Cet ouvrage présente un examen sociologique des rapports entre culture et politique, entre 1960 et nos jours, au niveau régional et local.  

L’action publique, nationale et locale, dans le domaine de la culture a été largement développée depuis les années 1960. D’une certaine manière, on peut dire qu’il est question, en ce domaine, d’une politisation de la culture, à moins d’ailleurs qu’il ne s’agisse plus précisément d’une politisation du thème de la culture et des obligations des institutions en ce domaine, ce que sans doute cet ouvrage ne fouille pas assez. Il n’empêche, durant ce temps, les rapports des agents sociaux avec le champ culturel se sont modifiés. Les orientations des politiques culturelles ont suivi le même chemin. Et la question se pose de savoir si ces changements ont eu des répercussions sur le mode de fonctionnement du champ culturel (lesquels et au profit de quoi).

Afin d’explorer ces mutations, cet ouvrage, dirigé par un professeur à l’université de Strasbourg, interroge les politiques culturelles locales en France. Il se construit à partir d’une sociologie historique des politiques culturelles, très largement marquée au sceau de la sociologie classique et de celle de Pierre Bourdieu. Par conséquent, il prend le parti d’interroger l’intervention publique, ce qui ne correspond pas nécessairement à l’approche des artistes et des créateurs à l’égard de cette question, pas plus que cela ne correspond à l’interrogation pourtant nécessaire des mutations culturelles de la population (nationale et locale) durant le même temps.

Du point de vue conceptuel, on pourrait réduire cette thématique à la traditionnelle analyse des rapports de l’art et de la ou du politique. Mais ce ne serait pas juste. L’ouvrage est plus subtil. Il produit plus exactement une "analyse localisée des rapports entre culture et politique" qui s’efforce de "rendre compte des configurations qui dessinent, à un moment donné, l’espace et la structure dynamique des relations entre agents sociaux engagés à divers titres dans la production d’une politique culturelle". Ces configurations doivent être étudiées, non seulement parce qu’elles éclairent les relations arts/culture et politique, mais encore parce qu’elles permettent d’éviter les schémas les plus usés d’une confrontation face à face entre l’artiste et le politique, alors que ces relations, localement (et sans aucun doute aussi nationalement), sont tissées de connivences et d’oppositions, d’interactions directes et indirectes, d’interdépendances et de médiations que l’on ne peut nullement ignorer.

La preuve d’ailleurs est qu’entre 1960 et nos jours, se sont constituées de nombreuses instances de médiation entre l’artiste et le politique, qu’il s’agisse de militants culturels ou de médiateurs, d’associations locales ou de spécialistes, si on ne tient pas compte aussi des prestiges de plus en plus grands accordés socialement (et médiatiquement) au culturel, ainsi qu’au travail des chercheurs en sociologie. Alors qu’auparavant, la culture dans le cadre local relèvait de sollicitations particulières ou d’efforts réellement conduits par des partis politiques, attachés à la formation de leurs adhérents ou susceptibles de conduire une politique culturelle de parti, elle a changé de cadre de référence. Des pratiques nouvelles se sont instaurées, des systèmes d’échange se sont constitués, des produits culturels se sont répandus, accompagnant une mutation scolaire de la population, facilitant la mue de ces dynamiques en objets de l’intervention publique locale. Les nouvelles institutions progressivement édifiées (médiateurs, artistes, directeurs d’équipements, porteurs de projets, musées, ministères) ont organisé une conversion politique de la sphère de la culture. Au point que la question se pose en effet de savoir ce qu’elles font aux objets, aux pratiques et aux acteurs culturels locaux, ainsi qu’il en va dans le film d’Eric Rohmer, L’arbre, le maire et la médiathèque (1993).

Ce que cet ouvrage observe avec pertinence, c’est que la politisation réussie des questions culturelles en vue du développement de l’intervention publique conduit à l’institutionnaliser, c’est-à-dire à lui conférer des structures, des agents et des logiques spécifiques qui finalement l’autonomisent des investissements politiques qui en étaient l’origine. Dès lors, on pourrait sans doute parler, ainsi que le font les auteurs, d’une dépolitisation de l’action culturelle, ou sans doute mieux d’un déplacement de la politisation.

En effet, cela ne va pas sans entraîner des mutations profondes. Les horizons politiques de l’action culturelle sont alors retraduits dans le langage des professionnels de la culture ou de l’action publique territoriale. On en a des exemples à travers le déploiement de la "politique de la ville", ou plus récemment de la politique du "développement durable" et de la "diversité culturelle". Au cours de la période considérée, les systèmes de relations constitutifs des politiques culturelles locales et les systèmes de croyance et de justification qui y correspondent se sont trouvés partagés en deux : aux politiques élus la définition des grandes lignes politiques de l’action ; aux acteurs culturels le choix des contenus.

La caractéristique majeure avancée par cet ouvrage est la suivante : l’action culturelle locale s’est progressivement institutionnalisée, depuis les années 1980. Elle a été constituée en un ordre spécifique de pratiques, détaché des secteurs auxquels elle était traditionnellement associée (jeunesse, éducation, sport) ainsi que des personnels qui lui portaient attention (instituteurs, associatifs, militants). Dans le même mouvement, montrent les auteurs, un travail de formalisation, opéré dans de multiples sites (localement, mais aussi dans des revues, des colloques et des formations), a contribué à homogénéiser le sens des pratiques en les dotant de finalités exclusivement culturelles. Et de nouveaux agents ont prétendu au monopole de la pratique légitime en la matière.

Le prisme au travers duquel ces mouvements sont interprétés est cependant plus large encore. Car l’idée centrale manifestée et défendue par le directeur de la publication est celle-ci : cette mutation de la sphère culturelle en institution a correspondu à un double mouvement, lequel a consisté à imposer le deuil des utopies culturelles et politiques des partis des années 1950 et à déposséder les agents sociaux qui, dans les années 1960-70, se mobilisaient encore pour le développement de politiques culturelles.

Le corpus qui nous est présenté, concernant tant des enquêtes générales que des enquêtes locales (à Givors, par exemple, près de Lyon, ou à Bron) est censé présenter quatre phases, ainsi résumables. Du milieu des années 1960 au début des années 1970, le traitement des questions culturelles est étroitement imbriqué dans les transformations sociales locales. Dans un deuxième temps, les pratiques et les références promues dans les mobilisations antérieures sont officialisées. Dans un troisième temps, les élus locaux s’émancipent aussi de leurs soutiens associatifs. Enfin, dans un dernier temps, le traitement de la culture est, cette fois, désocialisé. Par là il faut entendre, et c’est important pour entrer dans la critique de l’ouvrage ou de la recherche ici présentée, qu’elle n’est plus le fait d’associations ou de groupements constitués dans l’espace social local, et elle est de moins en moins référée aux préoccupations sociales qui la fondaient à ses débuts.

Où l’on perçoit aussi un des enjeux de cette traversée historico-sociale. Elle se constitue un modèle de la politique culturelle locale à l’aune duquel elle jauge de l’institutionnalisation de la culture. Ce que l’ouvrage désigne comme fondement, le rapport "au populaire", se trouverait par conséquent écarté, soit sous la forme d’une ignorance délibérée désormais, soit sous la forme d’une ethnographisation des pratiques populaires. En arrière fond du commentaire : les stratégies de récupération du champ universitaire par rapport à ces pratiques.

Enfin, on remarquera rapidement que les commentaires prennent aussi l’art contemporain comme aune de cette dépolitisation, puisqu’ils affirment largement que l’importation de l’art contemporain dans les politiques locales marque ce processus de refoulement du populaire du signe d’un écart violent.
Ce qui ne signifie évidemment pas que l’on puisse se dispenser des apports de l’ouvrage. Le sérieux des analyses, les terrains relevés, les questions brassées – qui vont des dilemmes de cette institutionnalisation au mécénat d’entreprise (substitut des politiques municipales) en passant par les fondements politiques de l’intercommunalité culturelle -, ne peuvent laisser indifférent et donnent matière à une large compréhension des mutations de la sphère culturelle sur les 30 dernières années. De plus, les travaux vont jusqu’à mettre au jour les nouveaux enjeux des luttes intra-locales concernant la sphère de la culture. Ce n’est pas pour rien que les interventions directes, désormais, d’élus locaux dans l’organisation, la nomination du personnel, l’allocation des ressources ou la programmation de structures culturelles se multiplient. Ces interventions rompent avec deux pratiques connues : celles qui étaient instaurées auparavant dans le cadre des pratiques de partis, et celles qui accordaient l’indépendance aux professionnels de la culture. Double rupture qui, de nos jours, aboutit à ces censures d’expositions dans le cadre des villes sur l’ordre des maires ou des adjoints à la culture. Rupture que l’Observatoire de la liberté de création a pour rôle de surveiller de près pour en dénoncer publiquement les méfaits et obtenir les réparations requises au profit non seulement des œuvres d’art, mais surtout des publics qui ont le droit de se faire eux-mêmes un avis sur les affaires culturelles. Ce qui est clairement décisif, c’est de mettre au jour les différents registres par lesquels les élus s’autorisent des interventions, et les profits politiques qu’ils peuvent en escompter.

En somme, nous tenons là le premier ouvrage synthétique – assorti d’une méthodologie et donc ouvert sur d’autres recherches à entreprendre – portant sur les conditions locales d’émergence des "affaires culturelles". Certes, les situations locales sont variées, et tant mieux si d’autres ouvrages éclairent encore ce phénomène. Mais globalement, se déploie sous nos yeux une histoire qui, partant d’une politisation spécifique de la culture aboutit à sa repolitisation sous une autre forme. La politisation actuelle des politiques culturelles, dans la structure de l’espace culturel local, n’est pas identique à la politique des premiers acteurs culturels des municipalités de gauche au sortir de la Guerre. La situation actuelle nous place devant des affaires culturelles qui se sont autonomisées par rapport aux personnels politiques, tout en pouvant recevoir le soutien du ministère de la Culture qui a évolué dans le même temps. L’ouvrage répertorie d’ailleurs fort bien les arguments centraux utilisés par les élus dans les grandes affaires culturelles (conflictuelles) du temps. Entre "difficultés budgétaires" et "problèmes de sécurité", les contenus culturels visés peuvent largement être pris à parti. Et parmi les arguments les plus décisifs, bien sûr : l’argument d’autorité politique, les atteintes à la morale et l’absence pure et simple d’argumentation