La vie quotidienne d'un gardien de l'un des camps du Goulag en Extrême-Orient à l'apogée de la terreur stalinienne.

* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.

 

Si les détenus des camps soviétiques ont laissé de nombreux témoignages, il en existe bien peu émanant de leurs gardiens.

C'est l'un des intérêts du journal d'Ivan Thistiakov, tenu durant quelques mois de 1935 à 1936, que de présenter les camps vus de l'autre côté de la barrière et de montrer que la situation des gardiens, parfois rattachés à l'administration concentrationnaire contre leur gré, n'est pas forcément si enviable dans la mesure où ils apparaissent eux aussi comme victimes du système.

Ivan Tchistiakov a été intégré comme chef de peloton, sans doute vers 1935, dans la garde armée du BAMLag, le camp de redressement par le travail du chemin de fer Baïkal-Amour. La construction de la ligne ferroviaire reliant le lac Baïkal au fleuve Amour, décidée en 1932, avait été rapidement confiée à l'Ogépéou, les travailleurs volontaires, en dépit de la propagande, n'étant pas assez nombreux. Des centaines de milliers de détenus affluèrent alors au BAMLag, se déplaçant de manière perpétuelle sur un périmètre de quelques 2 000 km.

A cette époque, le système concentrationnaire soviétique se complexifie. Les camps ne sont plus seulement un moyen de surveiller une population considérée comme "dangereuse" mais permettent également la réalisation de grands travaux à moindre frais et deviennent un moyen d'aménagement du territoire qui se superpose aux subdivisions administratives classiques : des villes sont construites pour les administrer, des travailleurs libres se joignent aux détenus, des hôpitaux y sont créés…

Tchistiakov est incorporé au BAMLag alors que rien, semble-t-il, ne l'y prédispose. Sans doute ingénieur ou professeur dans un institut technique, il menait à Moscou, avant son départ, la vie d'un citoyen soviétique ordinaire et cultivé. On ne connaît pas son âge (sans doute plus de trente ans), et il ne donne aucune information sur sa famille, regrettant seulement de ne pas recevoir de courrier. Apparemment exclu du Parti avant son incorporation, il aurait subi par la suite les répressions politiques de 1937-38, et serait mort au front dans la région de Toula en 1941.

Les cahiers de Tchistiakov qui sont repris dans cet ouvrage comprennent, outre son journal, quelques courts écrits et poèmes ainsi que trois nouvelles, dont deux mettent en scène les détenus du camp tandis que la troisième relate une partie de chasse en août 1934 dans l'esprit des Récits d'un chasseur de Touguéniev.

Ils ont été déposés à l'association Mémorial, qui rassemble documents et témoignages sur les répressions politiques en URSS et lutte pour la réhabilitation des victimes, par des personnes qui les avaient découverts parmi les papiers d'une parente défunte.

La préface de Luba Jurgenson et l'introduction d'Irina Shcherbakova éclairent très utilement la lecture de l'ouvrage, apportant sur le système concentrationnaire soviétique des précisions que l'auteur, qui écrit sans se préoccuper d'un lecteur extérieur, ne donne pas, ainsi que des éléments de compréhension historiques et sociologiques.

Dans son journal, Tchistiakov livre ses soucis les plus élémentaires : le froid, l'absence d'endroit correct pour dormir, les marches de plusieurs kilomètres qui constituent presque son lot quotidien, les cours qu'il est chargé de donner, les difficultés à faire réparer ses bottes, l'absence de nourriture acceptable, la nostalgie dans laquelle le plonge le souvenir de sa vie passée, les problèmes de santé qui apparaissent, la crainte des évasions à la nuit tombée lorsque le temps se fait plus doux…

Tchistiakov parfois semble reprendre à son compte le discours officiel, approuver les bases du système concentrationnaire, et parle même de sabotage lorsqu'il s'indigne de l'incurie de certains officiels ou de détenus – les z/k - qui retardent le chantier. Parfois, au contraire, il critique imperceptiblement la condition des z/k. Mais ce qui transparait le plus au fil des pages de son journal reste sa révolte contre ses propres conditions de vie, qui lui font apparaître Moscou comme un espace de liberté extraordinaire - sans qu'il ne réalise que cet espace aussi est contrôlé.

Petit à petit, son comportement évolue, ce qui l'effraie : il réalise qu'il s'habitue au camp et que, malgré cela ou à cause de cela, l'idée du suicide devient presque banale. Pourtant, au milieu des soucis et des privations, Tchistiakov tente de maintenir tant bien que mal une certaine sphère privée, par l'écriture de son journal, la peinture, la photographie, quelques parties de chasse ou de billard… Mais surtout, en leitmotiv, apparaît, de plus en plus forte, sa volonté de se sortir à tout prix du cauchemar dans lequel il est enfermé, de trouver un moyen pour se faire licencier, quitte à passer de l'autre côté de la barrière. Et, de fait, son journal s'interrompt presque brusquement alors qu'il se décrit comme de plus en plus critiqué au sein de l'administration du camp.

Ce journal n'est que le récit d'un homme ordinaire, pris dans un système qu'il ne condamne ni n'approuve réellement mais auquel il tente d'échapper, à la fois complice et victime d'un régime qui s'appuie sur lui, et sur des milliers d'autres, pour se maintenir. Tchistiakov se trouve dans une "zone grise", un "entre-deux" difficilement définissable, et son comportement varie en fonction de son humeur et de sa vie quotidienne. Mais c'est pourtant cet homme ordinaire, élément d'un système sur lequel il n'a aucune prise, qui, en proie à ses soucis quotidiens, prend parfois de la hauteur au point d'écrire, par exemple que : "Dans un système d'Etat, l'homme ne vaut rien en tant qu'individu."