ses groupes favoris. Toutefois, si sa passion est indiscutable, n’en demeure pas moins malgré la frénésie, l’impression d’un individu maîtrisé, finalement incapable de s’affranchir complètement de la raison et des convenances ("J’aspirais à la décadence, mais j’avais la flemme de faire quoi que ce soit de décadent" p. 95).

Dès lors, le discours de l’intellectuel intervient. Un discours qui, émaillé de références littéraires (Virginia Woolf, Shakespeare, James Joyce…), contraste avec la ferveur parfois candide du fan. Cette ultime position de Sheffield, bien que jamais revendiquée comme telle- il condamne d’ailleurs "tous ces faux groupes qui (lui) font préférer les pop stars qui refusent l’austérité comme le pseudo-intellectualisme" (p. 166)- témoigne des contradictions de l’auteur. D’un homme qui à peine âgé de 20 ans se rend à Lourdes, avant de demander au magazine Rolling Stone de rédiger un papier sur Whitney Houston. Si ce rapprochement de la Vierge Marie et d’une chanteuse peut sembler abrupt, il s’avère néanmoins symbolique de la décennie. Au cours d’un chapitre centré sur Madonna, Sheffield dresse en conséquence un parallèle entre foi religieuse et l’attitude du fan, puisqu’il s’agit pour le bigot comme pour la groupie d’adorer des idoles, et de trouver des réponses à ses troubles existentiels ("Finalement être un fan de musique pop s’apparente beaucoup à la dévotion catholique - tous les rituels, toutes les cérémonies, toutes les offrandes spirituelles que nous faisons dans nos lieux de culte. Nous touchons une icône pour y entrer, et nous nous agenouillons devant les reliquaires et les ostensoirs qui transcendent nos désirs et nos angoisses les plus secrets"  p. 215).

Ce type de saillies analytiques ponctue l’ouvrage de Sheffield. En s’interrogeant sur ce que signifie être fan, ou bien en se posant sur les mutations de la consommation musicale entraînées par les changements de formats (éclosion de la cassette audio, du walkman, MTV…), l’auteur insuffle à son récit de vie une dimension supplémentaire, une consistance essentielle. Par le prisme d’une expérience singulière, et grâce à une plume nerveuse, il touche en définitive au cœur d’une décade ambigüe, tiraillée entre puritanisme effréné (Reagan, la censure de plus en plus pressante) et soif insatiable de liberté. Une époque où un groupe comme Duran Duran faisait hurler les filles. Une époque où l’excentrisme rageur d’un Bowie ou d’un Robert Smith tranchait avec la grisaille ambiante. Une époque où Rob Sheffield, garçon sage, écoutait de la new wave pour mieux panser ses propres tourments. Une époque résolument tournée vers l’éphémère et le périssable mais qui, grâce à ce genre de témoignage tendre et sensible, palpite encore