Quand la prière remplace le service militaire : ce que révèlent la loi Tal, son abrogation et ses futurs avatars.

 

L'abrogation de la loi Tal par la Cour Suprême d’Israël le 21 février 2012 représentait pour une grande partie de la population laïque du pays un acte porteur d'espoir. L'injustice liée au fait que quelques 70000 jeunes hommes de yeshivot orthodoxes   soient dispensés de manière quasi systématique de remplir l'obligation civile de service militaire en Israël, suscite, depuis longtemps, une vague de protestations et un sentiment de frustration général face à un code civil à deux vitesses   . Pour les israéliens non religieux, le service militaire concerne à la fois les filles (deux ans) et les garçons (trois ans), et s’y ajoute le devoir d'effectuer des périodes de réserve appelées "milouïm" qui peuvent durer jusqu'à l'âge de 40-45 ans pour les hommes et de 25 ans pour les femmes célibataires   . La loi Tal, issue des conclusions de la commission formée en 1998 et présidée par le juge Zvi Tal, a été ratifiée en 2002 par 51 voix contre 41 à la Knesset. Elle avait pour vocation l'intégration graduelle du secteur ultra-orthodoxe masculin dans les rangs de Tsahal. Selon cette loi dont l'efficacité devait être mesurée tous les cinq ans, les étudiants de yeshivot sont exemptés de service militaire sous certaines conditions : arrivé à l'âge de 22 ans, l'étudiant obtiendra une année de "réflexion" au cours de laquelle il devra décider s'il veut continuer à étudier ou apprendre un métier. Celui qui déciderait de travailler devra alors choisir entre un service militaire écourté d'un an et quatre mois et un service national d'un an. Cette loi ne prend pas en compte le fait qu'une majorité écrasante de jeunes hommes ultraorthodoxes sont à l'âge de 22 ans mariés et pères, ce qui réduit beaucoup les possibilités de servir à l'armée, d'une part, et, par ailleurs, augmente trop les allocations payées par ceux qui décideraient d'effectuer un service militaire ou civil.

Au bout d'une première période d'essai de cinq ans, les résultats demeuraient décevants. La Cour Suprême décidait néanmoins de prolonger l'expérience pour cinq ans supplémentaires. En février dernier, le verdict est tombé et la loi Tal, décrétée anticonstitutionnelle, sera abolie le 1er août 2012.

L'indifférence qui règne dans les yeshivot ultraorthodoxes suite à la décision "historique" de la Cour Suprême contraste avec l'émotion des non religieux. Dans les salles d'étude destinées à la gent masculine, le calme règne. Personne n'imagine un seul instant qu'il serait possible d'enrôler contre son gré un bahour yeshiva   , ni de le mettre en prison en cas de violation d'une conscription étendue   .

Les ultraorthodoxes se définissent comme des envoyés de Dieu dont la vocation est de lire et d'interpréter les lois talmudiques qui dictent tout acte quotidien de la vie d'un individu (juif). Cette image de soi largement avalisée par les hautes instances rabbiniques et leurs représentants politiques à la Knesset et au gouvernement les délie de tout devoir de citoyenneté vis-à-vis de l'Etat israélien démocratique qu'ils appellent souvent "le royaume laïc". Cette prise de distance n'empêche ni les leaders ultraorthodoxes ni leurs ouailles de participer à la vie politique en exploitant les failles du système démocratique pour mieux le subvertir et l'affaiblir. Rappelons au moins deux points archiconnus : le premier concerne l'impact des rabbins qui, défiant toute réflexion libre et individuelle, donnent des consignes de votes lors des élections législatives. Le second concerne les lois instillées par les partis religieux qui incluent le plus de principes possible de la "loi divine". La conviction qu'une telle vision socio-politique soit légitime se nourrit à la source d'une réalité politique et culturelle où un ministre de l'intérieur peut déclarer que : "Ceux qui étudient la Torah ne doivent pas faire l'objet de négociations sur les quotas et leurs droits fondamentaux à étudier la Torah […] leur contribution au peuple juif et à l'Etat d'Israël est bien connu et clair pour tout juif croyant." Ces propos tenus par Eli Yshai, qui est à la tête du parti ultraorthodoxe sépharade Shass corroborent le refus explicite de Shass et Yahadut Hatorah, les deux partis religieux membres de la coalition au pouvoir, de collaborer avec le comité de remplacement pour la loi Tal. Pour eux, aucune négociation sur la question du service militaire pour les bahouré yeshivot n'est possible.

L'annonce d'élections anticipées faite par Benyamin Netanyahu en avril visait, semble-t-il, à préparer un éventuel départ des partis religieux de la coalition actuelle   en renforçant le Likoud qui lors de nouvelles élections pouvait gagner des sièges au détriment du parti de centre-droite Kadima, dont l'image est selon les sondages gravement atteinte. Récupérer plus d'une quinzaine de sièges de l'opposition aurait permis à Netanyahu de défier les partis qui menaçaient de quitter son gouvernement. Mais le 7 mai, Nethanyahu a opéré un rapprochement inattendu avec le nouveau chef de Kadima, Shaul Mofaz. Il a donc élargi sa coalition et suspendu les élections annoncées. Ce "tour de passe-passe puant" selon l'expression de la dirigeante travailliste Shelly Yachimovich pourrait constituer la preuve de la volonté de Netanyahu d'imposer une loi plus équitable sur le service militaire et de ne point céder aux partis ultrareligieux. Mais sur ce point également, le désenchantement guette les optimistes.

Ni Netanyahu ni Mofaz n'envisagent de rompre la coalition avec les partis ultrareligieux. En témoigne l'effervescence du ministère des finances chargé d'élaborer une loi alternative avec toutes les conséquences budgétaires que cela implique. Selon les chiffres publiés, le contribuable israélien devrait payer quelques 200 millions de shékels (50 millions d'euros) pour le recrutement de 2500 soldats orthodoxes supplémentaires. Un soldat orthodoxe de 22 ans, généralement marié et père d'un ou de deux enfants reçoit actuellement des allocations mensuelles (logement inclus) dont le montant dépasse le salaire minimal dans le pays, à savoir pour l'année 2012 le montant de 4100 shékels (800 euros). Un(e) soldat(e) "normal(e)" reçoit pendant son service obligatoire un "salaire" mensuel de quelques 400 shékels, soit dix fois moins. Ces inégalités au niveau national perdurent en prenant des formes diverses tout au long de la vie normale d'un israélien normal.

La politique du ministère des finances qui se dessine actuellement est d'encourager les jeunes ultraorthodoxes à s'enrôler dans les rangs de l’armée ou du service civil (police et service des sapeurs-pompiers) à partir de 20 ans, en prenant bien sûr en compte leurs desiderata onéreux concernant leur mode de vie quotidien (au nom des lois divines) et en ne remettant pas en cause l'aide financière apportée exclusivement à cette tranche de la population. Ceci étant, personne ne souhaite s'opposer aux rabbins dont l'accord est la condition sine qua non de la ratification d'une nouvelle loi induisant une conscription généralisée des ultraorthodoxes. Or, même si les avantages financiers crèvent les yeux et la caisse nationale, les rabbins n'aiment pas se séparer de leurs ouailles à l'âge de 20 ans. Fragiles, ces derniers seraient susceptibles de s'émanciper.

Face à ces problèmes, une seconde option semble se dessiner ces jours-ci qui se tournerait du côté de l'intégration des jeunes ultraorthodoxes dans le marché du travail. Mieux vaut les encourager à gagner leur vie plutôt que de leur imposer un service militaire, propose Eyal Gabai, ancien directeur du bureau du premier ministre. Pour cela, il propose une série d'avantages fiscaux et d'allocations supplémentaires pour les bahouré yeshivot qui quitteraient les pupitres des centres talmudiques pour vivre à la sueur de leur front.

Si les efforts des autorités gouvernementales et ministérielles sont louables, il n'empêche qu'ils soulignent pour qui veut les voir les inégalités qui sévissent en Israël parmi la population juive du pays pour des raisons religieuses. Nul besoin d'être un grand érudit pour savoir que religion et politique se tiennent souvent la main, et que cela est la réalité d'aujourd'hui en Israël

A lire sur nonfiction.fr : 

- Marius Schattner, Israël, l'autre conflit, par Thomas Fourquet.